De Mazas à Jérusalem/1/Liberté provisoire

Chamuel (p. 47-50).
I. — Malfaiteur


LIBERTÉ PROVISOIRE


Donc, après les outrageantes mensurations bertillonesques, on nous réintégra à Mazas — mais pour peu de jours seulement.

L’ordre vint de nous élargir.

La machination politico-judiciaire bassement échouait : à peine avait-on pu nous retenir un mois dans les prisons, à peine froisser nos poignes sous l’infamant cabriolet…

C’était peu. Le dépit des magistrats de proie, auxquels le gouvernement changeait la consigne, se manifesta de curieuse façon. Les juges d’instruction obligés de nous relâcher se gardèrent bien de rendre une ordonnance de non-lieu. Mieux leur parut de laisser encore planer un doute, de laisser pendante une menace… Ils adoptèrent une demi-mesure — le texte des levées d’écrou en fait foi : on condescendit purement et simplement à nous mettre en LIBERTÉ PROVISOIRE.

Ingénieux truc.

Une ordonnance de non-lieu eût été, sans réticences possibles, la confession publique du mal-fondé de l’accusation.

Or, les juges répugnent aux aveux tardifs.

Cette horreur de l’aveu est visiblement aussi invétérée chez les magistrats que chez leur lamentable clientèle de prévenus honteux.

Entre les uns et les autres ne découvre-t-on pas d’ailleurs plus d’un point de similitude ?

À la force du contact, de faux airs de famille s’acquièrent.

Qui n’a vu siéger le président égrillard, fin gourmet des procès de mœurs, détailleur et déshabilleur ? L’assesseur à l’œil sournois et entendu, maître-expert dans les affaires louches ? Le procureur beau garçon, poussant sa toque sur le côté de ce mouvement de main narquois pris aux d’Artagnan de trottoir ?

Récidivistes et justiciers s’imitent, se recommencent et se complètent.

Le mot d’Avinain reste un programme pour les déguisés perpétrant l’erreur, la gaffe et le crime judiciaires : n’avouez jamais !

M. Anquetil, mon juge, Anquetil-Avinain, suffisamment qualifié pour honorer sa corporation, madré quoique lourdaud — homme à tout faire, se comporta en bon magistrat : il n’avoua rien.

Ce courtisan du pouvoir, épris de gratifications, se dit qu’on lui tiendrait compte de son zèle imaginatif : en appliquant le moyen terme de la liberté provisoire, les apparences seraient sauvées.

L’équivoque se prolongerait…

Qu’importe ! C’était secondaire. Mazas rouvrait ses verrous. Et, par une soirée tiède de mai, je reprenais place dans la vie. C’est beau le bruit de la rue ; on ne l’entend pas généralement, pour l’avoir toujours entendu. C’est une harmonie forte et douce, pénétrante, où vibre l’activité jamais lasse, où l’amour chante.

Les co-détenus, les anarchistes sortaient bras dessus bras dessous, exubérants, faisant la nique aux murs geôliers.

Vive la liberté provisoire ! Le mot n’effraye pas ; nous savons bien l’aléa de notre pauvre liberté — provisoire toujours. Le délit est de vouloir être soi-même et de tenter l’affranchissement. C’est une fierté qui se paye. Défense de penser tout haut ! Défense de parler de la vie en contre-coup des sensations ! Tel est le crime, j’en fais la preuve, moi qui ne suis rien, ne veux rien être et m’en vais seul…