De Mazas à Jérusalem/1/Petites coulisses

Chamuel (p. 42-46).


PETITES COULISSES


Le coup de filet policier de ce mois d’avril 92 restera historique.

C’est la première en date parmi les plus cyniques tentatives des temps modernes contre la liberté de penser.

On connaît maintenant les coulisses de l’affaire.

Le gouvernement voulut profiter de l’émotion causée par les explosions de la caserne Lobau et de la rue de Clichy pour englober dans un gigantesque procès de tendance tous les révolutionnaires militants. Le ministère et ses procureurs dociles firent semblant de croire que certaines opinions constituaient des complicités. L’écrivain expliquant comment il est des déshérités fatalement entraînés au vol, devenait, par le seul motif de cette opinion émise, un voleur lui-même. Le penseur étudiant le pourquoi des « propagandes par le fait » devenait l’associé secret des allumeurs de mèches tragiques.

Le philosophe n’aurait plus le droit de prêcher son indulgence et de concevoir sans vertige les faits.

La société se débarrassait de ceux de ses membres assez corrompus pour la désirer meilleure.

La réaction dirigeante pourrait enfin jouir en quiétude, et pour longtemps laisser sommeiller ses remords — ses doutes au moins que n’éveilleraient plus les paroles des trouble-fête.

Le moment était habilement choisi.

Les attentats à la dynamite avaient terrorisé la bourgeoisie capitaliste, effrayée plus encore peut-être pour ses immeubles que pour elle-même. On était à la veille des manifestations menaçantes de mai. On avait peur. Et la foule lâche aurait sûrement applaudi à toutes les exécutions sommaires.

Les rafles eurent lieu.

Plus spécialement dirigées contre l’assaut anarchiste, ces arrestations s’abattirent pourtant aussi sur des hommes dont l’indépendance avait été jusqu’à repousser toute étiquette — même anarchiste. C’est ainsi que je fus appréhendé bien que n’ayant jamais mis les pieds dans une réunion publique, ni fréquenté dans les groupes. Bien que m’étant affirmé toujours hors de secte et hors d’école, endehors, c’est-à-dire isolé, chercheur d’au-delà, remueur d’idées, il n’en fallait pas davantage : l’irrespect était suffisant, s’il était vraiment combatif. Toute agitation devait s’éteindre. Un malfaiteur de moins — je fus pris.

Perfidement conduite, l’affaire s’affubla d’apparence légale. Le code a de telles élasticités qu’on prétendit nous appliquer les articles 265 et suivants visant les associations de malfaiteurs.

« Art. 266. Ce crime existe par le seul fait d’organisation de bandes ou de correspondance entre elles et leurs chefs ou commandants, ou de conventions tendant à rendre compte ou faire distribution ou partage du produit des méfaits. »

Conçoit-on maintenant les insinuations du juge d’instruction parlant de « liste d’adresses » et « d’envoi d’argent » ?

« Art. 267. Quand ce crime n’aurait été accompagné d’aucun autre, les auteurs, directeurs de l’association et les commandants en chef ou en sous-ordre de ces bandes, seront punis des travaux forcés à temps. »

Une aimable perspective de bagne se déroulait devant nous.

Il est évident qu’il n’y avait pas à compter sur l’impartialité des juges. Le mot d’ordre était donné. Nous aurions beau prouver que non seulement nous n’étions pas des pilleurs de porte-monnaie ; mais encore que nulle organisation n’existait parmi nous — même au point de vue politique — les tribunaux nous frapperaient avec égale désinvolture.

Un seul point se plaçait en doute. Pour que l’opération réussît il semblait indispensable que les autres pays fissent à leurs nationaux réfractaires un analogue procès.

Eh bien, ce que la République française avait prémédité, la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne enfin eurent la pudeur de ne pas le vouloir. Les antiques monarchies ne cédèrent pas aux incitations d’une jeune république qui rêvait de reconstituer l’internationale en sens inverse. Il y eut des pourparlers échangés qui n’aboutirent point. La chasse à l’homme libre ne fut pas décrétée par toute l’Europe. Notre démocratie tombée sentit dès lors qu’elle ne pouvait pas faire pis que les pires autocrates.

Le gouvernement opportuniste hésita, perdit contenance, tel un chenapan mal aguerri — n’osa pas aller jusqu’au bout.

Il se dit, ce jour-là : Partie remise !