De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/16


XVI

De Pakrovska à Stretinsk.


Qu’on se figure un bateau-mouche comme ceux qui naviguent sur la Seine à Paris. Nous sommes là-dessus bien près de 200, sinon plus ! À l’avant, dans la cale, est le salon des dames. Il y a place pour dix, elles sont vingt. À côté est une petite cabine pour trois personnes : le général Kapoustine, sa femme et ses huit enfants ont trouvé le moyen de s’y caser, comment ?

À l’arrière est le salon des hommes. Autour sont des banquettes qui doivent permettre à huit passagers de s’étendre : nous sommes dix-neuf. Inutile de dire que moi, qui ne m’attendais à rien de pareil et qui arrive le dernier, je trouve les huit places de banquettes prises et dix personnes installées par terre. Les deux capitaines me disent de choisir la place que je désire sur les banquettes, et qu’on en délogera immédiatement celui qui l’occupe. M. Poutiatitski insiste pour que je prenne la sienne, et j’accepte. Même cérémonie dans le salon des dames pour Marie, qui se met en face de la porte afin d’avoir un peu d’air.

Les bagages sont à l’avant sur le pont. On les recouvre d’une bâche trouée par les escarbilles. S’il pleut, cette bâche me paraît une protection bien insuffisante. Marie serait désolée que son renard noir fût mouillé, et moi je tremble pour mes plaques photographiques. Devant les bagages est un espace vide de 2 mètres de côté, entre les banquettes toujours couvertes de monde. C’est là que se tiennent les dames quand il fait beau temps, quand il ne fait pas trop chaud, quand les Cosaques ne l’ont pas envahi, car parmi les choses nombreuses qui manquent sur la Zéa, ce qui fait le plus défaut c’est la discipline, c’est l’ordre et par suite la propreté.

L’arrière, au-dessus de notre : cabine commune, est noir de monde. Hommes, femmes et enfants, tout est pêle-mêle sur le pont. Pour gagner notre réduit ou pour en sortir, il faut serpenter au milieu des corps étendus, et faire attention à ne pas mettre le pied sur un bras ou sur une tête. Ces malheureuses gens ont essayé de se faire un abri avec des haillons, des débris de nattes. Rien, rien ne peut donner une idée de l’aspect de la Zéa, qu’on ose nommer un bateau de passagers.

Le cuisinier et le garçon du Yermak sont passés sur notre bateau. Mais la cuisine est en plein vent. Nous ne sommes plus servis maintenant avec le même soin et la même propreté qu’autrefois. Tout est, du reste, moins bon. On a dit bien souvent qu’il ne fallait jamais aller voir préparer les mets si l’on voulait conserver son appétit. Comment éviter ce spectacle, puisque l’officine du chef est au milieu du bateau ? On est forcé de le voir passer dans une machine à hacher cette viande qu’il décorera du nom de beefsteak. Mais glissons !

Aucune tente, aucun abri pour nous protéger contre l’eau du ciel, contre les rayons du soleil, et surtout contre les escarbilles qui tombent en pluie perpétuelle, soit d’un côté, soit de l’autre, suivant que le bateau ou le vent changent de direction. Tantôt c’est un habit qui brûle, tantôt c’est la bâche des bagages, tantôt une ombrelle. Les vêtements que nous portons sont tous des vêtements sacrifiés, et pour beaucoup c’est un sérieux accident, auquel la compagnie, si elle était soigneuse, pourrait facilement parer.

La Zéa n’a pas pu embarquer tous les passagers du Yermak. Nous avons laissé sur la rive à Pakrovska un certain nombre de Cosaques qui vont continuer leur route à pied. Le gouvernement leur alloue pour cela de 9 à 15 kopeks par jour pour leur nourriture, suivant les pays qu’ils traversent. Ils ne poussent aucun cri, ne font aucune récrimination, quand, le 4 juillet, à 5 heures du matin, nous levons l’ancre. Ils sont là sur la berge, autour de leur feu, sur lequel bout l’eau pour le thé. Ils nous regardent partir comme des gens résignés qui se disent : « C’était écrit ».

L’Amour, qui tire son nom du mot mongol Mouran (fleuve), ne commence à s’appeler ainsi qu’à une verste de Pakrovska, au confluent des deux rivières l’Argoune et la Chilka.

