De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/17


DE PÉKIN À PARIS[1],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


XVII

Stretinsk.



Il y a une jetée à Stretinsk, la foule s’y presse. Au premier rang se trouve le colonel qui commande la garnison, entouré de ses officiers. À peine avons-nous établi les communications avec la terre qu’il monte à bord, et vient très aimablement m’annoncer que par ordre du gouverneur général de la Transbaïkalie il nous a fait préparer des chambres au Vauxhall ; il ajoute que l’ataman des cosaques, qu’il me présente, a ordre de rester jour et nuit à ma disposition ; puis il me remet un ordre du gouverneur général à tous les maîtres de poste d’avoir à me fournir des chevaux sans le moindre retard, en réquisitionnant, s’il en est besoin, ceux des paysans.

Au Vauxhall nous sommes aussi bien installés qu’on peut l’être dans un hôtel, si l’on n’a pas la luxueuse habitude de coucher dans un lit et de se servir de draps. Un monsieur s’avance et me dit : « Permettez à un compatriote de vous souhaiter la bienvenue ». Fort surpris de trouver un Français à Stretinsk, j’apprends qu’il se nomme X…, qu’il est en Sibérie depuis une vingtaine d’années, et au service du gouvernement russe. Sa résidence est Tchita, mais, profitant d’un congé, il est venu voir des amis à Stretinsk.

HÔTEL DE STRETINSK[2].

Puis M. Mikoulitch, exilé polonais, propriétaire de l’hôtel, qui parle très convenablement notre langue, me présente M. Choustof, l’agent de M. Cheveleff, qui m’annonce qu’il m’a acheté pour la somme de 325 roubles le plus beau tarantass qui ait jamais paru à Stretinsk, fabriqué à Kazan, absolument neuf, ni trop grand, ni trop petit : juste ce qu’il nous faut.

Allons voir cette merveille : elle est dans la rue, à la porte de l’hôtel, avec une douzaine d’autres qui attendent des acquéreurs.

Je dois dire que notre tarantass brille en effet d’un rare éclat au milieu des horreurs qui l’entourent. On n’a rien exagéré, et les Kapoustine, qui m’avaient tant parlé de l’importance d’un bon et solide véhicule, ne cessent de pousser des cris d’admiration : « Sehr gut, ganz qut ! » Leur enthousiasme me fait plaisir, et ce qui me rassure le plus, c’est de voir dans quel équipage ils se disposent à partir pour Tomsk. Leurs roues sont gondolées, deux ou trois d’entre elles ont été raccommodées avec des attaches. Ils ont tremblé pour nous, nous tremblons maintenant pour eux.

Hane définit ainsi le tarantass : un gros tonneau coupé en deux dans le sens de la longueur, avec une capote par derrière, et un siège par devant, placé sur un chariot à quatre roues. Il y a beaucoup de vrai dans cette description.

Le chariot se compose de huit perches d’environ 3 m. 25 de long, fixées à l’arrière sur l’essieu et à l’avant sur une pièce de bois que traverse la cheville ouvrière, perches dont la longueur fait l’élasticité. C’est sur celles que se pose le demi-tonneau, comme dit Hane, dont, à l’inverse de ce qui se voit dans les navires, l’armature est placée en dehors. Un tablier qui vient s’attacher à la capote permet de fermer assez hermétiquement la voiture quand il pleut ou quand on veut dormir. Un sabot, destiné à enrayer une des roues de derrière, est fixé à l’avant par un long câble. Derrière est une fourche en fer qu’on doit laisser traîner aux montées pour empêcher l’équipage de reculer aux pentes trop rudes quand les chevaux sont impuissants à le retenir. Cette dernière pièce est plutôt un embarras : elle aurait pu nous servir une fois, mais naturellement elle était à ce moment attachée la pointe en l’air.

La caisse de la voiture, longue de 2 mètres et large de 1 m. 30, ne contient aucun siège. On y range ses bagages comme des paquets dans une valise, et l’on se met par-dessus. Il est évident que nos belles et solides malles, commandées à Paris pour la circonstance, seraient on ne peut plus incommodes dans le tarantass. D’un autre côté, tout le monde n’a cessé de nous répéter que ce que l’on place derrière la voiture, attaché avec des cordes, est volé. Nous avons vu plus tard cependant beaucoup de tarantass portant des malles ainsi placées par derrière : mais elles étaient attachées par tout un système de chaînes de fer.

NOTRE TARANTASS[3].

