De Mazas à Jérusalem/4/Moi consul

Chamuel (p. 175-180).
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IV. — Le grand trimard


MOI CONSUL


Jaffa !

Tandis qu’on jetait l’ancre une véritable flottille de barques robustes entoura le paquebot.

La flottille dansait au caprice de la mer houleuse.

Mais les barques évoluaient de manière à approcher le plus près possible des flancs du navire et les bateliers criaient, gesticulaient, s’évertuaient à attirer l’attention des passagers groupés à l’avant, de ces bons pèlerins pour Jérusalem qui, voyageurs inexpérimentés et peu calmes, traitaient déjà pour leur transport jusqu’à terre.

Puis les manœuvres d’ancrage terminées, lorsqu’on eut abaissé l’escalier d’abordage, ce fut, dans toute la violence du mot, un abordage : l’illusion d’une attaque de corsaires.

Les bateliers en bousculade se ruèrent à l’assaut sur le pont ; ces grands gaillards au teint hâlé, aux costumes clairs, aux jambes nues, se répandirent dans toutes les directions, s’emparant de force des bagages, accaparant les passagers, les saisissant par les habits, les entraînant, se les arrachant les uns aux autres. Et les invectives, et les promesses de prendre moins cher que le concurrent, et l’ahurissement des doux pèlerins, l’affolement.

J’ai vu un vénérable pope venu d’Odessa maintenant à bras le corps son jeune fils qui bon gré mal gré fut entraîné vers une des barques, tandis que sa femme était violemment portée dans une autre et que dans une troisième sa petite fille, congestionnée par la peur, poussait de déchirants appels…

Le commandant, tranquillement accoudé sur la dunette avec quelques privilégiés passagers de première, souriait, très amusé de la scène :

On déchargeait le pauvre monde.

Je m’étais jeté dans une barque maintenant pleine et que les bateliers âpres voulaient charger encore. Mais nous étions tellement secoués par les vagues qu’ils se décidèrent à filer.

Cinq rameurs, debout, voguaient en rythmant les coups des larges avirons sur une sorte de chant guttural qui devenait parfois sauvage comme un cri de détresse quand les lames plus grosses de plus haut nous jetaient aux précipices plus profonds.

Nous bondissions, ce pendant que le patron de la barque essayait de nous rançonner : sous prétexte du gros temps, il voulait faire payer double, et tout de suite. Il allait aux uns, aux autres, très agile. Un faux mouvement eût suffi pour nous faire chavirer tous. Quelques semaines auparavant, vingt-huit personnes s’étaient noyées là — de cette façon — sur la ceinture des récifs.

Jaffa s’annonçait plutôt inhospitalier.

Enfin l’on atteignit la côte escarpée.

Je m’élançai.

J’avais à peine mis pied à terre qu’une dizaine d’hommes m’entourèrent : des Turcs et des Levantins.

Ils me sommèrent de les suivre.

Où ça ? Je le verrais bien. J’hésitais. Ils m’empoignèrent.

Résister eut été puéril. Appeler la police turque ? mais elle était là approbative, prête à donner main forte.

Je marchais au milieu de l’escorte bizarre et nous allions en la pente roide des rues étroites vers la ville haute.

En somme, qu’avais-je à redouter ? Tout s’expliquerait. Une aventure de plus — et peut-être drôle.

Arrivé devant une grande bâtisse où flottait le drapeau français, on me dit :

— C’est ici, venez, c’est l’hôpital.

C’était l’hôpital, en effet. Une sœur évidemment prévenue me fit les honneurs du parloir ou se trouvaient déjà l’aumônier et un missionnaire dominicain coiffé du fez, noble comme un calife en les plis lourds de son costume blanc : « Bonjour ! » firent-ils, et j’attendis très intrigué dans le silence de cette mise en scène.

Un homme entra en coup de vent, une toque brodée d’or sur l’oreille, un fouet de chien dans la main droite :

— Moi consul arrêter vous.

Tout cela était fou. Quoi, ce demi sauvage qui gesticulait devant moi, ce grotesque représentait la France.

Notre consul ne parlait pas ma langue…

J’étais arrêté en petit nègre.

Et pourquoi donc étais-je arrêté ? Pourquoi me saisissait-on là — au seuil de Jérusalem ?

L’homme me l’expliqua dans un exotique charabia : il avait des instructions.

Les consuls des Échelles du Levant avaient tous l’ordre de s’emparer de moi.

Ma venue était annoncée.

À Port-Saïd, à Alexandrie ou aux provinces barbaresques ce me serait arrivé de même : on possédait mon signalement. On savait que j’étais condamné pour provocation au meurtre :

— Vous grand méchant, conclut-il.