L’Argoune prend sa source non loin d’Ourga en Mongolie, sous le nom de Keroulen, dans les monts Gentaï, d’où part la grande chaîne des Yablonovoï ou « Pommiers », traverse le nord du grand désert de Gobi, forme avec l’Oursoune le grand lac Dalaï, à une quarantaine de verstes duquel il commencé à servir de frontière aux deux grands empires Russe et Chinois. Son cours est d’environ 1 800 verstes. La Chilka est formée de deux grandes rivières, l’Onon et l’Ingoda, qui partent des mêmes monts Gentaï. À Ouste-Strélotchnei, leur point de jonction, la Chilka et l’Argoune ne paraissent pas à l’œil être de dimensions bien différentes.

Pour nous qui remontons le courant, le paysage est très pittoresque. L’Amour devant nous se partage en deux branches à peu près égales, séparées par une colline que l’on voit grandir au loin. Les remous de ces deux masses d’eau qui se rencontrent ont formé au milieu du fleuve un banc de sable que la baisse des eaux rend encore plus difficile à franchir. Nous calons moins de 2 pieds, nous devrions passer partout.

À peine dans la Chilka, nous sommes entre deux montagnes couvertes de forêts. Sur la rive droite commence la chaîne des monts Nertchinsk, qui a 500 verstes de longueur. La Chilka n’a guère que 200 mètres de large et son cours est des plus capricieux. Moins grandiose que l’Amour, elle ne manque cependant pas de majesté, et souvent les murailles feuillues entre lesquelles nous voguons n’ont pas moins de 500 à 600 mètres d’altitude, d’après le capitaine. Dans certaines parties on voit également de très beaux rochers.

La profondeur moyenne en temps ordinaire est de 6 pieds, ce qui suffit amplement au Yermak ; mais pour le moment on se demande si à certains endroits nous trouverons les 2 pieds qui sont nécessaires à la Zéa.

Le trajet de Pakrovska à Stretinsk doit se faire normalement en deux jours et demi : aujourd’hui on nous parle de quatre ou cinq. Le capitaine nous menace même de la possibilité d’être abandonnés par lui sur la berge avec nos bagages. Il nous faudrait alors louer de petits bateaux qui nous conduiraient d’un village à l’autre, tirés à la cordelle par des chevaux. Nous haussons les épaules, et nous avons tort : quand on voyage en Sibérie, il faut s’attendre à tout.

Les sept premières stations sur la Chilka jouissent d’une réputation détestable : on les nomme les « sept péchés capitaux », parce qu’elles sont dénuées de ressources et que le passage en est très difficile. Mais en revanche comme elles sont jolies, pittoresques et sauvages ! Je vois paître dans les bois des chevaux de poste, de distance en distance, et des vaches. On a calomnié ces sept stations, j’en ai la preuve à la seconde.

Pendant qu’on embarque le bois, je me promène sur le bord de l’eau. Ma vue effraye une écrevisse, puis une seconde, puis une troisième. J’appelle Hane à la rescousse avec les filets à taons, et quand le sifflet nous rappelle à bord, nous avons une soixantaine de ces intéressants animaux dont nous n’avons pas mangé depuis 1883. Je les fais cuire à la cuisine dans de la vodka et mettre dans deux assiettes, dont une sera portée aux dames.

Elles sont fort bonnes, mes écrevisses ! Mais, à part Poutiatitski, personne ne veut y goûter. Quant aux dames, elles n’ont jamais reçu les leurs. Il s’est probablement trouvé un amateur peu galant à la cuisine.

De même que sur le grand fleuve, je vois installées des lignes à hameçons sans amorce, pour prendre des poissons d’une certaine taille.

Les arbres sont ici beaucoup plus beaux que sur l’Amour. On en voit de magnifiques. C’est, paraît-il, dans ces parages que l’on prend la plus grande partie du bois de construction employé même à Habarovka et Nikolaïevsk. De tous les côtés nous voyons les préparatifs pour la coupe prochaine. On a enlevé un anneau d’écorce d’à peu près 1 mètre à la base de tous les pins qui doivent être abattus cet hiver. La sève va s’écouler, ils se dessécheront au printemps ; on les abattra et l’on en fera des radeaux. Souvent, sur le flanc des montagnes qui bordent la rivière, on voit de longues bandes dénudées, au milieu desquelles un sillon est creusé, depuis le bas jusqu’au sommet. C’est par ce sillon que l’on précipite les madriers coupés sur Les hauteurs, puis des traîneaux les transportent jusqu’aux villages où se forment les radeaux.

