De Mazas à Jérusalem/4/Le Drapeau

Chamuel (p. 192-198).
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IV. — Le grand trimard


LE DRAPEAU


Au moment où j’atteignais les dernières habitations, où j’allais enfin m’engager dans la vaste plaine de sable fin, sur la route des caravanes, je croisai un groupe d’indigènes qui me dévisagèrent, l’œil méfiant.

Ils discutaient, et, à leurs signes, je m’en rendis compte, c’était bien de moi qu’ils parlaient. Quand ils furent à une trentaine de mètres en arrière, ils s’arrêtèrent brusquement.

Et je sentis, sans tourner la tête, leurs regards fixés sur moi.

Après un court conciliabule, les hommes rebroussèrent chemin. Ils me suivaient, la marche rapide.

Sur la façade d’une maison, un vieil écusson terni désignait le consulat anglais. La porte était entr’ouverte.

J’entrai d’un bond.

Il n’était que temps : les hommes venaient au pas de course.

La porte refermée, je me trouvai en présence d’un honnête sémite qui, malgré l’heure matinale, faisait, à grands coups de marteau, une rude besogne d’emballage.

Sa figure, ornée de lunettes, resta placide.

Je m’excusai.

Il m’introduisit dans une espèce de bureau encombré de caisses éventrées, de registres et de pacotille — vrai capharnaüm de trafiquant. Aux murailles blanchies à la chaux, parmi les tarifs et les pancartes piqués des mouches, un chromo hurlait la reine Victoria.

Mon hôte, le digne mercanti, était le féal consul de Sa Gracieuse Majesté.

Je fus amené à des confidences, sans enthousiasme.

Il hochait la tête, ne se prononçant pas.

Je continuai, expliquant que ce coin de territoire libre était le refuge indiqué. Il y allait de l’honneur britannique.

— Si seulement vous aviez de l’argent ? insinua-t-il doucereusement.

Mais puisque le collègue avait pris jusqu’à mes boutons de manchettes… Il n’y pouvait rien, redoutait les ennuis. Il y avait bien devant Jaffa, outre le paquebot français où ma place était réservée, il y avait un bateau anglais. Cependant ce n’était pas pratique. La question d’argent revenait.

Il se démenait, le geste évasif.

Et, tout en continuant à m’honorer de quelques vagues monosyllabes, il repassa dans le vestibule, rouvrit la porte d’entrée et se remit à clouer ses caisses.

Personne ne rôdait autour de la maison.

Bon signe.

Sous un déguisement, à la nuit tombante, il n’était pas impossible de gagner le navire anglais.

On s’arrangerait avec le capitaine.

Je savais maintenant que le voilier, venu pour un chargement d’oranges en destination de Glasgow, devait relâcher à Gibraltar.

L’Espagne souriait à ma promenade sans itinéraire.

En dépit de l’accueil plein de réserves, j’étais nettement décidé à attendre ici l’heure propice. La vilaine tête que faisait le marchand finissait par m’égayer. Mon parti était bien pris.

Je m’installai sur un colis dans le consulat inviolable.

J’étais fatigué, je m’endormis.

Il pouvait bien être huit heures lorsque de grands cris m’éveillèrent. Le consul avait disparu. La maison était envahie par une bande de Turcs à burnous.

Je reconnus deux de mes gardiens.

La bande semblait dirigée par un drogman du consulat de France qui, pour cette glorieuse expédition, avait arboré, sur son costume bleu soutaché d’or, une large cocarde tricolore.

Oh ! sur les rives lointaines, la vue des couleurs nationales !

Le blanc-bleu-rouge du drapeau ! L’émotion gagne, les yeux se mouillent. C’est le protecteur, le grand ami.

Comme une vision du foyer.

Civilisation, progrès, droit des gens. Fiers souvenirs. C’est l’étendard chevaleresque. Haut les cœurs !

Tournez l’orgue de Barbarie…

La ritournelle passe de mode. Les voyageurs trimballés par l’Agence Cook vont rester seuls à perpétuer l’espèce curieuse des bipèdes que le tricolore fait larmoyer. Au milieu des sites pittoresques, et comme plus près de la Nature, les sensitifs perçoivent mieux la banalité du Drapeau. Pour l’œil même c’est une contre-joie, au pays des décors magiques.

C’est une toile tapageuse dont l’esthétique est d’Épinal.

Et pour le cœur, parlons-en. Tous les coureurs de chemins, traqués à travers le monde parce qu’ils ont pensé trop haut, ne sont pas comme les chiens battus aimant le bâton. C’est à coups de hampe de la bannière symbolique qu’on les a frappés sans pitié — ils l’ont compris.

Et s’ils ne sifflent pas au Drapeau, c’est qu’ils dédaignent.

Civilisation, progrès, droit des gens ! On violait le refuge inviolable. L’individu à la cocarde sautait sur moi, l’insulte aux lèvres ; ses acolytes me saisissaient, me poussaient hors du consulat.

Je ne luttai plus, très écœuré, pensant : Tant pis !

Les Franco-Turcs triomphants me talonnaient, les poings dans le dos. Nous dégringolions en éboulade vers le rivage.

La foule grossissait derrière nous et, quand on s’arrêta près des barques, la population tout entière se pressait sur la côte étroite.

Les poignes nerveuses ne me lâchaient pas, tenaillaient la chair sous le vêtement. Dix hommes se cramponnaient superstitieusement à moi comme si, par quelque charme mystérieux, je pouvais encore m’échapper.

Puis vint le consul français, tout essoufflé.

Il approuva en connaisseur et me fit, de plus, entraver les jambes.

Qu’attendait-on pour en finir, pour m’embarquer et que tout fût dit ?

Le consul devint solennel.

On attendait quelque chose qui déjà aurait dû être là ; mais que l’on verrait au moins dans la barque pour le transport du fugitif — quelque chose d’indispensable.

Quelque chose d’officiel.

Ce quelque chose, je l’attendis trois quarts d’heure sous les huées d’une populace bigarrée. Ce quelque chose, on était allé le chercher très loin, à un autre bout de la ville, au consulat :

C’était le Drapeau.