De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/23


XXIII

De Tomsk à Tobolsk.


La route qui, passant par Omsk, va de Tomsk à Tiumen, n’a qu’une longueur de 1 595 verstes, soit 1 635 kilomètres. En été, il est plus agréable de faire le trajet par bateau à vapeur, mais la distance est à peu près doublée. On descend d’abord la rivière Tom, puis le grand fleuve Ob ; on remonte ensuite successivement l’Irtich, le Tobol et la Toura. Ce trajet est de neuf à dix jours. Lorsque les eaux sont suffisamment hautes, on va directement des deux points extrêmes, sans transbordement. Ce n’est malheureusement pas le cas en ce moment. Non seulement le Kosakovski, sur lequel nous devons faire le voyage, n’a pas pu remonter la rivière Tom, et est resté sur l’Ob, c’est-à-dire à 60 verstes, mais la petite annexe qui doit nous conduire à lui a été obligée de mouiller à 6 verstes de Tomsk. C’est là qu’il faut aller la chercher.

9 août. — À neuf heures notre cocher juif vient nous prendre pour nous conduire à bord. On nous prévient, en nous donnant nos billets, que, s’il ne survient pas de crue dans la rivière Toura, le Kosakovski ne pourra remonter jusqu’à Tiumen ; que nous aurons à descendre à Yévliévo, à peu de distance de Tobolsk, et à gagner Tiumen par voie de terre. C’est avec cette perspective peu séduisante que nous nous embarquons.

Vers midi nous voyons arriver de nombreux uniformes. Les autorités de Tomsk, gouverneur en tête, viennent conduire à bord un très influent personnage, M. Boutovski, sénateur, procureur général à Saint-Pétersbourg, en mission spéciale, chargé de l’inspection des cours et tribunaux dans les gouvernements de Tomsk et de Tobolsk ; il est accompagné de trois autres magistrats et d’un secrétaire particulier.

Tous les cinq parlent admirablement le français. Ils vont pour le moment à Tobolsk, où ils doivent rester quelques jours, ce qui ne laisse pas de les effrayer.

La rivière Tom, qu peut avoir 200 mètres de large, roule des eaux pres- que aussi limpides que l’Angara. À une grande profondeur on peut voir les poissons se jouer sur le sable. Les rives manquent d’intérêt et le pays est peu accidenté. La navigation paraît difficile, car à plusieurs reprises nous modérons notre allure, passant d’une rive à l’autre. En peu d’heures nous arrivons à l’Ob et nous prenons possession de notre cabine sur le Kosakovski.

Ce vapeur ressemble beaucoup au Mouravief, mais il est plus grand : même entassement de passagers sur l’arrière, même promiscuité qui nous paraît si étrange.

Aux premières il n’y a que les magistrats et nous. Nos cabines sont dans la cale. Il est impossible de se faire une idée de l’humidité qui y règne : humidité singulière, car les cabines sont spacieuses.

Le service est bien fait, et la cuisine bonne. Les repas sont servis à heure fixe, et quand ils sont terminés on vous apporte l’addition, comme dans un restaurant.

Nous fournissons notre thé et notre sucre : nous n’avons droit qu’à l’eau bouillante. Nous mangeons d’excellent poisson. Le sterlet surtout est délicieux, bien meilleur, à notre avis, que celui de la Volga, pourtant si renommé.

Il y a à bord une blanchisseuse : il y en avait une également sur le Yermak ; mais, n’ayant plus de linge, nous n’avons pas besoin de ses services.

Que dire de la navigation sur l’Ob, sur cet énorme fleuve, large parfois de plusieurs kilomètres, dont les rives basses souvent inondées, couvertes d’une herbe maigre, donnent l’idée d’un immense marais ? Nous sommes dans la partie la moins intéressante du voyage, qui nous paraît d’autant plus triste et monotone que nous avons encore présent à l’esprit le souvenir de ces merveilleux paysages de l’Amour, toujours si variés, Si pittoresques.