La table est trop petite pour nous contenir tous : nous sommes donc obligés de manger en deux fois. Le Sibérien se sert très peu de sa fourchette, c’est Le couteau qui joue ici le rôle prédominant. Il coupe la viande et sort de véhicule pour porter les aliments à la bouche. À cet effet, il est très large, peu tranchant, et arrondi du bout. La fourchette sert à placer sur l’extrémité du couteau les morceaux que l’on veut manger. L’impression que l’on éprouve à voir cela pour la première fois est désagréable. Pas de verre sur la table ; j’en demande un et une carafe. À peine ai-je fini de boire que mon verte est saisi, chacun se le passe à tour de rôle, s’en sert et finalement me le rend. Moi qui ne suis pas habitué à cette promiscuité, j’abandonne le verre au public, et quand j’ai soif, je me sers de ma tasse en cuir, que je remets immédiatement dans ma poche après chaque opération, car elle ferai également le tour de la table, et je n’y tiens pas. Cet ustensile, si simple et si commode en voyage, parait exciter l’admiration. Ma cuvette en caoutchouc n’a pas moins de succès. Sur la Zéa, pas de lavabo. On va à la pompe, on pompe d’une main, on se débarbouille de l’autre c’est simple, c’est pratique, peu coûteux. C’est de la civilisation à la Diogène.

Parmi les Cosaques, j’en remarque un ou deux dont une seule oreille est percée et ornée d’une boucle. C’est une chose fort commune en Chine. A-t-elle dans les deux pays la même cause superstitieuse ? Pour la race jaune, les fils seuls comptent. Ce sont eux dont on remarque le plus la perte, et l’on s’imagine que les divinités infernales, partageant ce mépris des hommes pour la femme, sont plus acharnées contre les garçons que contre les filles. Cette boucle d’oreille a pour objet de les tromper sur le sexe de celui qui la porte.

À Outesnaya, premier péché capital, j’ai remarqué un certain nombre de pêcheurs à la ligne. Ils sont tous Chinois. Le Russe a l’air de dédaigner ce genre de distraction. Le Chinois, J’en suis sûr, pêche dans un but de spéculation : il n’y a pas pour lui de petit profit.

Trois nouveaux voyageurs montent : où va-t-on les mettre ? C’est le chef de la police de Stretinsk et deux médecins, arrivés ici par le dernier bateau pour faire une enquête sur un assassinat. Le chef de la police, apprenant de quelles recommandations je suis muni, se montre fort aimable. Il télégraphie à Stretinsk pour annoncer mon arrivée. Il se met du reste à ma disposition pour faciliter nos préparatifs de départ en tarantass. L’un des médecins parle un peu français ; il habite Nertchinsk.

Le temps est à la pluie. Je tremble pour les bagages, et je les fais recouvrir un peu par Hane. J’avais raison. Dans la nuit il tombe des torrents d’eau. Et ces pauvres Cosaques qui sont sur le pont, et ces malheureuses femmes avec leurs enfants ! L’une d’elles est à la porte de notre cabine, donnant le sein à son bébé. Je la fais entrer. Mais, le plancher étant couvert de passagers couchés par terre, elle s’assied sur les marches de l’escalier : à elle est au moins à l’abri de la pluie. Les dames ont également donné asile à une passagère et son enfant.

Cependant dehors, sur la berge, les Cosaques ont allumé leur feu et font la cuisine comme si Le ciel était pur et parsemé d’étoiles. La seule chose qu’ils cherchent à protéger contre les cataractes du ciel, c’est leur brasier et leur marmite.

5 juillet. — À 3 heures et demie nous partons. Nous allons doucement, en sondant tout le temps. À plusieurs reprises la voix monotone de l’homme de sonde nous a donné des émotions. Il a annoncé deux pieds et demi, puis deux. Nous avons senti des secousses produites par les cailloux du fond de la Chilka, mais nous avons franchi la passe. À 9 heures et demie c’est plus sérieux. Nous entendons successivement : « Dua polovinoi, dva, deux et demi, deux », puis nous sentons des soubresauts et nous nous arrêtons : nous sommes au plein. Il nous faut quelques minutes pour nous dégager en faisant machine en arrière. La Zéa accoste le bord, et le capitaine ordonne à tous les passagers de troisième de descendre à terre et de s’en aller à travers champs jusqu’à un village que l’on voit à une certaine distance. Allégés d’autant, nous passons ; nous reprenons nos Cosaques, que je compte au moment où ils montent à bord : ils sont plus de cent, et ils n’étaient pas tous descendus. La même opération se renouvelle une heure plus tard. Cette fois-ci, pour prendre un peu d’exercice, je me joins, avec une ou deux personnes, aux Cosaques qui descendent.

