De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/22


DE PÉKIN À PARIS[1],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


XXII

De Krasnoïarsk à Tomsk.



M.et Mme Regamey nous suivent. Leur tarantass est plus petit que le nôtre. Ils ont mis dedans une énorme malle, sur laquelle ils sont juchés, dans une position qui manque de sécurité. Heureusement la route est bonne, les côtes moins nombreuses et moins raides. Les villages sont plus rapprochés et plus importants. Le premier que nous traversons se compose d’une unique rue, qui a 7 verstes de longueur.

La province du Iénisséi est très fertile ; le gouverneur nous dit que dans le district de Minousinsk, à 200 verstes au sud, le seigle coûte 5 kopeks le poud, et qu’on vend pour le moment la récolte de 1889. Faute de pouvoir écouler les produits, une faible partie du territoire seulement est mise en culture. S’il y aval des moyens de communication, ce pays serait le grenier de la Sibérie. Tandis qu’ici on ne trouve pas à vendre les grains, il y a disette et famine à 1 000 verstes à l’ouest et les paysans affamés sont obligés d’émigrer.

En contemplant les merveilleuses récoltes qui se préparent çà et là, Hane est surpris de voir si peu de terrain mis en culture, et ne peut s’empêcher d’en exprimer son étonnement : il explique la chose par la paresse manifeste des habitants.

J’ai eu souvent l’occasion de voir l’ingénieux appareil que les Sibériennes ont imaginé pour bercer les enfants sans interrompre un travail de couture. Qu’on se figure un cadre en bois muni d’une toile : c’est le berceau. Il est suspendu par quatre cordes à une longue perche flexible ; au-dessous pend un anneau au moyen duquel on imprime avec le pied un mouvement de haut en bas. Quelquefois cet anneau n’existe pas, et l’on se contente de faire balancer le berceau. Hane m’affirme que cette méthode est également chinoise et très usitée dans les campagnes.

BERCEAU SIBÉRIEN[2].

Dans toutes les maisons de poste, généralement dans un des angles faisant face à la porte d’entrée, est une grande icône encadrée, devant laquelle une veilleuse brûle perpétuellement ; puis, vers le milieu d’un panneau, la photographie du tsarévitch.

À quelques verstes au delà d’Atchinsk, nous remarquons deux colonnes en briques rouges. Elles indiquent la limite du gouvernement du Iénissé. Nous quittons la Sibérie orientale pour entrer dans le gouvernement de Tomsk et la Sibérie occidentale.

Jusqu’ici, à part de rares exceptions, nous avons trouvé les routes de poste bonnes ou assez bonnes. Maintenant elles deviennent abominables. Rien ne peut donner une idée des fondrières au milieu desquelles il faut passer par moments : je me demande comment notre tarantass y résiste. Or il faut remarquer que nous sommes favorisés par le temps, et que s’il pleuvait, les routes seraient encore plus mauvaises. Certains villages sont des nids de boue et d’ordures ; on marche dans le fumier jusqu’à la porte des stations de poste, qui sont sales et mal tenues. Il y a ici une incurie évidente. Le Sibérien est paresseux et apathique, mais il a au plus haut point le sentiment du respect et de l’obéissance. S’il est bien dirigé, on obtient de lui ce que l’on veut. C’est malheureusement le laisser-aller qui domine dans le gouvernement de Tomsk, et, nous sommes heureux d’ajouter : dans le gouvernement de Tomsk seul !

À toutes les stations M. Regamey demande des nouvelles du choléra, et plus nous avançons, plus ces nouvelles sont mauvaises. On nous parle d’abord d’un, puis de deux, puis de quatre décès par jour à Tomsk. Enfin un voyageur allant à Irkoutsk nous affirme que sur le Kosakovski il est mort cinq personnes, que sur la barge qu’il avait à la traîne il est mort quarante-six forçats, que la navigation est interrompue par ordre supérieur, et que nous ne pourrons quitter Tomsk. Il nous conseille fortement de retourner à Krasnoïarsk. Notre ami, qui s’impressionne facilement, le ferait pour bien peu. Je lui conseille de ne plus rien demander à personne.