Nous marchons vers le nord et nous voyons peu à peu la végétation devenir plus maigre, les arbres de plus en plus petits, et quand nous avons dépassé le 60e degré de latitude nous ne trouvons plus que des forêts vierges impénétrables de saules serrés les uns contre les autres comme des roseaux dont le plus gros n’a pas plus de quelques centimètres de diamètre. C’est le pays de la désolation. Et cependant on y trouve des habitants, des Ostiaks, misérables humains à la figure hébétée, population douce et tranquille lentement refoulée vers le nord par les Russes. Ils vivent de pêche et de chasse. Nous en voyons de nombreux spécimens aux escales ; ils me rappellent les Ghiliaks, mais sont peut-être encore plus repoussants de saleté. On les dit d’une intelligence très bornée. À une escale, des passagers se précipitent à la suite de notre cuisinier pour acheter du poisson aux pêcheurs ostiaks qui attendaient sur la berge. L’un d’eux avait à lui seul une centaine, au moins, de livres de sterlets vivants, dans une longue bourriche en branches de saule. Je l’entendis demander un rouble de tout le lot. Notre maître-queux eut assez peu de pudeur pour rabattre quelques kopeks. Le misérable indigène accepta sans murmurer la somme offerte, il avait même un air de résignation qui faisait de la peine. Quelques minutes après, le maître d’hôtel entrait dans le salon, portant un superbe sterlet vivant, pouvant peser 3 livres. On devait nous le préparer pour le déjeuner et il venait nous le montrer. Ce sterlet, sur l’addition, représentait deux fois le prix du lot tout entier.

Nous sommes revenus aux longs crépuscules, cependant les nuits sont très noires pendant deux ou trois heures. Il ne faut pas oublier que nous sommes au milieu du mois d’août, On m’affirme que dans ces latitudes le soleil ne disparaît pas de l’horizon le 21 juin.

Par un curieux hasard, c’est la nuit que nous arrivons aux trois points les plus connus de la route : le premier est Narym, centre de déportation. Le procureur général, y faisant son, inspection, reçut la visite d’un escroc des plus célèbres qui venait lui demander de faire changer le lieu de son internement : « Que voulez-vous que fasse ici un raffiné comme moi, habitué au luxe, un homme d’une intelligence supérieure et qui peut se vanter d’avoir été un moment recherché par toutes les polices du monde ! »

Sourgont est un gros village sans aucun autre intérêt que celui-ci : c’est le point le plus nord que nous atteignions pendant tout notre voyage, 61° 20′. Dans la nuit il y a eu deux incidents. D’abord, une superbe aurore boréale. Tous les passagers sont furieux contre le capitaine, qui ne les a pas réveillés. L’autre incident est plus grave. Un passager avait été pris d’une attaque de choléra dans la matinée d’hier, on l’avait transporté sur la barge, et il y est mort. Pour n’effrayer personne, on a voulu le débarquer la nuit ; les gens ou les autorités du pays voulaient s’y opposer. Les discussions vives qui s’ensuivirent portèrent la terreur à bord du Kosakovski, car elles confirmaient ce que nous savions déjà, que le bateau était contaminé. On n’entend plus parler que du choléra, et naturellement les nouvelles deviennent terrifiantes en passant de bouche en bouche. Il y a un médecin aux secondes. Il conseille de ne manger ni légumes, ni poissons surtout, ni viande qui ne soit fraîchement abattue. Or la seule viande que l’on mange à bord vient de Tomsk, et elle a déjà cinq jours de date. Je conseille à l’impressionnable M. Regamey de faire son vint en paix, sans penser au choléra, comme nous faisons le nôtre, les magistrats et moi, mangeant ce que l’on nous sert, légumes, poisson, qui est délicieux, et viande de Tomsk.

Samarova : autre centre de déportation, à l’embouchure de l’Irtich, énorme affluent qui prend sa source aux frontières de Chine dans les monts Altaï, traverse Sémipalatinsk, Omsk, Tobolsk, et vient après un cours de 4 500 kilomètres, quatre fois celui de la Loire, se jeter dans l’Ob, qu’il égale presque en largeur. Il est 10 heures du soir quand nous y arrivons, après avoir admiré un superbe coucher de soleil, qui a ce grand avantage sur ceux que l’on peut voir sous les tropiques, d’avoir une durée incomparablement plus longue.

Nous remontons maintenant l’Irtich, allant directement au sud. Nous avons vu la navigation se ralentir et les arbres diminuer de grosseur à mesure que nous avancions vers le nord en descendant l’Ob. Nous voyons maintenant la transformation s’opérer dans l’autre sens et la végétation devenir plus luxuriante. Dans les environs de Sourgout et de Samarova, l’été, qui n’a peut-être qu’un mois d’existence, est déjà terminé ; les feuilles ont pris les teintes rouillées de l’automne. C’est avec une sorte de soulagement que nous abandonnons ces tristes pays.

Les bords de l’Irtich sont beaucoup plus accidentés que ceux de l’Ob. La plupart du temps on longe de hautes falaises de terre rongées par le fleuve et surmontées de forêts impénétrables. Des arbres renversés, retenus encore par quelques racines, pendent la tête en bas, n’attendant qu’un léger désagrégement du sol pour être précipités dans [es eaux.

14 août. — Nous avons débarqué dans la nuit un autre passager ou… son cadavre.

Le second du Kosakovski vient me trouver. M. Regamey lui a dit qu’entre Krasnoïarsk et Tomsk il avait été très indisposé, et que je lui avais administré un remède qui l’avait guéri presque immédiatement. Notre pilote est très souffrant et l’on me demande si je puis le soulager. Après avoir décliné toute espèce de responsabilité, n’étant pas médecin, je lui fais prendre 40 gouttes de chlorodyne, cette excellente médecine si peu connue en Europe, mais dont aucun Européen ne se sépare en Extrême-Orient. L’effet en fut si merveilleux que le second vint le lendemain m’en demander pour lui-même. Ai-je préservé ces deux hommes d’une attaque de choléra, je l’ignore, mais ils l’ont cru et m’en on témoigné de la reconnaissance.

Dans la soirée nous croisons un vapeur qui remorque une barge contenant des forçats. Au centre est une longue coupée grillée où sont réunis tous les prisonniers. On me dit qu’il y en a plusieurs centaines derrière ces barreaux.

Ce spectacle nous émeut toujours, mais il laisse absolument froids nos magistrats, qui, à ce sujet, nous parlent des criminels en Sibérie, dont ils déplorent, au point de vue de l’art, le peu d’ingéniosité. Ce sont presque tous des échappés du bagne, qui assassinent bêtement, sans passion, pour voler quelques kopeks ou des habits. Ils savent qu’ils ne risquent que d’être renvoyés là d’où ils viennent, et se laissent prendre les mains rouges de sang, sans avoir pensé à se les laver. Il n’y a pas, pour le magistrat, de chasse contre un gibier rusé dont on perd et retrouve la piste : c’est une chasse dans une basse-cour. Jamais il ne se présente d’affaire comme celle d’Eyraud et Gabrielle Bompard où l’habileté d’un juge d’instruction puisse trouver à se manifester.

Les crimes sont nombreux en Sibérie et les constatations difficiles. Celles-ci doivent être faites en présence de trois personnes : le chef de police du district, un médecin et un pope. Or il est quelquefois peu commode de réunir ces trois fonctionnaires, dont un ou deux ont souvent à venir de 700 ou 800 verstes : l’absence d’un seul rend les constatations impossibles. C’est partie remise, et pendant ce temps-là, la décomposition fait son œuvre. Il faut donc pouvoir conserver les cadavres. À cet effet, il y a, dans chaque village, des glacières ou morgues très bien installées. Ces détails ne nous surprennent nullement. Le médecin de Nertchinsk n’était-il pas allé avec le chef de la police de Stretinsk faire une constatation à Outesnaïa, c’est-à-dire à 652 verstes de chez lui !

16 août. — Vers 11 heures, Tobolsk est en vue. Nous apercevons sur la berge de la rive gauche, qui est basse, de grands hangars en planches : c’est le lazaret ; la croix rouge y brille partout. En face, sur une haute falaise, de grandes constructions blanches : c’est Tobolsk, l’ancienne capitale de la Sibérie, ou du moins c’est le Kremlin qui renferme le palais du gouverneur, la cathédrale, des casernes, la prison, etc., dominant la ville de près de 80 mètres.

Sur le ponton auquel nous devons nous amarrer est le chef de la police, flanqué de ses agents : il nous intime l’ordre de rester à 10 mètres, et d’attendre la visite du médecin. On veut savoir si nous n’avons pas à bord de cholériques, pour les diriger sur le lazaret. Cette cérémonie dure plus d’une heure. Suivi du chef de la police, le docteur fait le tour du bateau. Hommes d’équipage, passagers placés en rang doivent lui montrer leur langue et se laisser tâter la main, la gorge et le front. Toutes ces formalités impressionnent vivement nombre de personnes. Le pouls d’un de nos magistrats bat 106 pulsations. Les autres sont plus calmes, mais au fond la perspective de rester une huitaine de jours à Tobolsk n’a rien qui les enchante, d’autant mieux qu’on vient de leur crier du rivage qu’un de leurs amis, le procureur de la ville, est mort dans la matinée.

Enfin, nous sommes libres et nous pouvons descendre à terre. Nos compagnons de voyage nous quittent et nous sommes désolés de les voir partir, car, depuis huit jours que nous vivons avec eux, ils n’ont jamais cessé de nous montrer la plus grande amabilité. L’heure du déjeuner étant arrivée, nous nous mettons à table, Marie et moi, pour ne pas descendre à terre à jeun.