On nous avait dit de suivre le bord de l’eau et que notre promenade serait à peu près d’une verste : elle fut de huit, et à 100 mètres de l’endroit où la Zéa nous attendait la rive était un vrai marais qu’il nous fallut traverser dans de la boue jusqu’aux chevilles.

L’archiprêtre est un peu inquiet. Il se dit que je ne manquerai pas, en rentrant en France, de parler de ce que j’ai vu en Sibérie. Or le général Kapoustine envoie ses enfants à l’université de Tomsk, ce qui tendrait à prouver que Tomsk est le seul endroit en Sibérie où l’on puisse s’instruire. Cela n’est pas exact. Dans toutes les grandes villes il y a des collèges, des séminaires, à Blagovechtchensk notamment, où l’instruction que l’on donne est tout aussi bonne qu’à Irkoutsk ou à Tomsk ; il déplore cette habitude que l’on a de chercher au loin ce qui est sous la main.

5 juillet. — À 6 heures nous arrivons à Gorbitsa, le septième et dernier des péchés capitaux. La rivière est maintenant partout à peu près assez profonde pour nous permettre d’arriver à Stretinsk sans encombre. Des indigènes montés sur des rennes viennent auprès du bateau. Ils chassent devant eux plusieurs de ces animaux portant des fardeaux. C’est la première fois que nous en voyons.

UNE CARAVANE DE RENNES PORTEURS. — DESSIN D’A. PARIS, GRAVÉ PAR DEVOS.

De nouveaux passagers montent à bord, un monsieur et une dame. Cette dernière trouve qu’elle sera mieux avec nous que dans le salon de l’avant. Elle vient donc sans façon s’installer à notre table. À 11 heures nous nous arrêtons pour la nuit à Ouste-Tchernaya. Avant de me coucher, je vais prendre un bain, Il fait une lune splendide. En rentrant, mon attention est attirée par des éclats de rire. Un triton et une naïade prennent leurs ébats à quelque 30 mètres du steamer. Mon apparition n’a pas l’air de les gêner outre mesure ; ils se contentent de me tourner le dos, en s’enfonçant tant soit peu dans l’eau.

6 juillet. — Nous avons pris à Gorbitsa un certain nombre de juifs ; ils sont facilement reconnaissables. L’un d’eux m’aborde timidement et, m’appelant général, me demande la faveur de quelques minutes d’entretien. Il sait que je suis Français, et voudrait, au nom de ses coreligionnaires, me charger d’un message pour Paris. La conversation a lieu en allemand. C’est grâce à la générosité du baron Hirsch qu’un grand nombre de juifs ont pu quitter la Russie pour venir s’établir en Sibérie. « Nous étions plus malheureux que des esclaves, dit-il, maintenant nous sommes relativement libres et tranquilles. C’est au baron Hirsch que nous le devons. Nous voudrions lui envoyer l’expression de notre gratitude, mais nous ne savons comment faire pour être certains qu’elle arrivera jusqu’à lui. » Il ajouta qu’ils ne demandaient plus rien, que leur vie était facile, et que le baron Hirsch devait consacrer ses libéralités à leurs malheureux frères, encore si nombreux en Russie.

Cette démarche me toucha. Je lui promis de m’acquitter de grand cœur de cette commission que je considérais comme un devoir. À mon arrivée à Paris, j’obtins à grand’peine une audience du célèbre financier, qui me parut tant soit peu ému. On est si peu habitué à la reconnaissance, me dit-il, qu’on est toujours heureux de l’entendre exprimer. Je suis particulièrement sensible à la manière dont celle-ci m’est témoignée. »

Ma démarche toute désintéressée eût, peut-être, mérité une carte de visite, mais, comme me l’a dit lui-même le baron Hirsch, on est si peu habitué à la reconnaissance !

Le maître de poste de Stretinsk est à bord. Il me promet que je ne manquerai pas de chevaux jusqu’à Tchita. Il est arrivé, paraît-il, des ordres du gouverneur général. Voilà une bonne nouvelle. De son côté, le chef de la police, qu’un télégramme arrête en route pour un autre assassinat, vient me serrer la main. Il va télégraphier à l’ataman des Cosaques de Stretinsk de se mettre à ma disposition.

À midi nous sommes à Ouste-Karyiskaya.