Ma liste blanche n’a plus ici aucune valeur. À une station, ne trouvant pas de chevaux, nous nous adressons à un paysan qui veut bien nous conduire pour le même prix que la poste et qui, arrivé à l’étape suivante, nous propose, de lui-même, de nous trouver des chevaux de particuliers, dans les mêmes conditions. Nous avons fait ainsi huit des dix-neuf étapes du gouvernement de Tomsk, sans aucun ennui, et sans autre accident que la chute, sans conséquence, d’un des chevaux du tarantass de M. Regamey. Par contre, entre deux stations, dans des chemins impossibles, nous dépassons six voitures de la poste arrêtées ; l’une d’elles à une roue cassée. C’est merveille que pareil accident n’arrive pas à tous les véhicules.

À Haldieva, petit village pittoresque, on arrive par une descente très dangereuse dallée du haut en bas avec des troncs d’arbres non équarris. Le yemchtchik n’ose la descendre sans mettre le sabot, dont nous nous servons pour la dernière fois.

6 août. — Il est 10 heures ; nous arrivons à Cemilijnaya. C’est la dernière station avant Tomsk, dont nous ne sommes plus qu’à 31 verstes. Encore trois heures, et nous serons au bout de nos peines. Il n’y a pas de chevaux à la poste, mais les chevaux volnés (c’est-à-dire appartenant à des particuliers) sont là. On nous demande un rouble de plus que le prix ordinaire : va pour le rouble, et nous partons au galop de quatre bêtes fougueuses. À moitié chemin est une descente. Je fais arrêter le tarantass, je prends mon appareil et je cours installer Hane, à qui je donne mes instructions ; puis, remontant en voilure, ordre est donné au yemchtchik de se lancer à fond de train sur la pente rapide. Hane presse la poire : quel sera le résultat ? Notre gravure le fait connaître.

EN TARANTASS, UNE DESCENTE. — DESSIN D’A. PARIS, GRAVÉ PAR DEVOS.

Bientôt les dômes des églises de Tomsk apparaissent au loin, éclairés par un brillant soleil. La partie du voyage qui nous effrayait le plus sera terminée dans moins d’une heure, et nous ne pouvons que nous féliciter de la façon dont elle s’est effectuée.

On nous avait beaucoup parlé de l’ivrognerie en Sibérie : nous avons eu rarement à en souffrir. Un cocher ivre nous à versés en Transbaïkalie, mais ce n’était pas un cocher de la poste. Une fois, à je ne me rappelle plus quelle station du gouvernement de Tomsk, nous avons trouvé absolument tout le personnel dans l’impossibilité de parler ou même de se mouvoir : smotritiel, yemchtchiks, garçons d’écurie, femmes des uns et des autres. Tout le village semblait du reste à l’unisson. Nous désespérions de pouvoir partir, quand par bonheur vint à passer un paysan en assez bon état, qui consentit à nous conduire. C’était un jour de fête, de Praznik.

En dépit des croix qui émaillent le paysage, jamais nous n’avons eu d’alerte sérieuse.

On nous avait prévenus que ce serait autour du lac Baïkal et dans les environs des villes qu’il serait Le plus nécessaire de ne dormir que d’un œil. Il est certain que c’est entre Irkoutsk et Tomsk que nous avons rencontré le plus de gens à mine suspecte, forçats évadés, nous disait-on, mais qui ne sont dangereux que quand ils sont en nombre. Pour rendre les embuscades moins faciles, de chaque côté de la chaussée, qui est déjà large par elle-même, la forêt a été abattue, presque partout, sur une largeur de 15 à 20 mètres, ce qui permet de surveiller la route, et de se préparer à la bataille en cas d’attaque. J’ai remarqué que la nuit on rencontrait bien rarement un attelage voyageant seul. Le jour, c’est différent.

Nous savions qu’il ne faut pas compter pour la nourriture sur ce qu’on peut se procurer dans les villages, et nous avions des provisions. Le samovar, c’est tout ce qu’on doit s’attendre à trouver dans les maisons de poste. Toutefois, outre le thé, dont on fait une incroyable consommation, les habitants boivent une sorte de bière fabriquée avec le pain de seigle et parfumée aux fruits, qu’ils nomment kvass. C’est une bière de ménage, à laquelle on s’habitue très bien. On en trouve assez souvent dans les maisons de poste.

LA ROUTE[3].

Une seule fois dans tout Le voyage, on nous à proposé du bouillon de mouton. Nous avons accepté avec empressement et nous nous sommes mis à able. On apporta une soupière fumante. Elle était pleine d’un liquide absolument blanc sur lequel nageaient des morceaux de graisse de mouton, sans la moindre parcelle de chair. On dit que les Cosaques mangent de la chandelle : ce n’était pas de la chandelle, mais peu s’en fallait. Ce que c’est que la famine ! nous avons bu ce bouillon.

À une heure nous entrons dans la cour de l’hôtel de l’Europe, à Tomsk, où nous trouvons, dans une bonne chambre, deux sofas sur lesquels nous placerons nos matelas. Nous voyons sur une pancarte qu’on peut, pour une trentaine de kopeks, obtenir un drap et une taie d’oreiller. Qui se serait attendu à pareil luxe dans un pays où les routes sont en si mauvais état ?

En somme, de Stretinsk à Tomsk, en comptant le petit détour pour aller visiter les mines d’or, nous avons franchi dans notre tarantass 2 813 verstes, soit 3 015 kilomètres, changé 115 fois de yemchtchik, et employé 410 chevaux environ.

À une altitude de 92 mètres, Tomsk a été fondé en 1604, sur le flanc de la colline qui domine la rive droite de la rivière Tom. Les rues y sont moins larges que dans les villes plus nouvelles de la Sibérie, mais les maisons y ont un aspect plus européen. On y voit moins de constructions simplement en bois.

Notre premier soin est d’envoyer un garçon de l’hôtel à la poste chercher nos lettres ; il revient bientôt, nous disant qu’il n’y en a pas. L’absence de nouvelles, quelque pénible qu’elle soit, est un mécompte auquel il faut s’attendre en voyage, sans s’inquiéter outre mesure.

À deux pas du télégraphe, où, par parenthèse, je ne puis me faire comprendre qu’en allemand ou en russe, est l’établissement de bains. Nous y allons, suivis de Hane, auquel une opération de ce genre ne fera pas moins de bien qu’à nous. Les bains russes ont été trop souvent décrits pour que j’entre ici dans des détails. Qu’il me suffise de dire que l’établissement dans lequel nous entrons est propre et bien tenu. Il y a plusieurs chambres séparées, munies d’une seule baignoire, mais dans laquelle on ne peut, comme chez nous, renouveler l’eau à volonté. J’ai quelque peine à faire admettre qu’une seule chambre est insuffisante pour nous trois.

La malle que nous avions attachée derrière le tarantass n’a pas été volée, mais elle a besoin de réparations aux charnières. Nous sommes heureux de la retrouver, elle suffit amplement à notre garde-robe bien modeste maintenant, Un des grands ennuis en voyage, c’est le blanchissage ; mais nous avons trouvé le moyen de nous en passer. Nous conservons soigneusement notre vieux linge, qui peut toujours servir encore une fois, et nous le semons sur la route. Toutefois, avant d’imiter ainsi le Petit Poucet, Marie a le soin de le démarquer. A-t-elle peur qu’on le lui rapporte ? Plus nous allons et moins nous avons de bagages.

Il existe à Tomsk une société de secours aux émigrants. Nous nous empressons de faire un paquet pour cette société, de toutes les choses qui nous sont désormais inutiles, habits chauds, chapeaux, théière et assiettes en fer émaillé, etc. Ce n’est pas un grand cadeau, mais cela peut encore faire plaisir à ces malheureux.

De retour à l’hôtel, nous trouvons M. Regamey qui nous remet une lettre de mon père, qu’il a trouvée lui-même à la poste en cherchant les siennes. L’adresse de celle-ci, qui porte une douzaine de cachets, est ainsi conçue :

M. Vapereau, venant de Pékin,
à Tomsk,
Poste restante.

Cette lettre est allée à Pékin et en est revenue avec la traduction de « Poste restante » en russe. Il en a été de même de toutes celles envoyées par ma famille en Sibérie : toutes sont allées à Pékin, je les ai reçues à Paris trois mois après mon arrivée. Les connaissances en français des agents en Sibérie ne vont pas jusqu’à « Poste restante ».

Il n’est question ici que du choléra. Les nouvelles qui nous arrivent de Tobolsk et de Tiumen sont navrantes : la mortalité y est effrayante. Il y a bien eu plusieurs décès parmi les forçats amenés par le Kosakovski, sur lequel nous nous embarquerons dans deux jours, mais pas quarante-six, comme on nous l’avait dit. Il y a bien eu quatre décès à Tomsk hier, mais deux d’entre eux sont au moins dus à des imprudences. Un Cosaque ayant mangé six harengs salés est mort au bout de quelques heures. Un marchand de concombres ne pouvant se consoler de la mévente de sa marchandise et ne voulant pas la remporter l’avait dévorée. Il avait succombé après l’ingestion de la vingt et unième de ces cucurbitacées. En somme, il est certain que le choléra existe et que les autorités font tout ce qu’elles peuvent pour en cacher les ravages.

Tomsk est rempli de monuments ; le plus laid est certainement la cathédrale. Nous avons pris pour nous conduire un cocher qui, voyant la difficulté que nous avions à nous exprimer en russe, s’avise de nous parler allemand. Nous sommes sauvés ! Je le prie de nous montrer les points les plus curieux de la ville. Il nous conduit immédiatement dans le quartier juif, nous disant avec complaisance que les juifs sont les gens les plus industrieux, les plus travailleurs, bref les seules gens de valeur de Tomsk, et m’avoue modestement qu’il est israélite, ce dont je me doutais. Une erreur judiciaire le condamne à vivre désormais dans ce pays où les criminels fourmillent : je m’en doutais également. Tomsk possède une église catholique, petite, mais très bien située, d’où l’on a une très belle vue. À côté est la tour au sommet de laquelle deux veilleurs tournent sans cesse, prêts à sonner le tocsin, en cas d’incendie.

À l’hôtel, je trouve un Allemand, juif évidemment, qui m’offre 100 roubles de mon tarantass. Je refuse de le vendre pour une somme si minime, préférant le laisser à l’agent de M. Cheveleff, qui en trouvera peut-être un prix supérieur après mon départ.

Le surveillant de l’hôtel est un homme de très bonnes manières, parlant français et se montrant fort empressé. J’ai appris dans la suite que c’est un ancien officier de cavalerie, qu’une gestion fantaisiste des fonds de son régiment à conduit à Tomsk. Mais les gens victimes d’accidents de cette sorte sont si nombreux en Sibérie, que nous y faisons à peine attention.

8 août. — La ville de Tomsk est traversée dans sa largeur par un torrent, dont le lit est presque à sec pour le moment, sorte de déversoir où viennent se réunir les eaux de la ville pendant les averses, pour aller se jeter ensuite dans la rivière Tom. La rue principale le coupe dans un des nombreux zigzags qu’il décrit, et en longe la rive gauche, formant un magnifique quai circulaire bordé de belles maisons. Sur la rive droite est le marché : on nomme ainsi une construction carrée, longue de 200 à 300 mètres, composée d’une galerie couverte au fond de laquelle sont de nombreux magasins, étroits mais très profonds. À l’angle nord s’élève, dans un jardinet entouré d’une balustrade, une chapelle très renommée. Il paraît qu’aujourd’hui il y aura dans cette chapelle une importante cérémonie, dont la terreur qu’inspire le choléra est la cause. On croit généralement que l’apparition du fléau est due à la sécheresse, et pour le faire cesser on vient prier le ciel d’ouvrir ses cataractes. Le ban et l’arrière-ban du clergé de Tomsk et des environs va se réunir et faire une grande procession en habits sacerdotaux, portant les objets du culte, jusqu’à la petite chapelle où seront faites des prières publiques. Toute la population, si religieuse dans l’empire russe, est invitée à se joindre au clergé. Vers dix heures, la procession passe devant les fenêtres de l’hôtel, et je réussis à en prendre une photographie. C’est un imposant spectacle : riches et pauvres, tête nue, accompagnent les dignitaires ecclésiastiques dans leur resplendissant costume.

PROCESSION À TOMSK. — DESSIN DE MARIUS PERRET, GRAVÉ PAR ROUSSEAU.

À midi nous allons déjeuner chez M. Y…, une des plus hautes autorités de Tomsk, qui, dans une visite que je lui ai faite hier, à bien voulu nous inviter pour aujourd’hui. Mme Y… est l’amabilité même et nous fait seule les honneurs de sa table. Notre hôte a une telle crainte du choléra, qu’il ne veut toucher à aucun mets : il voit des microbes partout. Par deux fois, il vient s’asseoir à côté de nous et se laisse servir, mais, au moment de porter la fourchette à sa bouche, le cœur lui manque et il abandonne la table, après avoir trempé un biscuit anglais dans un doigt de vin. Il a une mine affreuse et meurt littéralement de faim. C’est cependant un homme très instruit et fort distingué. La terreur lui donne des idées rétrogrades. Il gémit de voir que Tomsk devient un grand centre de commerce. Car, nous dit-il, ce sont les voyageurs qui apportent toutes ces épidémies, et il se réjouit à la pensée que, d’après les projets, le chemin de fer passera à 50 verstes au sud. Tomsk deviendra alors une ville morte et restera seulement un centre d’études.

Un des monuments les plus imposants est l’Université, dont le recteur, le docteur Vasili, voulut bien nous faire les honneurs.

Je connais peu d’installations scolaires qui puissent l’emporter sur celle de Tomsk. Les salles sont très vastes, bien éclairées, munies de pupitres, de tables, de tableaux de grandes dimensions ; rien n’a été épargné pour assurer le confort et l’hygiène des élèves. Les laboratoires, avec leurs instruments et leurs collections, feraient honneur à beaucoup de villes d’Europe. Le recteur nous montre avec amour la planche à vivisection, qui fait pousser des cris d’horreur aux dames. Enfin il nous conduit à la bibliothèque, dont la ville de Tomsk est très fière. C’est parmi les nombreux livres français que je trouvai la relation de voyage de Lesseps.

L’université de Tomsk est de fondation récente. Elle ne date que de 1880, et c’est seulement en 1888 qu’elle a été inaugurée. Cependant grande est sa réputation, car les étudiants y viennent de tous les points de la Sibérie, bien qu’il y ait des gymnases dans beaucoup de villes. N’avons-nous pas vu le général Kapoustine envoyer ses enfants faire leurs études à Tomsk, à la grande indignation de l’archiprêtre directeur du séminaire de Blagovechtchensk ? Il y a ici également une école militaire.

Hane à découvert qu’il avait ici des compatriotes, des marchands de thé, et me demande la permission d’aller les voir. Comme notre provision de thé est épuisée, c’est une bonne occasion de la renouveler, et je le conduis. Ma connaissance de la langue mandarine me fait obtenir un accueil chaleureux.

Le Chinois, en dehors de la Chine, est toujours le Chinois. Il conserve non seulement son costume, mais aussi ses coutumes et ses habitudes, à de bien rares exceptions près. On m’invite à entrer dans Îles appartements privés. Il ne faut pas s’attendre à ce que je parle des femmes de mes hôtes : ils n’en ont pas ici. Ceux qui sont mariés ont laissé les leurs en Chine. Et pourtant, il y a bien dans le petit magasin une dizaine d’employés qui viennent passer ici trois ans dans le célibat. Je pourrais me croire dans une arrière-boutique à Pékin. Des malles chinoises sont empilées de tous côtés, des livres de compte pendus aux murs, les couvertures, pour la nuit rangées dans les coins, et dans le fond le petit autel et l’image sacrée du dieu de la fortune, devant lequel est un brûle-parfums : les cendres accumulées prouvent que ce dieu ne chôme pas pour être déporté. On sert le thé avec du sucre, ce qui est une concession aux coutumes des barbares. Le patron de l’établissement en servant Hane lui dit ces paroles aimables : « Ce que c’est que l’exil ! Vous n’êtes qu’un domestique ; en Chine nous ne voudrions même pas vous regarder : ici cela fait plaisir de vous voir, et nous vous traitons en égal. » Hane grimace un sourire qui peut être de remerciement à ce compliment douteux.

Les Chinois ont une peur atroce du choléra. Ils me demandent ce qu’il faut faire pour ne pas en être atteint. L’un d’eux, fataliste comme la plupart de ses compatriotes, cite d’un ton sentencieux ce vieux proverbe de son pays : « Si tu dois mourir pendu, ne crains pas de tomber à l’eau, tu ne pourras jamais te noyer ! — C’est vrai », répondent tous les autres en chœur. Nous les quittons sur ces paroles consolantes et nous regagnons l’hôtel. Ils nous ont vendu du thé exquis à raison d’un rouble la livre. Ils ont également cédé à Hane une paire de souliers, car les siens commencent à ne plus être de mise.

Dans la salle à manger de l’hôtel est un magnifique orchestrion. Il à presque des dimensions d’orgue d’église. Le maître de l’établissement nous affirme que c’est le plus beau de la Sibérie. Il vient de Suisse et a coûté 15 000 francs. Je n’aime pas beaucoup, en général, la musique des orgues de Barbarie ; je dois avouer toutefois que nous eûmes plaisir à entendre l’ouverture de Guillaume Tell, des morceaux d’Aïda et différents autres opéras célèbres, sur cet instrument perfectionné.

  1. Suite. — Voyez t. LXVII, p. 177, 193, 209, 225, 241 et 257 ; t. LXVIII, p. 193 et 209.
  2. Dessin d’A. Paris, gravé par Bazin, d’après un croquis.
  3. Dessin de Boudier, d’après une photographie.