De Mazas à Jérusalem/1/Mazas

Chamuel (p. 16-23).
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I. — Malfaiteur


MAZAS


Le garde me reconduit jusqu’à une porte cochère devant laquelle une voiture cellulaire stationne. Une dizaine de pauvres hères dépenaillés nous rejoignent. La voiture est bien pour nous. Un à un, nous nous hissons, on nous cadenasse et, en route !

Il suffit d’avoir fait un court trajet dans ce véhicule aux ressorts inconnus, il suffit d’avoir étouffé pendant un quart d’heure sans pouvoir changer de position, enserré dans un cabanon, secoué contre les parois parcimonieusement piquées de jours ventilateurs, il suffit de la plus courte excursion en voiture cellulaire pour apprécier à jamais l’image du « panier à salade ».

Nous arrivons à la nuit tombante. C’est ici Mazas. Les lourdes portes qu’on referme, les sentinelles qui vont et viennent, les murailles en moellon grisâtre, l’écho même des pas dans le lointain, tout est d’une tristesse pesante.

On procède aux formalités de l’écrou : les noms, prénoms ; la taille à la toise, un signalement par à peu près.

Puis c’est la fouille ou plutôt le déshabillement complet.

Tout ce que vous aviez sur vous, vêtements, linge et menus objets, s’entasse pêle-mêle sur le sol carrelé où bientôt, les pieds nus, comme les jambes et le torse, vous attendez.

On vous jette un pantalon d’un gris douteux, une veste courte balafrée de déchirures, une chemise sans boutons ; vous reprenez vos chaussures et vous voilà équipé, assistant au détroussement de vos poches.

Dans ce coin sinistre, entouré de gardiens à figures rébarbatives, à la lueur indécise de la lampe, ce grouillement d’hommes sur les effets qu’on vous a forcé de quitter remet en l’esprit quelque épisode de la forêt de Bondy.

L’obscurité règne absolue dans la nouvelle cellule où l’on me « boucle » ensuite.

Pour finir cette journée mouvementée, éreintante, pas même un croûton de pain : qui dort dîne !

Je cherche à tâtons ma couchette et la fatigue, jusqu’au matin, me gratifie d’un sommeil lourd.

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Une cloche carillonne.

C’est le réveil. Des trousseaux de clefs s’agitent. On entend, les unes après les autres, s’ouvrir et se fermer les portes de la longue file des cellules. Le bruit se rapproche, un gardien paraît :

— Eh ! le no 9, debout ! Votre bidon ? Vous ne voulez pas d’eau ?

— Mais si.

— Votre bidon ? répète-t-il en disparaissant ; vous ne voulez pas d’eau, bon, vous en aurez demain.

Il est joyeux, mon geôlier. Enfin ! Je me lève. La couchette sépare la cellule transversalement. C’est une barricade contre la circulation. Elle ne doit probablement pas rester ainsi établie pendant la journée. J’en ai presque aussitôt la preuve : le gardien réapparaît, sanglé dans son uniforme vert à passepoil jaune, boutons de cuivre, qu’il porte comme un sous-off rengagé, voix rude :

— Allons, pliez vos couvertures, décrochez le hamac… et tous les matins au réveil.

La cellule est petite, mais très claire, d’une clarté dure se réverbérant sur le ciel. Comme meubles, le fameux bidon en zinc, un baquet à couvercle, une table massive et une chaise grossièrement paillée attachée à l’un des pieds de la table par une chaîne de fer.

À la hauteur du guichet pratiqué dans la porte se trouve une planchette sur laquelle doivent se placer les vivres que l’on fait passer du dehors. On y dépose un pain noir, pas de ce beau pain de soldat à la croûte croquante et dorée, un pain veule, humide, une boule de son ! Vers neuf heures on apporte une gamelle dans laquelle un rond de carotte flotte sur la transparence d’un liquide. Dans l’après-midi, à trois heures, second et dernier repas : du riz. Sa blancheur est immaculée, les grains sont beaux, fermes et rebondiraient sur le sol. Un fakir s’en régalerait peut-être, — je ne savoure pas ce buddhisme-là.

Mais ce qui devient pénible vraiment c’est le ton sur lequel à tout propos et hors propos l’on vous interpelle. C’est l’insolence du garde-chiourme. Vingt fois au guichet une tête se montre, maussade, avec des regards circulaires :

— Balayez ! Il y a des mies de pain par terre. Ouvrez la fenêtre. Fermez la fenêtre. Remuez-vous… au lieu de rêver à vos sales histoires !

Et vingt fois par jour, le petit battant du guichet se referme et claque — comme sur la joue.

Se représente-t-on bien, s’imagine-t-on les sensations de l’homme plutôt pointilleux en somme dans la vie et forcé d’endurer là toutes les grossièretés ?

Il est pourtant simplement prévenu.

Cela ne fait rien. Pas de fumée sans feu, pas de mandat d’amener sans tare ! D’ailleurs, quand un magistrat vous injurie par ses soupçons, n’est-il pas normal que les valets de prison vous accablent de leur mépris exubérant ?

Mais c’est alors précisément, c’est alors qu’impérieusement on sent le besoin de se redresser plus fier. La susceptibilité grandit. On regimbe. On réplique, le verbe hautain. C’est du respect qu’on exige — et c’est le cachot qu’on obtient.

J’en ai goûté.

Dirai-je que le cachot parfois serait reposant.

On arrive à détester la lumière crue, implacable pendant les longues, longues journées sur les murs blancs de l’ordinaire cellule ; lumière crue — cruelle.

Le cachot, lui, est sombre presque. Et tant mieux ! Là, pas de lit : une couverture. Cependant l’on est moins épié, moins apostrophé. C’est un peu l’oubliette. On s’enroule dans la couverte, comme au campement, et dans la pénombre, on songe très loin…

Seulement, c’est le pain sec.

Et puis après ? Non, le plus insupportable n’est point le côté matériel. C’est bien le contact du geôlier malfaisant, provocateur. Quel soulagement quand vient le soir et que, de cellule en cellule, pour la dernière fois, l’homme bourru grogne en prononçant :

— Couchez-vous !

Encore un jour de fini. Pas drôle. Il y a bien eu la promenade, mais c’est une distraction mince.

Trente minutes à déambuler dans une cour circulaire, divisée en compartiments, rayonnant sur un belvédère central d’où le gardien domine chaque secteur.

C’est la cellule en plein air.

Toujours doit-on pour s’y rendre subir les dernières avanies. Lorsque le moment est venu, un gardien hurle :

— Envoyez !

La porte s’ouvre, il faut être aux aguets, prêt, et s’élancer. Vite ! Rapide, au long des cellules. Comme la bête forcée au gîte. Et vers cette issue, là-bas, qu’entrouvre un surveillant rogue. Plus vite ! Et c’est l’enfilade affolée dans la souricière. La promenade ! À qui le tour :

— Envoyez ! Au trot ! Au trot ! Sacré nom, voulez-vous trotter…

Moi, ça me fait ralentir le pas.