La Chilka, basse comme elle est aujourd’hui, n’a pas plus de 100 mètres, mais à certain moment elle doit en avoir 300. Entre l’eau et le quai est une large grève à sec. Une longue jetée en bois, la plus longue depuis Nikolaïevsk, terminée par un arc de triomphe élevé en l’honneur du Tsarevitch, établit les communications avec la terre quand les eaux sont hautes. Elle est noire de monde et de monde élégant ; uniformes, robes de soie, ombrelles, témoignent de l’importance de la station.

OUSTE-KARYISKAYA[1].

Cependant les abords n’ont rien de bien somptueux, et je scandalise fortement le général et Mme Kapoustine en photographiant les maisons qui bordent la rivière, avec leur toit en écorce de bouleau, qui doit être une maigre protection contre les intempéries. Je ne puis pourtant pas ne photographier que ce qui est joli ! Ouste-Karyiskaya a été pendant longtemps le lieu de déportation le plus important de toute la Sibérie. Il y avait encore en 1879, d’après M. Cotteau, 2 144 condamnés aux travaux forcés, dont 41 seulement pour crimes politiques, employés dans les mines d’or, qui sont toutes à la surface du sol et non sous terre, comme on se l’imagine généralement.

Mais on ne veut plus maintenant dans les mines de ce genre d’ouvriers, qui en somme coûtent cher et ne travaillent pas. On leur préfère de beaucoup les ouvriers libres. Le gouvernement a donc à peu près cessé d’envoyer à Ouste-Karyiskaya les condamnés de droit commun. Il y a cependant un certain nombre de déportés politiques, qui le plus généralement sont libres de leurs mouvements, à condition de ne pas quitter le village. La femme de l’un d’eux, aimable et parlant très bien français, prend passage à bord de la Zéa. Elle va au Caucase, auprès de son père qui est malade.

Tous les déportés cependant ne sont pas libres. Il y a les dangereux, les incorrigibles. Un de nos passagers me donne la photographie d’une nihiliste célèbre qui, à la suite de plusieurs évasions, dut être enfermée et mise aux fers.

UNE NIHILISTE CÉLÈBRE[2].

Nous retrouvons un peu plus loin la rive percée de trous dans lesquels nichent les hirondelles, comme dans certaines parties de l’Amour. Beaucoup de juifs, passagers de troisième classe, sont montés à Ouste-Karyiskaya. Presque tous parlent allemand. Le bateau est littéralement bondé. À partir de maintenant nous refusons tous les passagers.

Sur la rive gauche, au milieu des forêts, un ruisseau vient entre deux collines se jeter dans la Chilka. À l’embouchure est un bloc de glace qui forme un pont de plus d’un mètre d’épaisseur. Je me demande quelles dimensions pouvait avoir au commencement du dégel pour exister encore le 5 juillet ! Toute la contrée est verte et fleurie.

Nous passons le soir un petit village sans grande importance, mais qu’on nous montre avec orgueil. Il se nomme Chilkino. C’est là que fut construite la barge que nous avons vue à Nikolaïevsk, sur laquelle Le général Mouravieff descendit l’Amour il y a trente-cinq ans ! Près de Chilkino nous voyons de grands champs cultivés. Ce sont les premiers que nous remarquions.

7 juillet. — Il est bientôt 3 heures de l’après-midi, Stretinsk est en vue. La partie pénible du voyage va commencer, celle que l’on nous a dépeinte comme si dure à supporter. Avons-nous un tarantass ? Est-il bon ? Et d’abord qu’est-ce que cela peut bien être qu’un tarantass ? Nous n’en avons encore jamais vu.

Maintenant plus de compagnon de voyage parlant français ou allemand. C’est en russe qu’il va falloir nous débattre contre le mauvais vouloir des simotritiels ou maîtres de poste, nous refusant des chevaux sous prétexte qu’ils n’en ont pas, pour se les faire payer plus cher ; en russe encore, que nous ordonnerons au yemchtchik de presser ou de ralentir l’allure de ses chevaux ; en russe, que nous aurons à pourvoir à notre subsistance, à satisfaire à toutes les nécessités de la vie et des voyages, manger, boire, dormir, vivre en un mot, et gagner Tomsk, où nous retrouverons un confort relatif avec la navigation à vapeur.


Charles Vapereau.


(La suite à une autre livraison.)

  1. Dessin de Berteault, d’après une photographie.
  2. Gravure de Devos, d’après une photographie.