De Mazas à Jérusalem/3/La bande à Melville

Chamuel (p. 82-87).
III. — Villégiature anglaise


LA BANDE À MELVILLE


D’une façon générale les magistrats abusent des corps d’enfants. Le plus ordinairement c’est comme Rabaroust ; d’autres fois c’est pour verser l’hypocrisie de leurs larmes sur ces petits êtres que la dynamite des révoltés frappera « peut-être » jusque dans leurs berceaux.

En attendant — et alors plus peut-être mais sûrement, ce sont eux qui tuent des petits. Ce sont eux qui, de complicité avec les gens de police, jettent en prison les pères de famille, pourchassent et torturent les mères et empoisonnent le lait des nouveau-nés.

Oui, et le terre-à-terre de cette vérité que développeraient mal les grandes phrases n’égayera que de lourdes brutes. C’est un fait. Le cadavre d’un enfant que nous enterrions, hier, le prouve une fois de plus, sinistrement.

On se souvient des perquisitions faites, à Londres, chez le compagnon Delbecque, dans le but de trouver Francis et Meunier accusés d’être les auteurs de la petite sauterie Very good.

L’insuccès des policiers leur mit la rage aux ventricules.

Et ce fut pour Delbecque et pour sa compagne une longue série de persécutions de toute nature. L’homme sans cesse pisté par les agents, relancé jusqu’à son atelier, poursuivi chez les personnes mêmes qui lui donnaient de l’ouvrage, faillit perdre tout travail. La femme, qui en ce moment allaitait un bébé de cinq mois, fut en butte aux plus odieuses machinations ; dès qu’on la savait seule, des détectives s’introduisaient dans la maison, communiquant de fausses nouvelles de son mari, semant toutes les inquiétudes, essayant d’arracher par l’intimidation quelque aveu compromettant, jetant en main ce marché : la tranquillité au prix de la délation. Et comme la compagne restait dignement silencieuse ou n’élevait la voix que pour lancer son mépris au visage de ses tourmenteurs, ils en arrivèrent à l’obsession brutale et constante. La santé de la mère ne résista pas aux tortures morales, son lait devint néfaste pour son enfant — et l’agonie de la petite fille fut lente.

Lors de l’infructueuse perquisition, les limiers aux abois s’étaient trop sentis cravachés par l’ironie des révolutionnaires, ironie parfois bruyante, voire même musicale, puisque la retraite des policiers se fit aux sons de l’orgue de Barbarie. Ils s’étaient dit : Rira bien qui rira le dernier !

Ils ont gagné la seconde manche :

Ils ont ri devant un cercueil.

Et ce ne sont pas là des mots en l’air. Ce n’est pas une image.

On les a vus.

Dans cette grise après-midi de septembre, tandis que devant la porte de la maison endeuillée attendait la voiture des morts, au coin de Charlotte Street, un groupe d’individus louches stationnait. Et quand la mère descendit sur le seuil, le cœur gros et les yeux rouges, elle dut subir l’odieux face-à-face des flaireurs.

Elle les vit bien, les têtes narquoises !

C’étaient les mêmes individus qui jadis perquisitionnèrent, les mêmes qui pendant un long mois furent ses bourreaux assidus et raffinés.

C’étaient ceux qui tuèrent son enfant.

Ah ! l’on a peine à croire. Et faut-il des noms ? Faut-il préciser des détails ?

Eh bien ! le chef de la bande s’appelle Melville. Il a dans son métier le grade d’inspecteur. C’est un gentleman d’allure aimable et de parler insinuant. Quant à ses seconds, tout le quartier français de Londres les désigne du doigt : c’est un grand diable de brigadier à la forte carrure, aux moustaches rudes et rousses, aux poings de boxeur. C’est aussi un bonhomme légèrement bedonnant, à favoris bruns, cheveux grisonnants, tête placide de marchand aisé. Les deux compères ne se quittent pas et le couple circule, tout brûlé qu’il est, obstinément fureteur. Puis il y a la tourbe des marlous et des cireurs de bottes qui grossissent les revenus de leur commerce plus ou moins avoué des petits bénéfices dévolus aux indicateurs. On les connaît.

C’est ce Melville qui, entre dix démarches trop longues à énumérer, en fit une particulièrement édifiante et dont les termes méritent d’être textuellement rapportés.

Un lundi, le 1er août, dans l’après-midi, pendant que Delbecque était à son atelier, l’inspecteur réussit à pénétrer près de sa femme et voici ce qu’avec toutes les roueries du métier il lui dit, tour à tour prometteur ou menaçant :

— Voyons, vous êtes souffrante, votre petite dépérit. Soyez raisonnable, que diable ? N’êtes-vous pas fatiguée de cette lutte sans issue ? Je veux vous faire sortir de cette impasse. Écoutez-moi ; vous avez besoin de repos, d’une vie calme… tout cela est à votre disposition. Avouez seulement que Meunier a habité ici, indiquez-moi sa nouvelle retraite, et elle est assurée, l’existence tranquille. Elle est assurée à vous, à vos six enfants, à votre mari, là ! que puis-je dire mieux ?

» Ne vous impatientez pas. Nul ne saura. C’est entre nous. Vous ne voulez pas m’entendre, tant pis ! Mais c’est que votre mari ne restera pas dans sa place. Oh ! il peut en être certain. Nous sommes renseignés. Et alors vos mioches…

» Allons, comprenez donc. C’est dans votre intérêt. Vous êtes une brave femme, une bonne mère ! Ce sera du joli quand vos petits crieront la faim. Tenez, voilà ce que je vous propose : cinq cents livres. Et ce n’est qu’un commencement. Cinq cents livres tout de suite !

» Vous me repoussez, soit ; je m’en vais. Songez, songez pourtant — il sera temps encore demain, songez : votre mari sans travail, vos petits sans pain… »