Nous nous résolvons à réexpédier une caisse par Nikolaïevsk et les Indes. Nous la chargerons des choses qui ne sont pas d’absolue nécessité, les plaques photographiques déjà employées, le renard noir, etc. La seconde malle vide sera placée derrière la voiture. Si on la vole…, on sera volé et nous en serons quittes pour en racheter une autre à Tomsk. Si elle arrive à bon port, nous serons très heureux de l’avoir. J’ai vu souvent aux stations des gens à mine louche jeter sur cette malle des regards suspects. J’avais grand soin de dire assez haut aux cochers, qui avant de monter sur le siège doivent faire le tour de l’équipage pour s’assurer que tout est bien en ordre, de ne pas s’inquiéter de la malle, qu’elle était vide. N’ai-je pas vu à plusieurs reprises des gens dans les villages, pendant que nous changions de chevaux, venir essayer de la soupeser ?

Les Sibériens se servent de valises en cuir mou, très larges, très longues, très plates, sans autre fermeture que des boucles. Ces valises, fort chères, ne nous seraient d’aucune utilité à partir de Tomsk. Nous nous contenterons donc de faire deux ou trois ballots que nous entourerons de feutre mongol et d’une simple corde. Un panier japonais composé de deux parties dont l’une rentre dans l’autre contiendra les effets qui craignent d’être froissés, la robe de cérémonie de Madame et l’habit noir de Monsieur. Deux sacs en toile à voile compléteront les bagages.

Je vais faire une visite au colonel, qui m’assure que des ordres ont été donnés à toutes les stations de tenir toujours trois chevaux prêts jusqu’à mon passage. Je n’aurai qu’à prévenir l’ataman des cosaques de l’heure à laquelle je désire partir.

Vendredi. — Nous faisons les paquets. Le garçon de l’hôtel va m’acheter pour 3 roubles un carré de feutre et une certaine quantité de cordes. Il revient en me disant qu’il s’est bien gardé d’aller prendre ces choses chez un juif, « Les juifs sont, dit-il, trop voleurs ». Je ne fais nulle réflexion.

Le général et Mme Kapoustine viennent nous dire adieu. Ils sont accompagnés d’une bonne. Nous les voyons monter en deux voitures tous les onze, je pourrais dire douze d’après les confidences qui me sont faites et qui devraient nous rassurer sur le voyage en tarantass, que Mme Kapoustine affirme du reste préférer au voyage en chemin de fer : à la vitesse près, nous sommes maintenant de son avis…, quand les routes sont bonnes.

Stretinsk, tête de ligne de navigation, est plus grand qu’un bourg. Il s’étend sur la rive droite de la Chilka, sur une longueur de plus de deux verstes. À l’extrémité Nord est un camp assez important dans lequel se trouve la prison où l’on enferme les forçats jusqu’à leur départ en barge pour le bas Amour. Nous en voyons justement passer une chaîne devant nos fenêtres. La décrire, c’est décrire toutes celles que nous avons rencontrées entre Tomsk et Stretinsk. Celle-ci cependant est particulièrement importante comme nombre. On y voit des types de toutes les races qui composent l’immense empire russe. Les uns ont le visage pâle et les cheveux blonds des hommes du nord, d’autres le teint cuivré des Asiatiques, la figure énergique des habitants du Caucase, le nez crochu des Israélites, etc. Presque tous ont encore le costume de leur pays. Je reconnais entre autres deux Persans. Ils sont à pied, avec des chaînes aux jambes qui ne les empêchent cependant pas de marcher d’un pas rapide. Des télégas suivent, dans lesquelles sont entassés un certain nombre de femmes, d’enfants et de condamnés malades ou infirmes. Devant, sur les côtés et derrière, marchent une douzaine de Cosaques, fusil sur l’épaule. Très peu d’ordre du reste dans le cortège ; les deux ou rois premiers rangs seuls un peu serrés. Tout ce monde, détenus et escorte, cause, rit et a plutôt l’air gai. Hane a surtout le don de les mettre en joie, et il vaut peut-être mieux pour nous ne pas comprendre très bien toutes les remarques que lui adressent certaines jeunes personnes qui font partie de la chaîne, bien que libres de leurs mouvements.

L’ataman prend son rôle un peu trop au sérieux. Il est vêtu de noir de la tête aux pieds et, à la chaîne au cou près, ressemble assez à un huissier. Je ne puis sortir de ma chambre sans voir paraître sa longue silhouette. Il cherche à deviner mes désirs et en est parfois gênant. Il ne s’éloigne que quand il voit qu’il ne peut nous être utile en rien ; mais il veille !