La fondation de Tobolsk date de 1586, c’est-à-dire quatre années seulement après la réunion à la Russie de la Sibérie, dont ce fut longtemps la capitale. La ville a beaucoup perdu de son importance depuis qu’elle ne se trouve plus sur la grande route des caravanes. Marchandises et voyageurs à destination de Tomsk, Irkoutsk, la Transbaïkalie, et thés de Chine passent à plus de 200 verstes au sud, allant directement de Tiumen à Omsk. Il ne reste plus à Tobolsk que le commerce des fourrures, que fournissent les forêts du nord, et du poisson, extraordinairement abondant dans l’Irtich. C’est aussi toujours le point où se centralise la déportation.

Un Français, l’abbé Chappe d’Auteroche, fit à Tobolsk un assez long séjour, au siècle dernier. Il y avait été envoyé par l’Académie des sciences pour observer le passage de Vénus sur le Soleil, le 6 juin 1671. Le récit de son voyage et de son séjour dans cette partie de la Sibérie, publié sept années plus tard, fit beaucoup de bruit en Russie.

Nous visitons Tobolsk dans de fâcheuses circonstances. Nous ne voyons d’animation qu’autour du débarcadère, où de nombreux petits marchands ont étalé des provisions pour les passagers du Kosakovski ; la crainte de la contagion empêche beaucoup de gens de faire des achats.

TOBOLSK[1].

La seule chose qui distingue Tobolsk de toutes les villes que nous avons vues en Sibérie, c’est le dallage ou plutôt le parquetage des rues. Perpendiculairement aux trottoirs on a placé, tous les 4 mètres environ, de grosses traverses où lambourdes sur lesquelles on à cloué, côte à côte, parallèlement à l’axe de la voie, des troncs d’arbres sciés en deux, ce qui, à l’origine, devait constituer une chaussée idéale, mais ce qui manque, je crois, de solidité et de durée. Ces chaussées sont dans un état abominable, et il faut toute l’habileté des yemchtchiks pour faire éviter aux pieds des chevaux et aux roues des voilures les trous béants dont elles sont émaillées. Sur plusieurs points de la ville on est en train de remplacer les lames pourries de ce parquet. Il faut avoir habité Pékin pour se faire une idée des cloaques que l’on met à découvert et des miasmes fétides qu’ils dégagent. N’eût-il pas été préférable d’exécuter ces travaux pendant la saison froide ? Car s’ils ne sont pas la cause de la terrible épidémie qui sévit dans le pays, ils ne peuvent que contribuer à l’entretenir.

À la coupée du Kosakovski on a placé un agent de police qui empêche de monter à bord tous ceux qui ne sont pas reconnus comme faisant partie de l’équipage ou des passagers. C’est probablement pour prévenir les tentatives d’évasion.

Nous voyons bientôt arriver nos magistrats : ils ont la mine soucieuse. Toul le monde est affolé dans la ville. Chacun pense à soi et se calfeutre dans sa maison. On leur à bien préparé des logements à terre, mais ils ne peuvent trouver à s’y nourrir, même à peu près convenablement. Pas la moindre bouteille de vin à acheter ! Il est deux heures et ils n’ont pas déjeuné. Ils veulent faire encore un bon repas et sont revenus pour cela sur le Kosakovski, dont le maître d’hôtel leur prépare un panier de provisions. Ils se rendent parfaitement compte du danger qu’ils courent en restant à Tobolsk, mais, obligés de donner le bon exemple, ils sauvent les apparences et font tous assez bonne figure, à exception d’un seul qui paraît anéanti et refuse de prendre part an déjeuner. Il se promène mélancoliquement sur le pont. À ce moment une barque quitte la rive un peu au-dessus de nous, et se dirige vers le lazaret, de l’autre côté de l’Irtich. Elle est couverte et sur ses côtés nous voyons une grande croix rouge. À l’arrière, flotte un drapeau sur lequel sont peintes une pelle et une pioche. Il n’y a pas besoin de faire un grand effort d’imagination pour découvrir la signification de ces emblèmes et l’usage de cette barque. Notre ami ne peut supporter cette vue, et descend dans le salon. Nous le plaignons, ce pauvre homme, car on prétend que, dans ces sortes d’épidémies, la terreur aide beaucoup à la contagion.

L’heure du départ est arrivée : la police est à son poste, examinant d’un œil scrutateur tous ceux qui montent à bord. Deux de nos Cosaques sont absolument ivres. L’un d’eux échappe aux regards des officiers : il s’est caché la tête dans sa houppelande et fait semblant de dormir. L’autre, moins heureux, est renvoyé à terre cuver son vin. On lui passe ses hardes. Il regarde faire l’appareillage sans souffler mot, mais au moment où nous démarrons, certain d’être à l’abri des représailles, il vomit un torrent d’injures contre les officiers.

  1. Dessin de Boudier, d’après une photographie.