Il y a un établissement de bains froids dans la Chilka, à une cinquantaine de mètres du Vauxhall, construit sur le modèle de ceux de Paris, mais sans cabines, et ayant à peu près 3 mètres dans tous les sens. C’est suffisant pour se tremper. Ces bains doivent surtout servir aux dames, car je n’en vois pas se baigner sur le rivage, où en revanche les hommes sont nombreux, dans le costume d’Adam, cela va sans dire. Plongeons-nous une dernière fois dans les eaux du fleuve du Dragon Noir !

M. X… est descendu de Tchita par la rivière, dans un bateau du pays qu’il avait payé trois roubles. Si l’eau avait été trop basse aux Péchés Capitaux pour permettre à la Zéa de passer, c’est dans un bateau semblable que nous aurions eu à remonter la Chilka pendant plusieurs centaines de kilomètres.

BATEAU SUR LA CHILKA PRÈS DE STRETINSK[4].

On nous a assez dit qu’en dehors des grandes villes nous ne trouverons rien à acheter. Nous nous munissons donc ici de traits de rechange, qui ne sont du reste que de simples cordes, et de quelques clous ; Hane a apporté de Pékin un marteau et des tenailles. Chacun nous répète qu’ayant un bon tarantass nous n’avons pas besoin de nous encombrer de matériaux pour le réparer. « Vous verserez cinq ou six fois avant de rien casser d’important », ajoute-t-on.

Ce n’est pas la première fois qu’on nous avertit de la fréquence de ces accidents. Le chargé d’affaires de Russie à Pékin nous avait bien recommandé de ne pas oublier d’attacher solidement, au moyen de cordes, nos bagages dans le fond du tarantass, « parce que, dit-il, répondant à un pourquoi bien naturel, lorsque vous verserez, vous ne serez pas alors écrasés par vos caisses ». Verser serait-il donc une aventure quotidienne ?

Toutes les cinquante verstes à peu près il est indispensable de graisser les roues si l’on ne veut s’exposer à les voir prendre feu dans une de ces courses vertigineuses auxquelles il faut nous attendre. Je fais donc mettre six livres de graisse dans un coffre fermé à cadenas, car on me dit que la graisse est une chose qui s’évapore facilement dans les stations.

Sur la recommandation de M. Ninaud, je me suis procuré vingt roubles de pièces de cuivre et d’argent, de un, deux, dix et vingt kopeks. Cette précaution est nécessaire, car jamais vous ne trouvez nulle part de monnaie pour faire l’appoint lorsque vous payez, et vous êtes obligé d’abandonner chaque fois une vingtaine et souvent plus de kopeks, ce qui finit par faire une somme.

8 juillet. — Il nous faut encore un carré de feutre et une corde pour attacher la caisse qui doit partir par mer. M. Mikoulitch les fait acheter, mais j’ai à payer un rouble de plus qu’hier pour la même quantité et la même qualité de marchandise. La raison en est assez amusante. C’est aujourd’hui samedi, jour du sabbat, et toutes les boutiques de ces juifs que l’on méprise sont fermées. Les honnêtes chrétiens en profitent pour vendre plus cher ce jour-là. C’est un fait reconnu, et chacun ici fait ses provisions le vendredi. Mais il me semble qu’ils ont du bon, les juifs, et que


Le plus juif des deux……


J’ai prévenu l’ataman que je désire partir aujourd’hui à deux heures. Après le déjeuner, nous rangeons nos paquets dans le fond du tarantass.. Nos matelas de voyage sont étendus par-dessus, en plan incliné, de façon à nous permettre de voir le paysage, et nos oreillers nous soulèvent encore les épaules et la tête. Je remets à l’agent de M. Cheveleff la caisse qu’il doit m’expédier par mer, et qui par parenthèse m’est arrivée à Paris dans la première semaine de janvier 1893, soit exactement six mois après notre départ de Stretinsk. M. X…, qui retourne à Tchita, ne partira que cette nuit. Il nous donne rendez-vous à Nertchinsk.

Le maître de poste est exact. À 9 heures le yemchtchik est sur son siège, et nos trois chevaux partent au trot. Ils s’arrêtent au bout de 200 mètres devant le bac qui doit nous transporter de l’autre côté de la Chilka. Le fidèle ataman commande la manœuvre. Bientôt il nous fait ses adieux, nous sommes sur la rive gauche de la rivière, et nos chevaux gravissent lentement la côte qui se trouve devant nous. Hane est sur le siège à côté du yemchtchik.

  1. Suite. — Voyez t. LXVII, p. 177, 193, 209, 225, 241 et 257.
  2. Gravure de Berg, d’après une photographie.
  3. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  4. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin.