De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix/04

De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 567-597).
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DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO

IV.[1]
LE TRAITÉ DE PAIX


I

Très laid, très gros, le regard louche, le front dégarni, les cheveux couverts d’une couche épaisse de poudre ; fort infatué de ses succès de beau causeur et de comédien de société ; obséquieux avec les princes, tranchant, en affaires, avec les ministres ; possédant ce vernis voltairien qui était le bon ton de l’homme éclairé, « l’honnête homme » de ce temps-là ; habile diplomate, diplomate à conversations et à dépêches plutôt qu’à idées et à ressources ; au fond petit homme d’Etat, le comte Louis Cobenzl avait alors 44 ans. Il imaginait qu’il aurait vite fait d’éblouir de son prestige et de mettre au pas le « petit Corse » dont toute l’Europe ne parlait tant que parce qu’il n’avait pas encore trouvé son maître.

Il arriva, le 26 septembre au soir, à Udine où logeaient les Autrichiens et il en informa aussitôt Bonaparte. Celui-ci estimant que le choix d’un négociateur de marque annonçait enfin l’intention de discuter sérieusement, crut bon de prendre les devans et de mettre la haute courtoisie de son côté. Le 27, à deux heures, entouré d’une escorte brillante, il se rendit à Udine[2]. Après les complimens d’usage, Cobenzl le pria de l’accompagner dans son cabinet et lui remit la lettre de l’empereur. Bonaparte la lut ; au lieu d’en paraître flatté, il releva avec un air de désagréable surprise la première phrase, où François II se plaignait que la France prétendît s’écarter des préliminaires de Leoben. « La République française, dit Bonaparte, n’a jamais demandé autre chose que d’exécuter les préliminaires ; mais vous leur donnez une interprétation qui ne peut être admise ; c’est vous qui, par vos lenteurs et vos difficultés éternelles, y avez toujours mis obstacle. » Cobenzl protesta : — Sa cour prenait les articles au sens littéral ; d’ailleurs son maître lui avait donné les pouvoirs les plus étendus pour traiter, en ce sens-là, et le plus tôt possible. « C’est, dit-il, la seule (base) que nous puissions admettre, à moins que l’on ne substitue aux articles devenus impossibles par des événemens auxquels nous n’avons aucune part, d’autres arrangemens qui pussent également nous convenir. » Cet à moins que contenait tout l’esprit des instructions de Cobenzl et donnait ouverture à toutes les insinuations. Bonaparte poussa droit au fait : — Pourquoi s’obstiner à parler d’un Congrès européen ? qu’ont à faire les alliés respectifs dans cette négociation ? Il s’était prêté à cette idée de congrès, à Leoben, par condescendance pour Gallo, mais, ajouta-t-il : « il aurait été contre toute raison d’appeler l’Europe à être témoin d’un acte aussi scandaleux que celui du dépouillement de la République de Venise. » Cette pointe sentait son Frédéric ; Cobenzl n’en voulut pas paraître déconcerté ; il avait, pour riposter, un arsenal de répliques à la Kaunitz : « Le démembrement de la République de Venise nous a été proposé par vous ; l’empereur ne se prête jamais à rien qui ne puisse être connu de toute l’Europe, et ce démembrement est moins scandaleux que le changement opéré dans le gouvernement de Venise, contre la teneur des préliminaires. » Changement était un euphémisme ; Bonaparte en goûta la délicatesse, et il y eut, entre Cobenzl et lui, sur ce propos, quelques passes de coquetterie. — Le « changement » n’est point notre ouvrage, mais celui du peuple qui partout a le droit de chasser les tyrans ; dit Bonaparte ; ce qui donna à Cobenzl l’occasion de répondre « qu’il avait trop haute opinion des talens de M. le général Bonaparte pour croire que, dans un pays qui fourmillait de ses troupes, il pût se passer quelque chose de contraire à ses intentions. » Bonaparte prit le compliment en bonne part. « Les préliminaires, poursuivit-il, n’ont rien stipulé sur le gouvernement de Venise ; » puis, se rappelant sans doute comment les rois avaient opéré, par trois fois en Pologne, et comment, d’après le droit public, c’étaient les spoliés qui devaient consentir eux-mêmes leur ruine, afin de la légitimer : « C’est, dit-il, avec les commissaires de la République de Venise qu’il faudra traiter de la cession, pour la rendre légale. » Cobenzl ne le contesta point, en principe ; mais, fit-il observer : « Nous ne pouvons reconnaître la République de Venise avant d’être en possession de toutes nos indemnités. »

C’était un cercle vicieux, puisque Venise fournissait la principale de ces indemnités. Pour démembrer cette république, Bonaparte en avait changé le gouvernement ; et l’Autriche, sous prétexte qu’elle n’avait pas reconnu le gouvernement nouveau, ne le jugeait pas autorisé à démembrer juridiquement la République. Bonaparte trouva que Cobenzl « extravaguait » : « Voilà donc, reprit-il, toute la négociation accrochée ; comment voulez-vous que nous fassions, si vous refusez de traiter avec les plénipotentiaires vénitiens ? — C’est avec vous, repartit Cobenzl, que nous avons a traiter ; c’est vous qui nous avez assuré des dédommagemens et qui les avez rendus nécessaires en vous appropriant ou en disposant de nos possessions ; c’est vous qui êtes en possession, c’est donc à vous à nous les remettre, conformément à l’engagement que vous avez pris. » C’était ce que l’on appelait, dans le jargon des chancelleries, rejeter sur autrui l’odieux du partage. Cobenzl était fort adroit à ce jeu ; mais Bonaparte para le coup : « La République française a reconnu les plénipotentiaires vénitiens, et dès lors, elle ne peut consentir à ce que l’Autriche s’empare de Venise. » Ce fut à Cobenzl de se récrier : « Si vous faites toujours comme cela, comment voulez-vous qu’on puisse négocier ? — Soit, dit Bonaparte, revenons aux textes : il est écrit que vous aurez Venise quand nous aurons Mayence. » Il s’ensuivit une prise très vive. Cobenzl allégua l’article V qui stipulait l’intégrité de l’Empire ; Bonaparte riposta par l’article VI qui reconnaissait pour limites à la France les pays réunis en 1795. « L’intégrité de l’Empire, dit-il, s’entend de soi-même, dans la mesure où il n’y est point dérogé par le traité, et le traité y déroge. » Cobenzl le contesta : « L’empereur n’a reconnu et n’a pu reconnaître que la réunion à la République française de ses propres territoires, la Belgique et le Luxembourg : sur les autres, par exemple sur Mayence, il n’a pas le droit de se prononcer. — Mais, dit Bonaparte, l’empereur a déjà transigé sur Modène ; il a accepté la transaction pour l’évêché de Liège ; la Belgique d’ailleurs fait partie du cercle de Bourgogne ; ce qu’il a consenti pour un cercle, il le peut consentir pour les autres. » Cobenzl répondit : « Il faut distinguer ; pour Modène, on avait stipulé un échange. » Sur ce mot Bonaparte s’emporta, voyant bien où s’acheminait la conversation, et que l’unique objet de Cobenzl était de se faire offrir davantage : « Il avait été trop facile, on lui faisait perdre son temps sans nul égard ! Or, il s’estimait l’égal de tous les rois ! on l’amusait par des prétentions de congrès, par de fausses interprétations de) préliminaires… » Cette sortie rendait à Cobenzl ses avantages ; il savait payer de contenance. Pendant qu’il se répandait en solennelles protestations déloyauté, Bonaparte s’apaisa. — « La République française, dit-il, ne se départira jamais de l’exécution des lois décrétées par elle ; avec les moyens qu’elle a, elle peut, en deux ans, faire la conquête de toute l’Europe. » Puis, sur l’observation de Cobenzl qu’en ce cas l’Europe n’aurait qu’à se garantir par tous les moyens possibles, il reprit : « Je ne dis pas que ce soit l’intention de la République française ; mais nous ne ferons pas la paix sans Mayence, et nous ne rendrons pas les forteresses d’Italie sans Mayence. — Et moi, je ne signerai pas la paix sans la stipulation de la prompte évacuation de toutes les provinces qui doivent nous appartenir. — De cette manière votre séjour à Udine ne sera pas de longue durée, et ce sera la dernière raison des rois et des États qui décidera. — L’empereur, déclara Cobenzl, désire la paix, mais il ne craint pas la guerre. Quant à moi, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir fait la connaissance d’un homme aussi célèbre qu’intéressant. »

Dans ce premier entretien, Bonaparte et Cobenzl avaient touché tous les points litigieux et reconnu leurs positions. La question était de savoir lequel des deux serait assez tenace ou assez menaçant pour contraindre l’autre à reculer. Ils se rendirent chez Gallo, pour la conférence officielle. Elle dura près de cinq heures. Cobenzl « rabâcha les mêmes choses ; » Bonaparte argumenta obstinément. Ces conférences officielles, qui se succédèrent régulièrement, ne furent que la mise en notes et en protocoles des observations échangées dans les entretiens particuliers. Elles ne donnent que la répétition, sans lumière, sans costumes, sans décors, de la pièce qui se composait dans les entr’actes. Lorsque l’on eut signé le procès-verbal, on s’en alla dîner chez Gallo, qui, ce jour-là, traitait tout le monde. Après le dîner, au moment où il savait que « les Allemands parlent volontiers », Bonaparte entreprit de nouveau Cobenzl, et ils firent encore assaut pendant plusieurs heures. Bonaparte, par tactique et par penchant, parut s’abandonner ; il par la beaucoup et de toutes choses. Il parla de Pichegru, espérant induire les Autrichiens en quelque indiscrétion ; il parla de son propre rôle en Vendémiaire ; il parla des émigrés, de la famille royale et impériale ; « il n’y mit point d’aigreur », remarque Cobenzl, sans se douter que cette famille serait un jour celle de son étrange interlocuteur. « Il développa, ajoute l’ancien partenaire de Catherine, ses idées sur les mesures révolutionnaires avec cette suite et cette précision qui caractérisent sa manière de voir et qui le rendent si dangereux pour la tranquillité générale. » — « L’empereur est mal servi, dit Bonaparte, désireux de piquer Cobenzl et de l’animer contre Thugut ; s’il n’avait pas différé la paix, il serait à présent en possession de son lot ; l’échange qu’il fait pour les Pays-Bas et la Lombardie est si avantageux que Joseph II n’aurait pas hésité à y donner les mains, même sans aucune guerre ; le changement survenu à Venise doit être considéré comme un changement de règne, arrivé par ordre de succession ; tous les États sont soumis à de pareilles variations, et dans les États monarchiques, la volonté seule du souverain en produit d’aussi considérables. Témoin les changemens opérés par Joseph II. » Ce général de 28 ans, ce parvenu républicain savait tout, comme d’intuition et par droit de conquête. Sans même prendre le temps de s’en étonner, Cobenzl en vint à parler avec Bonaparte comme il l’aurait pu faire avec la grande Catherine, non certes avec sincérité, mais sans circonlocutions, la main ouverte et cartes sur table : « Pourquoi, dit-il, la France s’attache-t-elle à ce point à la fortune de la Prusse ? Son intérêt n’est-il pas au contraire de se rapprocher de l’Autriche pour s’opposer ensemble aux ambitions de cette monarchie ? Je ne vois pas pourquoi vous voulez toujours favoriser à nos dépens des républiques que vous avez cependant moins d’intérêt de ménager que nous. » Les précautions oratoires semblaient épuisées, et il fallait en venir aux propositions positives, fixer des prix, marquer des lots ; aucun des deux interlocuteurs ne voulait dire le premier mot. « Déboutonnez-vous donc, répétait Bonaparte. — C’est à vous, répondait Cobenzl, de vous déboutonner, et puisque vous voyez des obstacles à la paix, à indiquer les moyens de les lever. »

Bonaparte revint chez lui à Passeriano, persuadé que, moyennant la ville de Venise et la ligne de l’Adige, les Autrichiens reconnaîtraient les limites constitutionnelles de la République, et consentiraient, en outre, à la cession de la plus grande partie de la rive gauche du Rhin, avec Mayence. Le point était, « pour sauver les apparences », d’amener Cobenzl à déclarer que l’exécution des préliminaires était impossible. Ces « apparences » n’intéressaient, en France, que les Conseils, en Allemagne, que la Diète. C’est pour ces assemblées, pour les journaux, pour l’opinion du public que furent rédigées les notes et que furent dressés les protocoles de la négociation. Cependant, toutes formelles qu’elles demeurèrent, ces conférences officielles n’en furent pas moins fort agitées. Le 28, Bonaparte mit les Autrichiens en demeure de nommer, avant le 1er octobre, un plénipotentiaire qui s’aboucherait avec ceux des républiques de France et de Venise, et d’ouvrir la discussion sur l’article VI des préliminaires, l’article des limites de la France. La conférence avait lieu chez lui. — On paraît, dit-il aux Autrichiens, ne vouloir que rassembler des prétextes de rupture ; on marche sur deux lignes parallèles ; il faut se rapprocher. — Il conclut que les préliminaires, étant interprétés de part et d’autre d’une façon différente, devaient être considérés comme nuls, et que le travail était à refaire. Cobenzl maintint que les préliminaires étaient valables, mais qu’ils étaient susceptibles de modifications. « C’est à la France, répétait-il, de proposer les moyens de conciliation. » Ce jeu d’éventail et ce manège de fausse pudeur, à l’autrichienne, ne laissaient pas d’impatienter Bonaparte. Cobenzl comptait sur l’impétuosité du jeune général pour brusquer la déclaration et réduire l’Autriche à une violence qu’elle était fort impatiente de subir. Ils expédièrent les protocoles, dînèrent en compagnie de leurs collègues, et, comme le premier jour, reprirent le propos après dîner[3].

« Croyez-vous de bonne foi, dit Cobenzl, que vos propositions sont le moyen de parvenir à la paix ? L’extension que vous donnez au sens des préliminaires, la prétention de vous approprier Mayence et une partie de la rive gauche du Rhin, doter à l’Empire sa principale barrière, ne dévoilent-ils pas un système d’envahissement qui n’aurait plus aucune borne ? » Bonaparte protesta que la France, contente de ses succès, resterait dans ses limites et ne ferait plus la guerre que pour sa défense. « Quelle sûreté pouvons-nous en avoir, repartit Cobenzl, si les stipulations des préliminaires ne sont pas remplies ? » Puis, venant à l’article qui le préoccupait le plus dans les affaires d’Allemagne, et bien plus, assurément, que l’intégrité de l’Empire, il poursuivit : « D’ailleurs, quand tous les motifs possibles ne se réuniraient pas pour empêcher l’empereur de donner les mains à ce que vous demandez, la seule considération que ce serait fournir au roi de Prusse un prétexte pour s’agrandir en Allemagne suffirait pour l’en détourner. » Pour la première fois, Cobenzl se découvrait ; Bonaparte soupçonnait ce défaut de la cuirasse ; dès qu’il l’aperçut, il en profita : « Le roi de Prusse, dit-il, a reconnu pour nous la rive gauche du Rhin. Il a des droits sur nous pour avoir été le premier à quitter la coalition ; nous avons avec lui des engagemens très récens ; il ne discontinue pas de nous faire toutes les instances et toutes les offres possibles. Mais si nous nous arrangeons avec vous, alors nous n’avons pas besoin de lui rien laisser prendre. »

Le rôle que Bonaparte prêtait à la Prusse était précisément celui que lui attribuait la cour de Vienne. La façon cavalière dont il lui proposait de rompre ces engagemens redoutables, entre le roi de Prusse et la République, donna à Cobenzl la plus haute idée de la liberté d’esprit et de la bonne éducation politique du général. Ce Corse, décidément, entendait les affaires. « Vous y engageriez-vous par un article secret, répliqua-t-il aussitôt, avec promesse formelle de faire cause commune avec nous contre lui, s’il voulait faire une acquisition quelconque en Allemagne ? — Pourquoi pas ? répondit Bonaparte. Je n’y vois aucune difficulté, si nous sommes d’accord sur tout le reste ; mais, en cas contraire, il faudra bien que nous nous réunissions à lui. » Il ajouta même que, pour sa part, il préférait l’alliance autrichienne, mais qu’à Paris on se méfiait de la cour impériale : les retardemens de cette cour, son jeu de conférences et de protocoles font soupçonner l’idée qu’elle se prépare à la guerre ; le roi de Prusse, au contraire, négocie avec chaleur. « Dans de pareilles circonstances, les journées deviennent des années ; pour que la paix réussisse, il faut qu’elle se fasse sous huit jours. »

Cobenzl essaya encore une fois des récriminations : on ne se prête à rien, on exagère les prétentions, on ne tient nul compte de nos convenances, bien plus, on nous refuse ce qui nous a été solennellement promis ! « Mais que voulez-vous donc en Italie ? demanda Bonaparte. — Rien que ce que nous donnent les préliminaires. » Bonaparte demeura pensif. Cobenzl reprit : « Je n’ai jamais conçu pourquoi vous vous êtes tant opposé à ce que nous passions le Po. Je ne vois pas l’intérêt qu’y a la France. — Celui de vous empêcher d’être les maîtres de l’Italie. — C’est-à-dire que vous prétendez vouloir être nos amis… et vous ne voulez vous prêter à rien de ce qui peut nous convenir. — Mais encore une fois, qu’est-ce que vous pouvez désirer d’ultérieur en Italie ? — Les trois Légations. — Oui, et Venise aussi ! et Mantoue aussi ! — Sans doute, et ce serait encore bien peu pour obtenir notre tolérance sur une partie de ce que vous voulez en Allemagne. — Nous sommes loin de compte, car je serais pendu à Paris si je vous donnais les Légations. — Et moi, je mériterais d’être mis dans une forteresse si je ne m’opposais pas à ce que vous ayez jamais Mayence, et quoi que ce soit de la rive gauche du Rhin. »

Ils disputaient, mais c’était sur le même terrain, et, par toutes ces feintes ils se rapprochaient cependant. Après cette escarmouche, ils firent une pause. Ils tombèrent d’accord que l’Empire était une institution à ménager, et qu’il n’était de l’intérêt ni de la France ni de l’Autriche d’en faire une seconde Pologne. — « Vos prétentions sur une partie de la rive gauche du Rhin ne le prouvent guère, » fil observer Cohenzl. Sur ce, l’assaut recommença. « Le Rhin, déclara Bonaparte, est la limite naturelle de la France : c’est ce qui faisait l’ancienne Gaule, et tant que nous ne l’aurons pas, nous ne pourrons pas être bien liés avec vous. — Comment ! non contens de ce que vous demandez de la rive gauche du Rhin et que nous ne pouvons pas accorder, vous pensez à l’occuper tout entière ! C’est à quoi nous ne consentirons jamais. » Bonaparte savait désormais le moyen de les convertir : c’était de déchirer les traités de Bâle et de Berlin, et de recoudre ces traités en les retournant au profit de l’Autriche. « Nous ne vous demandons pas la rive gauche, dit-il ; nous négocierons là-dessus à la paix de l’Empire. Songez que presque tous les princes de la rive gauche du Rhin ou se sont arrangés avec nous, ou ne demandent qu’à y procéder. — Et comment combineriez-vous ce projet chimérique avec ce que vous me disiez tout à l’heure sur les prétentions de la Prusse ? — Nous nous engagerons à lui rendre ses provinces transrhénanes, et si cela ne lui suffit pas, nous lui ferons la guerre, conjointement avec vous. »

Bonaparte avait déclaré, un instant auparavant, que la République exigeait la rive gauche entière ; il alléguait des motifs péremptoires et des droits irrévocables : la nature des choses et les Commentaires de César ! Quelques minutes après, il renonçait à une partie de cette frontière immuable, et il avouait le faire par politique. Cobenzl pouvait-il le croire sincère ? Que devait-il prendre au sérieux, la prétention sur le tout ou la renonciation à la partie ? Il s’attacha à la renonciation partielle, parce qu’elle flattait ses préjugés, satisfaisait ses passions et offrait un joint à la triple combinaison qui formait le fond de ses instructions : abaisser la Prusse, obtenir plus de terres en Italie, sauver les apparences en Allemagne. Cobenzl et Bonaparte voulaient, l’un et l’autre, en finir ; ils comprirent qu’ils n’arriveraient jamais à conclure que sur une équivoque. Vous aurez la rive gauche entière à la paix générale, dira Bonaparte au Directoire, contentez-vous pour le moment d’en obtenir la plus grande partie. — Vous consentez provisoirement un démembrement partiel de l’Empire, dira Cobenzl à son maître ; mais, à la paix générale, vous pourrez, avec l’appui de vos co-états, revenir sur cette décision et sauver l’intégrité de l’Empire ; si l’Empire cède, il en aura la responsabilité, vous serez indemnisé et la Prusse n’aura rien. Cette transaction, avec ses arrière-pensées, se dessina dès lors comme le seul accommodement possible, dans l’esprit des deux négociateurs, et sans la définir encore ni l’avouer, ils en vinrent à parler des indemnités respectives. Ils discutèrent longtemps sur la ligne de l’Adige, les forteresses vénitiennes et les Légations. Bonaparte voulait les forteresses pour défendre la Cisalpine ; Cobenzl voulait les Légations « pour défendre plus aisément le grand-duc de Toscane… et le pape ! » Il était malaisé de s’occuper si longtemps d’indemnités, d’équilibre, de trocs, ruptures d’alliances, abandons de garanties, violations de traités, démembremens de républiques et autres opérations régaliennes, sans dire quelques mots de la Pologne et des belles acquisitions que l’Autriche s’y était procurées. Bonaparte n’y manqua pas, et même il s’y étendit. Cobenzl le laissa dire, puis, croyant le moment venu de faire au général républicain la leçon qu’il n’avait encore pu lui donner, il prit son plus noble accent de dignité officielle : « L’Autriche, déclara-t-il, ne s’est jamais prêtée qu’à regret à partager ce pays qui n’était nullement de sa convenance ; c’est uniquement l’ouvrage de la Prusse, qui, seule, y a réellement gagné ; mais à présent que la chose est faite et fondée sur des engagemens sacrés, il ne peut plus y avoir de changement à cet égard. » Bonaparte prit la déclaration pour ce qu’elle valait, et n’insista pas.


II

Le lendemain, 29 septembre, Bonaparte reçut un courrier de Rome : le pape semblait être à toute extrémité. Aussitôt, il se met en mesure. Si l’on fait un pape, il veut que ce soit un pape français, et, comme il disait, « un pape facile et un homme d’esprit ». Il veut surtout que ni l’Autriche ni Naples ne profitent de l’interrègne, et que si la guerre recommence, Rome soit assujettie : elle croulera d’elle-même, ensuite, comme la Sardaigne ; on la détruira, ou l’on lui permettra de vivre selon les convenances de la République et selon la docilité de la curie. Il écrit à Joseph, qui représente la France à Rome, de « faire son possible » pour que, le pape mourant, « il y ait une révolution », et de le faire ostensiblement, de l’annoncer surtout et de le proclamer très haut : les cardinaux auront peur, ils capituleront et nommeront un bon pape. Si Naples montre quelque velléité de bouger, sous couleur de protéger le Saint-Siège, en réalité pour se nantir et prélever sa part d’un partage éventuel, on la menacera de l’écraser, et on lui insinuera en même temps que pour prix de sa sagesse, la République lui fera son lot. Il le mande à Canclaux, envoyé de la République à Naples. Il le laisse entendre à Gallo qu’il va voir à Udine, avant la conférence. Gallo s’empresse de tout raconter à Cobenzl, et celui-ci en conclut que Bonaparte, pour brasser cette révolution romaine, va chercher à traîner la négociation. L’intérêt de l’Autriche sera donc de la presser. C’était, précisément l’effet que Bonaparte attendait de ses confidences à Gallo. La conférence officielle ne porta guère que sur les moyens de dénoncer l’armistice et sur le jour de la dénonciation. Puis l’on se sépara pour permettre à Bonaparte et à Cobenzl de reprendre, sans témoins et sans protocoles, la véritable négociation, l’affaire des échanges[4].

Bonaparte entra on matière avec le Rhin et le réclama tout entier : « C’est la limite naturelle de la France, et rien ne peut changer cette disposition de la nature. — Et la Baltique ? riposta Cobenzl ; nous avons tout autant le droit de la prendre dans la nature et d’en faire notre limite. — Mais songez, reprit Bonaparte, revenant au fait, que nous sommes en possession de tout ce que nous voulons avoir et bien au-delà. La paix que nous ferons est d’une espèce tout à fait nouvelle : elle ne consiste qu’en évacuations, au nord, au midi ; partout il faut que nous rendions le prix de notre sang. Sans doute, poursuivit-il, je puis être battu, mais je me retirerai en échelons, et ce sera long. Voyez quelle suite de revers il me faudrait, et quel temps vous emploieriez pour avoir ce que, d’un trait de plume, vous pouvez acquérir. Et si je gagne une seule bataille, je pénètre de nouveau dans vos provinces allemandes, et nous voilà au point où nous en étions. » Cobenzl, essaya de rabattre ces « fanfaronnades » : « L’Autriche avait des armées, et la position des Français, au moment des préliminaires, était singulièrement scabreuse. — Ne croyez pas cela, répliqua Bonaparte. Je sais sur quoi vous comptiez ; vous vous reposiez sur les masses que vous aviez formées ; mais, croyez-en des gens qui sont maîtres passés en fait de masses et apprenez d’eux qu’elles ne sont jamais bonnes à rien. Ce ne sont pas les masses qui nous ont sauvés en France, ce sont nos places fortes et les fautes de la coalition. J’ai moi-même éprouvé à Paris avec quelle facilité 2 000 hommes de bonnes troupes et quelques pièces d’artillerie culbutent la masse la plus formidable. » Cobenzl laissa tomber cette digression, et ils revinrent aux desseins de la République. Cobenzl mit en doute la portée et l’efficacité des prétendus engagemens du roi de Prusse : « Vos vues d’extension réuniront tout le monde contre vous, conclut-il. — Vous avez raison, répliqua Bonaparte, et peut-être que cela devrait être ; mais, par la singularité des événemens du siècle, c’est lorsque nous étions faibles et hors d’état de nuire que tout le monde était réuni contre nous, et, à présent que nous sommes devenus tout autre chose, pareille réunion n’aura plus lieu. » Puis, par une association naturelle d’idées : « Voyez si vous ne pouvez pas prendre en Allemagne quelque arrangement qui faciliterait les choses ; si Salzbourg, par exemple, ne pourrait pas vous convenir. — Qu’est-ce que Salzbourg, repartit Cobenzl, on comparaison de l’immensité de vos vues ? Quand vous y ajouteriez encore un morceau de la Bavière, jusqu’à l’Inn, cela ferait à peine un dédommagement de nos possessions en Souabe que vous avez proposé de donner au duc de Modène. D’ailleurs nous ne voulons rien en Allemagne, l’empereur tient très fortement à son intégrité. » C’était se mettre loin de compte avec le Directoire. Bonaparte en avertit Cobenzl, qui se montra inébranlable. Alors Bonaparte : « Voyons, faites un projet ; qu’ost-cc que vous voulez en Italie ? — Je vous ai déjà parlé de Venise et des Légations, répondit Cobenzl ; si on y ajoutait encore le territoire jusqu’à l’Adda et Modène, peut-être pourrait-on s’arranger ? — C’est tout bonnement huit millions d’habitans que vous demandez, s’écria Bonaparte. Ce projet est inexécutable. Vous ne pourriez pas en demander autant après la guerre la plus heureuse ! » Au cours de l’entretien, ils touchèrent un mot des îles Ioniennes. Bonaparte déclara que la France se les attribuait : « La République française, dit-il, regarde la Méditerranée comme sa mer et veut y dominer. » Ce qui les amena à parler de la Russie. « Si j’avais cent mille paysans russes, s’écria Bonaparte, j’en ferais des soldats ; je les organiserais, je déclarerais la guerre au souverain et je m’emparerais du trône. » On convint que l’on se retrouverait le lendemain et que Cobenzl apporterait un projet d’articles.

Rentré dans son cabinet, Cobenzl y fit de profitables réflexions sur la vanité de la diplomatie classique. « Il me paraît, écrivait-il mélancoliquement, que le système de Bonaparte est, dans ce moment-ci, de tourner contre nous… les armes que nous avons voulu employer contre lui. » Au moins faudrait-il en profiter. Les affaires de Rome et les menaces de révolution soufflées par Bonaparte donnaient à penser à Cobenzl. « Il resterait à examiner s’il vaut mieux d’avoir un pape qui convienne aux Français que de s’exposer à n’en pas avoir du tout… » Français ou non, quel que fût ce pape, le plus opportun était, à tout événement et par provision, de le dépouiller des Légations, ne fût-ce que pour arracher ces beaux territoires à la contagion républicaine. Évidemment Bonaparte ne renoncerait, à aucun prix, à Mayence. La question se réduisait donc à ne capituler sur cet article qu’après avoir stipulé un bon prix et après avoir établi, en due forme, par de fermes protocoles, que l’empereur « ne cédait qu’à toute extrémité et d’une manière extrêmement légale. » La bonne volonté de Bonaparte à exclure les Prussiens des bénéfices « rendait la chose plus facile » pour l’Autriche ; Cobenzl jugeait, d’ailleurs, que cette facilité de Bonaparte dépassait la mesure des infidélités, consacrées dans l’usage des cours. On ne consent si aisément à rompre que des engagemens fort incertains. C’est sous l’impression de ces réflexions rassurantes qu’il rédigea son projet et aborda Bonaparte le 1er octobre[5].

Avant de sortir sa minute de son portefeuille, il essaya encore, par acquit de procédure, sinon de conscience, « de faire désister Bonaparte de ses prétentions sur Mayence et sur les pays décrétés par la République. » Bonaparte se refusant à rien céder, sur ce chapitre, et Cobenzl estimant qu’il avait fait une assez belle défense, ostensible et légale, de l’intégrité de l’empire, avança un « raisonnement » qu’il avait longuement médité. — « Si l’on veut, dit-il, tenter de rapprocher les différences d’opinion et de faire disparaître les obstacles qui s’opposent encore à la paix, il faut partir du principe suivant : la France donne à ce qu’elle veut acquérir une extension que l’Autriche n’a pu ni connaître, ni, par conséquent, stipuler dans les préliminaires. Cette extension concerne des pays qui ne sont pas une propriété de l’Autriche et que, par conséquent, elle ne peut pas céder. Mais, avec cela, pour que la France puisse les acquérir par la paix, elle a absolument besoin de l’adhésion de l’Autriche. Celle-ci n’étant pas obligée d’employer toutes ses forces pour la défense de l’Empire, peut, sans manquer à ses obligations, les retirer, en partie, en ne laissant que son contingent. Dès lors, il ne reste plus à l’Empire d’autre parti à prendre que de souscrire à ce qui aurait été arrêté entre l’Autriche et la France. » Ce serait pour l’Autriche « un nouveau sacrifice, des plus pénibles » ; pour la France « un arrondissement des plus puissans » ; « la seule voie de déterminer l’Autriche à y donner la main ne peut être, par conséquent, que de s’arranger avec elle pour augmenter ses indemnités. » Les lui attribuer en Allemagne, ce serait anéantir l’Empire, supprimer tout corps intermédiaire entre l’Autriche et la France ; si les deux États veulent s’accorder, il faut qu’ils demeurent séparés. La conservation du corps germanique est un objet d’intérêt commun pour eux. Cette considération rejette les partages et indemnités sur l’Italie qui est « d’ailleurs bien plus susceptible de servir à cet usage. » La conclusion du « raisonnement » de Cobenzl, et le dernier des nombreux « par conséquent » dont il avait noué son discours, fut-que l’Autriche réclamait : la ville de Venise, avec toute la Terre ferme jusqu’à l’Adda, les trois Légations et le Modénois en compensation des Pays-Bas, de la Lombardie et des territoires de Souabe qui passeraient au duc de Modène, encore perdrait-elle au change. Bien entendu que le roi de Prusse « serait exclu de toute acquisition », et que l’on se réunirait contre lui s’il voulait exiger autre chose que la restitution de ses possessions de la rive gauche du Rhin. Bonaparte avait laissé parler Cobenzl, et quand ce fut fini : « Mais pourquoi, dit-il, ne demandez-vous pas aussi la Lombardie et toute l’Italie ? » Cobenzl répliqua qu’il avait fait ses calculs. Bonaparte les contesta. Il disputa sur le nombre des habitans et sur la valeur des territoires en litige. Il objecta que l’Autriche trouvait son avantage à se débarrasser des Pays-Bas ; à quoi Cobenzl répliqua que c’était un avantage plus grand encore pour la France de les acquérir. « L’Angleterre seule, dit Bonaparte, a intérêt à ce que vous les possédiez. — La Belgique, riposta Cobenzl, a une double valeur pour vous, puisqu’elle vous assujettit la Hollande et vous met en possession de bloquer l’Angleterre depuis la Baltique jusqu’au détroit de Gibraltar. — Mais, reprit Bonaparte, ce que vous voulez nous acheter si cher, la Prusse nous l’offre. — La Prusse, répliqua Cobenzl, n’est engagée qu’à vous le laisser prendre ; mais cela ne suffit pas, car nous nous y opposons. » Cobenzl affirmait ici ce qu’il ne savait pas ; le silence de Bonaparte lui prouva qu’il avait deviné juste et que la République n’était pas aussi sûre de la Prusse qu’elle le voulait faire croire. Alors il s’affermit : « L’empereur ne livrera point Mayence si la France ne lui livre pas Mantoue. Du reste, que la République renonce à Mayenne et à la rive gauche du Rhin, et il signera sur l’heure. » Bonaparte réfléchit et reprit : « Nous sommes encore si loin l’un de l’autre, que je ne vois pas comment nous pouvons nous rapprocher. — Si tout ce que je vous dis aujourd’hui ne vous suffit pas, répondit Cobenzl, je ne vois effectivement aucun moyen de terminer. Quant à moi, j’ai vidé mon sac. »

Bonaparte demanda à connaître le projet que Cobenzl avait dressé. Il n’y était question de Mayence que dans les articles secrets : on réunirait un congrès pour la paix avec l’Empire ; si ce congrès n’aboutissait pas, l’empereur retirerait ses troupes de Mayence : la place, n’étant plus en mesure de se défendre, tomberait inévitablement aux mains des Français. Bonaparte insista pour la remise préalable de la ville : « Je n’évacuerai pas une seule forteresse en Italie avant que Mayence ne soit remis aux troupes de la République. — Je ne signerai jamais la paix, répliqua Cobenzl, sans stipuler la prompte sortie des troupes françaises de tout ce qui doit revenir à l’empereur… Pour remettre cette place aux troupes françaises, avant que la paix de l’Empire n’en ait stipulé la cession à la France, je puis vous donner ma parole d’honneur que l’empereur n’y consentira jamais, et que j’ai l’ordre de rompre plutôt que d’y donner la main. — Mais vous voulez bien que nous vous remettions Venise et toutes les places vénitiennes qui ne sont pas plus notre propriété que vous n’avez celle de Mayence. — La chose est entièrement différente ; songez à quel titre nous sommes entrés dans Mayence et vous dans les places que vous citez… » Il n’y avait qu’un moyen d’accommoder l’honneur de l’empereur avec la cession d’une forteresse de l’Empire que ce prince avait mission de défendre, c’était d’augmenter la « composition » et de la proportionner à l’honneur impérial. On se remit donc à marchander, et faute de meilleures raisons, on argumenta, de part et d’autre, avec les sentimens et avec les principes. Cobenzl invoqua les devoirs de l’empereur envers ses co-Etats ; Bonaparte appliqua aussitôt ce raisonnement à l’Italie : Venise avait accompli une révolution démocratique, elle devenait ainsi plus intéressante à la France, et la France, pour la donner, avait le droit, tout comme l’empereur au sujet de Mayence, d’exiger une compensation proportionnée. De guerre lasse, ils suspendirent l’entretien et allèrent rejoindre les autres plénipotentiaires qui se promenaient dans les jardins. Bonaparte répéta que la République ne ferait jamais la paix sans la rive gauche du Rhin ; Cobenzl répéta qu’il ne la ferait point sans l’intégrité de l’Empire. « Tout cela, finit par dire Bonaparte, s’arrangera au congrès, à Rastadt. » Il insinua l’expédient d’un malentendu volontaire, qui se prêterait à toutes les équivoques, dans les déclarations publiques, à toutes les collusions dans le secret. C’était ainsi seulement qu’en 1795 la République avait pu traiter, à Bâle, avec la Prusse ; c’était ainsi, et pour les mêmes motifs, qu’elle allait traiter avec l’Autriche. Cobenzl y était résigné ; toutefois il ne désespérait pas encore d’enlever les Légations. Bonaparte était décidé à ne pas les lui abandonner, mais il voyait très clairement que, sans de grandes acquisitions en Italie, l’Autriche ne transigerait pas, même secrètement et éventuellement, sur l’article du Rhin. Tout se ramenait à savoir jusqu’où il convenait de pousser les exigences en Allemagne et les concessions en Italie. Les instructions du Directoire rendaient la décision difficile, et le courrier que Bonaparte reçut alors n’était pas fait pour le tirer d’embarras.

C’étaient les lettres du Directoire et de Talleyrand, du 15 et du 17 septembre : tout garder, ne rien donner, en Italie, à l’Autriche qui ne voulait que des terres italiennes ; exiger toute la rive gauche du Rhin, et n’accorder pour indemnité à l’Autriche que l’Istrie, la Dalmatie et, au besoin, Salzbourg et Passau. Le Directoire refusait le contingent sarde de 10 000 hommes, demandé par Bonaparte, et il conseillait d’enrôler des Piémontais, aux frais des Cisalpins. Bottot, qui apportait ces dépêches, y ajouta ce commentaire : chasser les Autrichiens de l’Italie et y fonder partout des Républiques. « Qu’entendez-vous par cet ordre ? lui demanda Bonaparte ; par quels moyens le Directoire entend-il que je procède à cet ouvrage ? » C’est un secret que le Directoire n’avait point révélé à Bottot. Ce confident demeura court, et Bonaparte mit fin à la conversation. Mais il retint Bottot au quartier général, et lui donna toute latitude d’observer les dispositions de l’armée. Il l’invita même à un grand dîner où il l’interpella rudement, rappelant tous ses griefs contre le Directoire et taxant ce conseil de la plus noire ingratitude à son égard. Bottot ravalé de la sorte, Bonaparte tint compte néanmoins de l’avertissement et prit ses précautions.

Il écrit à Talleyrand, le 1er octobre, qu’il va se mettre en état de recommencer la campagne ; qu’il va organiser, en vue de cette campagne, la nouvelle république de Venise ; que cette république doit fournir 25 millions ; que l’armée du Rhin doit marcher en même temps que l’armée d’Italie, mais qu’il n’y compte qu’à demi ; puis il se plaint de sa santé : « Je puis à peine monter à cheval. J’ai besoin de deux ans de repos. » Ces préparatifs seront son dernier service rendu à la patrie ! Il demande qu’on le remplace, et dans le gouvernement de l’Italie, et dans la négociation de la paix, et dans le commandement des troupes : — « Il faut, pour l’Italie, une commission de publicistes, pour la paix, des plénipotentiaires, pour l’armée, un général en chef ayant la confiance du Directoire ; six personnes au moins ; car, ajoute-t-il, avec une superbe et une ironie que l’obséquiosité du Directoire envers lui pouvait seule égaler, « je ne connais personne qui puisse me remplacer dans l’ensemble de ces trois missions. » Ainsi Venise paierait la guerre, si elle ne payait pas la paix. Bonaparte endoctrina, à toutes fins, les aveugles représentans de cette république. Venise prenait, dans les grandes combinaisons européennes, la suite des affaires de la Pologne. Bonaparte la traita, de la révolution jusques au partage, comme Lucchesini avait traité naguère les « patriotes » polonais, et comme le Russe Sievers avait traité les « confédérés » de Targowitz. Il avait près de lui, pour organiser la constitution indépendante de Venise « épurée » et régénérée, un Dandolo, rien des anciens doges, petit-fils de juif converti, assez bon chimiste, — homme éclairé, comme on disait alors, « homme de progrès », comme on dit aujourd’hui, — que sa naissance, sa condition, ses études, ses ambitions avaient jeté dans le parti de la République française. Dandolo se prêta à tout : il n’avait qu’à s’abandonner à ses propres illusions pour servir les calculs de Bonaparte. Des ordres de départ, très ostensibles, furent donnés aux troupes. Les cantonnemens prirent un aspect belliqueux ; il semblait que l’armistice dût être rompu d’une heure à l’autre, et que la marche sur Vienne allait recommencer le lendemain. Bonaparte se dit que le clairvoyant Bottot ne manquerait pas d’en faire un rapport circonstancié au Directoire ; que les Autrichiens s’effraieraient, qu’ils craindraient, en laissant à Bonaparte le temps de démocratiser Venise, que cette proie ne leur échappât ; enfin l’armée serait prête à tout événement. La scène ainsi disposée, Bonaparte se rendit à Udine.

La conversation qui eut lieu, le 2 octobre, entre Cobenzl et lui, fut agitée. Toutefois Bonaparte ne s’emporta que pour se donner plus de mérite à céder, vers la fin du jour, ce qu’il avait refusé au commencement. Il redoutait, en effet, de recevoir de Paris de nouvelles instructions qui lui rendraient tout arrangement impossible. Il tenait à la paix. Il y tenait d’autant plus, qu’il venait d’apprendre la rupture des négociations entre la France et l’Angleterre. Il prévit que l’Autriche trouverait du côté des Anglais un encouragement à la résistance. Les entretiens se poursuivirent, le 3, le 4 et le 6 octobre, traversés de menaces de rupture et remplis par d’interminables discussions sur les limites, les forteresses, le chiffre des habitans, la richesse des terres, la qualité militaire des hommes. Bonaparte annonce qu’il va partir pour Venise et y établir la république. On raconte que le 20 octobre Venise et les Légations seront réunies à la Cisalpine. Le bruit se répand que Dandolo offre 90 millions et 18 000 hommes pour marcher sur Vienne. Un autre Vénitien, Zorzi, qui avait rencontré Joséphine dans la visite triomphale qu’elle avait faite à Venise, lui offre 1 million, et promet 500 000 livres à l’administrateur Haller s’ils veulent l’aider à sauver Venise. Ces propos, joints aux renseignemens militaires qui dénoncent de toutes parts la reprise des hostilités, font réfléchir les Autrichiens.

Sur ces entrefaites, arrivèrent les dépêches de Paris du 21 et du 23 septembre : — Le Directoire ordonne « d’attaquer l’Autriche par tous les moyens ; » il refuse de donner des villes, de se faire marchand de peuples. Bonaparte a dit, plus tard, qu’il hésita un instant sur la conduite à tenir, et que si le Directoire lui eût, ce jour-là, annoncé des renforts, il se serait peut-être laissé aller à l’ambition d’affranchir toute l’Italie ; mais, sans les renforts, c’eût été risquer de tout perdre en une seule bataille. Il ajourna à une autre campagne ce grand ouvrage et retourna, le 7 octobre, chez Cobenzl, résolu à conclure. Pressé jusqu’en ses derniers retranchemens, Cobenzl fit cette déclaration : « L’empereur ne s’opposera pas à la cession de toute la rive gauche du Rhin, s’il obtient Venise, les Légations et la ligne du Mincio, » c’est-à-dire Mantoue. Bonaparte invoqua ses instructions et refusa. Alors Cobenzl consentit à laisser subsister la ville de Venise à condition qu’elle ne serait pas réunie à la Cisalpine. Il renonça aux Légations, mais réclama la Terre ferme jusqu’à la ligne du Pô, et, en Allemagne, Salzbourg, avec la Bavière jusqu’à l’Inn. Bonaparte fit observer qu’enserrée de toutes parts dans les possessions autrichiennes, la ville de Venise tomberait infailliblement dans les mains de l’empereur ; il offrit aux Autrichiens la ligne du Mincio, s’ils consentaient à la cession de toute la rive gauche du Rhin. Cobenzl repoussa la proposition. Ils convinrent enfin de se limiter, Bonaparte à une ligne qui laisserait, sur la rive gauche du Rhin, Cologne et les États prussiens en dehors de la frontière française et assurerait à la France le Palatinat, le pays de Trêves, Mayence Aix-la-Chapelle et Coblentz ; en Italie, l’Autriche aurait Venise et la Terre ferme jusqu’au Pô et à l’Adige : le reste de la Terre ferme serait réuni à la Cisalpine. Il fut arrêté que les Autrichiens en référeraient à Vienne et que Bonaparte, en attendant la réponse, renoncerait à son voyage à Venise.

Rentré à Passeriano, il trouva la dépêche du Directoire du 29 septembre, plus comminatoire encore que les précédentes. Alors, dans une longue lettre adressée à Talleyrand, il résuma les raisons qu’il avait de traiter. Plaidant, en quelque sorte, contre lui-même, et oubliant qu’il avait écrit, le 19 septembre, que Venise était la ville d’Italie la plus digne de la liberté, il montre les Vénitiens incapables de s’organiser et de se défendre ; les Italiens incapables de les aider, impuissans à se soutenir eux-mêmes : « Vous connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas que l’on fasse tuer 40 000 Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous partez toujours d’une fausse hypothèse : vous vous imaginez que la liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux, pantalon et lâche… Je n’ai pas à mon armée un seul Italien, hormis, je crois, 1 500 polissons, ramassés dans les rues, qui pillent et ne sont bons à rien… Un peu d’adresse, de dextérité, l’ascendant que j’ai pris, des exemples sévères donnent seuls à ces peuples un grand respect pour la nation et un intérêt, quoique extrêmement faible, pour la cause que nous défendons. » Les désastres de 1799, l’évacuation de l’Italie, au milieu des assassinats et des massacres ; le découragement des partisans de la France, qui étaient une minorité, la révolte des ennemis de la France qui étaient la masse populaire, justifièrent trop cruellement ces prévisions. Cobenzl avait demandé huit jours pour recevoir ses instructions ; ce ne furent pas huit jours de repos pour lui. Bonaparte ne cessa de le harceler de toute façon, tant pour arracher, en détail, des concessions nouvelles, que pour obtenir la signature préalable d’un protocole qui fixât, au moins dans leurs ligues générales, les conditions de la paix. Son unique argument, mais très sincère de sa part, était qu’il avait dépassé les instructions du Directoire et que, du jour au lendemain, il pouvait recevoir de Paris des ordres absolus qui l’obligeraient à garantir la nouvelle république de Venise. Tout serait remis en question. Mais Cobenzl ne le croyait pas ; il attribuait la hâte de Bonaparte à la crainte de voir l’Autriche renouer avec l’Angleterre, et il partait de là pour différer la signature, refuser tout engagement écrit et réclamer, de son côté, des avantages supplémentaires. Il s’ensuivit le 9 octobre une conversation des plus orageuses[6]. C’était à Cobenzl de se rendre à Passeriano. A peine fut-il arrivé, que Bonaparte l’emmena dans le jardin. Il le pressa de signer, ajoutant que, le traité fait, il le porterait immédiatement à Paris. « Sa présence seule, dit-il, avec le crédit dont il jouissait, pouvait faire excuser une telle désobéissance aux ordres du gouvernement. » Mais, pour compenser l’avantage qu’aurait l’Autriche à tenir son traité et les risques que courrait Bonaparte en livrant Venise, Cobenzl devrait se contenter de la ligne de l’Adige, ou, s’il exigeait toujours la ligne du Mincio, consentir à la cession de toute la rive gauche du Rhin ; il devait au moins reconnaître la « République cisrhénane », que Hoche essayait alors de fonder, à l’imitation de la Cisalpine. « Je rejetai avec indignation ces infâmes propositions, rapporte Cobenzl, et nous nous séparâmes en répétant réciproquement qu’il n’y avait que la guerre qui pût décider. » Cependant, après le dîner, le débat recommença. Bonaparte représenta les dangers de la guerre : Cobenzl n’en parut pas ému. Bonaparte déclara que le retard des Autrichiens jetterait le Directoire dans les bras de la Prusse ; Cobenzl répliqua que, par contre-coup, la Russie tomberait dans les bras de l’Autriche : la partie demeurerait égale. Cependant tous ces assauts l’avaient ébranlé. Il réfléchit que Bonaparte disait peut-être la vérité ; qu’il serait prudent de le prendre au mot ; qu’on n’avait plus rien à gagner avec lui et qu’en mettant les choses au pire, l’empereur pourrait toujours refuser les ratifications. Il consentit à une réunion officielle pour préparer la rédaction des articles.

Ceux qui concernaient le Rhin et les indemnités de l’Autriche passèrent tant bien que mal. Cobenzl ne voulut pas stipuler, sans une nouvelle compensation en Italie, l’abandon d’une parcelle au-delà de la ligne tracée le 7, qui laissait à l’Allemagne Cologne et les possessions prussiennes. Toutefois il était possible que, le roi de Prusse aidant, cette partie nord de la rive gauche fût cédée à la France, par l’Empire, lors de la paix générale. Cobenzl fit décider, en principe, que si la France obtenait un agrandissement en Allemagne, l’Autriche obtiendrait un accroissement équivalent. La discussion s’échauffa quand on vint aux îles Ioniennes. Gallo les demanda pour la cour de Naples, appuyé par Cobenzl, qui proposa de faire, au besoin, de ces îles une république indépendante. Bonaparte savait par l’exemple de la Pologne et par l’expérience qu’il venait lui-même de faire avec Venise, que ces reconnaissances de républiques ne sont que des préliminaires d’annexion. « Vous pourriez vous en emparer à volonté, » dit-il. Il ajouta que la conservation des îles lui était nécessaire pour se justifier auprès du Directoire. De part et d’autre, on se passionna. « Aucun débat, raconta Cobenzl, n’a été poussé aussi loin… La paix fut de nouveau rompue. » La négociation fut déclarée nulle, et Bonaparte fit insérer au protocole la dénonciation de l’armistice.

On se sépara, croyant tout brisé.

Mais, à la réflexion, les Autrichiens estimèrent que les îles Ioniennes ne valaient point les risques d’une campagne. Cobenzl offrit de renouer. Bonaparte y consentit. La conférence fut reprise, le protocole de rupture fut brûlé, le protocole d’entente remis sur la table. Cobenzl essaya de se faire payer sa condescendance par quelques positions militaires sur la rive droite de l’Adige ; il obtint un lambeau de terre, à Legnano. Puis, ces « principes » posés, on esquissa les articles qui devaient contenir les fameuses équivoques, l’une à l’adresse de la Diète, l’autre à l’adresse des Conseils de Paris. Les articles patens ne parleraient ni de la cession partielle de la rive gauche du Rhin ni de la remise de Mayence aux Français ; ils ne parleraient que d’un congrès qui se tiendrait à Rastadt, pour la pacification entre la France et l’Empire : la France ne céderait point Venise à l’empereur ; elle « consentirait » à ce qu’il possédât, en toute souveraineté, cette ville et l’Istrie, la Dalmatie et la Terre ferme jusqu’à l’Adige. L’empereur consentirait, de son côté, à ce que la France possédât les îles Ioniennes, et il reconnaîtrait la République Cisalpine, qui posséderait avec la Lombardie, Mantoue, Modène et les Légations, la Terre ferme de Venise depuis l’Adige. Les articles secrets stipuleraient le consentement de l’Autriche à la cession partielle, par l’Empire, de la rive gauche du Rhin à la France, et la promesse de la France de procurer à l’empereur Salzbourg et la Bavière jusqu’à l’Inn. Ces dispositions furent, non sans labeur, dressées en l’orme d’articles provisoires. Il était six heures du matin, le 10 octobre, quand la conférence fut levée.

Cobenzl, ayant pris son parti, aurait voulu signer sur l’heure ; il redoutait tout d’un homme « aussi chicaneur et d’aussi mauvaise foi que Bonaparte ». Quant à sa propre bonne foi, il en donna la mesure dans son rapport à Thugut : — Il rougissait de soumettre à l’empereur un pareil traité, mais, ajoutait-il : « Nous ne faisons qu’une trêve par laquelle nous prenons plus aisément pied en Italie que par la campagne la plus heureuse ; d’ailleurs l’arrangement des affaires d’Allemagne nous procurera vingt moyens pour un de recommencer la guerre, si nous voulons. » Il en sera de même de l’occupation de la Cisalpine par les Français : « La présence de ces troupes peut servir de prétexte pour les attaquer lorsque nous en trouverons le moment favorable. » Cependant Bonaparte adressait son ultimatum, à Talleyrand, sous forme d’apologie de sa conduite. Il exposait les avantages du traité ; il énumérait encore une fois les motifs pour conclure ; il y ajouta la mort de Hoche et le mauvais plan d’opérations adopté pour l’armée du Rhin ; enfin il insista sur l’envie de la paix « qu’a toute la république, envie qui se manifeste même dans les soldats. » Sans doute on sacrifie Venise, mais tout le parti patriote dans cette ville ne fait pas 300 hommes ; on les recueillera dans la Cisalpine ; leur désir de former une république ne vaut pas la mort de 10 000 Français. Enfin la France pourra tourner toutes ses forces contre l’ennemi héréditaire : « La guerre avec l’Angleterre nous offrira un champ plus vaste, plus essentiel et plus beau d’activité. » L’annonce de sa retraite, de sa rentrée dans la vie civile, « le soc de Cincinnatus » forma la conclusion de cette missive, qui partit pour Paris accompagnée d’un billet hautain et moqueur sur le voyage du citoyen Bottot. Ce citoyen se chargea du courrier, reprit la poste et s’en alla rendre compte au Directoire de sa mission.

La paix n’était point encore signée ; Bonaparte estima que, sans en violer les conditions, il pouvait en compléter les avantages. Le 10 octobre, il consomma la réunion de la Valteline à la Cisalpine.

Cette affaire à terminer, les lettres à préparer pour le Directoire, les explications à combiner, les Vénitiens à tenir en haleine et en illusion jusqu’à la dernière heure, l’armée à disposer en vue d’une rupture ; la double nécessité de se mettre en mesure politiquement pour imposer la paix à Paris, militairement, si Paris refusait la paix, pour recommencer la guerre avec l’Autriche ; le calcul des chances dans cette grosse partie dont dépendait sa destinée ; l’incertitude entre un retour triomphal à Paris qui le ferait maître de la République, et une marche audacieuse sur Vienne où il pouvait, en une journée, perdre le fruit de tant de victoires ; enfin la fatigue qu’il ressentait de tant d’efforts, de tant de soucis, d’une correspondance qui était déjà celle d’un chef d’État et dépassait par la variété des objets, le nombre des agens, l’urgence des affaires, celle de Frédéric au temps de sa plus grande activité ; l’agitation de deux nuits d’insomnie après deux jours de travail acharné, avaient singulièrement énervé Bonaparte. Les Autrichiens s’aperçurent, lorsqu’il se rendit à Udine, le 11 octobre, à huit heures du soir, qu’il n’était pas aussi maître de lui qu’à son habitude. Il se montra plus impatient, plus impérieux, plus prolixe. Il s’attachait aux détails et s’emportait à la moindre contradiction. Un punch était servi sur la table. Les Autrichiens rapportent qu’il en but, coup sur coup, plusieurs verres qui surexcitèrent encore sa fièvre.

Il prétendit faire insérer dans le traité la réunion de la Valteline ; il ne se contenta plus de la promesse faite par l’empereur d’évacuer Mayence et de retirer ses troupes d’Allemagne, il exigea la reconnaissance préalable et formelle par l’Autriche de la frontière rhénane que le traité attribuait éventuellement et secrètement à la France. Cette exigence, tant de fois élevée par lui, toujours repoussée par Cobenzl, trouva les Autrichiens inébranlables. Bonaparte s’exaspéra, il se répandit en menaces : « L’Empire est une vieille servante habituée à être violée par tout le monde ! La constitution de l’Empire n’est qu’un prétexte pour repousser mes demandes ! La victoire a toujours accompagné les armées françaises, elle les accompagnera toujours. On parle à la France en vainqueur alors qu’on est le vaincu. On a pris le pas sur moi. On me refuse l’alternative dans les signatures. Je m’estime plus haut que tous les rois, et je ne supporterai pas plus longtemps cette conduite à mon égard ! Vous oubliez donc que vous négociez ici au milieu de mes grenadiers ! » C’était l’enfance de l’art, pour des diplomates de profession, de se tenir impassibles durant cette tempête de paroles. Le calme des Autrichiens mit Bonaparte hors de lui ; il griffonna son nom sur un protocole qu’il avait préparé, et sans attendre la signature des Autrichiens, il mit son chapeau et sortit. Dans l’un des mouvemens brusques qui accompagnaient son discours, il renversa un cabaret de porcelaine qui se brisa. Cet incident, qui tourna à la légende et fournit un beau symbole des négociations, passa presque inaperçu. Cobenzl se borne à écrire : « Il s’est comporté comme un fou. » Le fait est que les officiers qui attendaient Bonaparte dans la salle voisine eurent grand’peine à le calmer.

Le lendemain, il était apaisé. Il reçut le mieux du monde Gallo qui le vint voir ; il consentit à retirer son projet de protocole ; il protesta qu’il avait atteint le dernier terme de ses pouvoirs. Comme en s’expliquant davantage on ne pouvait plus que dissiper les malentendus sur lesquels reposait tout le compromis de la paix, on décida de ne plus tenir de conférence jusqu’au jour de la signature définitive. On s’occupa de part et d’autre à mettre en forme les projets de rédaction.

Le 13 octobre, Bourrienne, en entrant dans la chambre de Bonaparte, le matin à sept heures, lui dit que les montagnes étaient couvertes de neige. Bonaparte sauta à bas de son lit et courut à la fenêtre. « Avant la mi-octobre ! dit-il. Quel pays ! Allons, il faut faire la paix. » Il reçut une lettre d’Augereau, datée de Strasbourg le 8 octobre. Augereau faisait un tableau décourageant de l’armée du Rhin. Le 15, se promenant avec Marmont dans les jardins de Passeriano, Bonaparte lui dit : « Notre armée est belle, nombreuse et bien outillée, et je battrais infailliblement les Autrichiens ; mais… la saison est avancée ; … l’arrière-saison, dans un pays aussi âpre, rend la guerre offensive difficile. N’importe, tout pourrait être surmonté ; mais l’obstacle invincible à des succès durables, c’est le choix d’Augereau pour commander l’armée du Rhin… Comprenez-vous la stupidité du gouvernement d’avoir mis 120 000 hommes sous les ordres d’un général pareil ?… Une fois enfoncés en Allemagne et arrivés aux portes de Vienne et l’armée du Rhin battue, nous aurions à supporter tous les efforts de la monarchie autrichienne et à redouter l’énergique patriotisme des provinces conquises. À cause de tout cela, il faut faire la paix, c’est le seul parti à prendre. Nous aurions fait de grandes et belles choses ; mais, dans d’autres circonstances, nous nous dédommagerons. »

Le 16, le courrier attendu par les Autrichiens arriva ; le 17, Cobenzl se déclara prêt à signer, et l’on convint de le faire à Campo-Formio, qui se trouvait à égale distance d’Udine et de Passeriano. Les choses en étaient là quand Bonaparte fut averti par un courrier de Turin que le Directoire, se ravisant tout d’un coup, s’était décidé à ratifier le traité avec la Sardaigne, et que M. de Saint-Marsan allait se rendre au quartier général pour conférer sur les mesures militaires à prendre en commun[7]. Bonaparte jugea que cette ratification se faisait trop tard ; mais si le courrier du Directoire arrivait avant la signature du traité avec l’Autriche, une rupture pourrait s’ensuivre. Il donna l’ordre d’arrêter tous les courriers, sur toutes les routes, et de ne donner de chevaux à personne. Il fallut attendre, cependant, que les copistes eussent couché en belle écriture les expéditions. En attendant, Bonaparte emmena les Autrichiens chez lui. Le travail prit une partie de la soirée. À mesure que la nuit approchait, Bonaparte se montrait de plus aimable humeur. Il déploya toute la grâce de son esprit, toute la richesse de son imagination, et mit sous le charme les Autrichiens, qu’il avait naguère si fort malmenés. La nuit venue, il empêcha que l’on allumât les bougies et s’amusa à raconter des histoires de revenans. Enfin, à minuit, on apporta des lumières ; le traité était prêt. Il fut signé chez Bonaparte, mais daté de Campo-Formio, le 17 octobre. À deux heures du matin, Monge, commissaire pour le choix des objets d’art et des manuscrits à transporter d’Italie en France, et le général Berthier partirent en poste pour Paris avec l’instrument de la paix. Bonaparte avait choisi à dessein, pour celle mission, un savant, ancien ministre de la Convention, républicain éprouvé, qu’il savait plein de confiance en sa vertu et plein d’admiration pour son génie. Avant de quitter Cobenzl, il s’excusa de la violence à laquelle il s’était un moment abandonné. « Je suis, lui dit-il, un soldat habitué à jouer ma vie tous les jours ; je suis dans tout le feu de la jeunesse, je ne puis garder la mesure d’un diplomate accompli. » Ils s’embrassèrent. Ils devaient se revoir.


III

Cobenzl et Bonaparte, Bonaparte surtout, avaient beaucoup pris sur eux en signant ce traité. Ils comptaient cependant que leurs gouvernemens le ratifieraient, tout en le blâmant, parce que les peuples étaient, en Allemagne comme en France, excédés de la guerre. Il fallait, ne fût-ce que pour préparer une lutte nouvelle, accorder un répit aux hommes et leur donner l’illusion passagère de la paix.

L’empereur déclara que la paix de l’Empire se négocierait sur le fameux principe de l’intégrité de l’Allemagne. Thugut n’était dupe ni des déclarations qu’il faisait aux Allemands ni des engagemens qu’il prenait avec la France[8]. Sa première impression fut celle de la colère. Il eut un bel accès d’indignation de cour et d’État. On allait traiter sans les Légations qui auraient assuré à l’Autriche l’hégémonie de l’Italie ! On donnait la paix sans démembrer l’État pontifical ! On se contentait de dépecer, à la polonaise, une république décrépite ! Ce n’étaient point là des morceaux d’empereur ni des pièces de taille à voiler la « honte » d’un pacte, même temporaire, avec les républicains, d’une cession, même partielle et éventuelle, de la rive gauche du Rhin ! Thugut « pleura amèrement » ; il tira du musée des souverains, pour en inonder son visage, les larmes classiques de Marie-Thérèse sur le partage « inique, si inégal ! » Il maudit cette « paix qui allait, par son ignominie faire époque dans les fastes de l’Autriche. » « Jamais, écrivait-il en 1803, à Colloredo, on ne nous a laissé entrevoir aucune possibilité de paix que sous l’acceptation préalable de ces deux conditions » : rupture avec tous les alliés, cession de la rive gauche du Rhin, « conditions aussi funestes qu’avilissantes », et par lesquelles la monarchie achetait « le repos illusoire d’un moment au prix de sa gloire, au risque de sa ruine totale dans l’avenir. » Cependant il conseilla à son maître de ratifier l’ouvrage de Cobenzl. On gardait pied en Italie et l’on gagnait du temps. Thugut spéculait sur les difficultés du congrès, sur les dissensions des Allemands, sur un retour offensif de l’Angleterre, sur un changement de règne ou de politique en Russie, sur une révolte de la Hollande, sur l’incapacité du Directoire, sur l’anarchie en France, les rivalités des généraux, les conspirations des royalistes, enfin l’heureux hasard d’une défaite qui jetterait Bonaparte à bas de son piédestal, ruinerait son prestige de théâtre, et le reléguerait à sa place, dans l’oubli de l’histoire, parmi les aventuriers sans lendemain et les escamoteurs de la victoire. Il discernait déjà les symptômes d’un retour prochain des choses.

A la nouvelle de la paix, Paul Ier s’était tout à coup souvenu que la Russie, signataire de la paix de Teschen, était garante de la constitution de l’empire germanique, et il l’avait signifié à Berlin. En Angleterre Pitt trouvait à ses velléités pacifiques « de formidables obstacles. » Grenville demeurait un partisan inflexible de la guerre. Malmesbury revenait de Lille plus acharné que jamais à la lutte : « Je persiste, disait-il à Windham, dans mon idée de bellum internecivum à la France. » Comme entrée de jeu, à la partie nouvelle qui s’annonçait, les Anglais venaient d’anéantir, le 11 octobre, la flotte hollandaise. « La sécurité sans la paix vaut mieux que la-paix sans la sécurité, » déclarait à Londres un homme d’Etat. Huit jours après la ratification du traité de Campo-Formio, la seconde coalition germait déjà[9].

IV

Le Directoire attendait avec une impatience extrême les courriers d’Italie. Les Directeurs ne se faisaient point d’illusion sur la capacité d’Augereau et sur les effets d’une campagne d’hiver dirigée par lui en Allemagne. La Prusse se dérobait toujours aux avances. Frédéric-Guillaume s’était assuré des compensations pour le cas où la France garderait toute la rive gauche du Rhin ; mais il préférait évidemment conserver ses possessions rhénanes, et voir les Français évacuer l’Empire. Il trouvait que la République faisait trop de conquêtes, qu’elle affectait trop ouvertement la dictature et que ses principes devenaient trop contagieux. « Sa façon d’agir envers ceux qu’elle a mis dans sa dépendance, écrivit ce roi, le 2 octobre, à son envoyé à Paris, n’est assurément pas encourageante pour des liaisons telles qu’elle me les a proposées, qui finiraient sans contredit et probablement d’après ses propres vues par me livrer entre ses mains. » Sandoz le déclara, le 7, à Talleyrand, qui manifesta la plus pénible déception : « Jamais, dit-il à Sandoz, nouvelle ne pouvait me contrarier et me chagriner davantage que celle-ci ; je ne m’y attendais pas… Ainsi alliance et concert pour la guerre, tout est refusé ! » Il ne restait plus au Directoire d’espoir qu’en Bonaparte. « Barras, mandait Sandoz le 25 octobre, a gagné un certain ascendant par son caractère et par ses liaisons d’amitié avec le général Bonaparte. Ce dernier est une puissance en Italie et un héros protecteur en France. »

Les Directeurs, Barras y compris, le redoutaient plus en France qu’en Italie. C’est pourquoi ils étaient décidés à le laisser en Italie, mais à ne l’y laisser que pour combattre. Ils lui enlèveraient les négociations dont ils redeviendraient les seuls maîtres ; ils l’absorberaient dans la guerre, qui leur semblait impossible sans lui, mais par laquelle, avec lui, tout leur semblait possible. Ils le réduiraient ainsi au rôle qu’ils lui destinaient, celui d’une machine de guerre intelligente et invincible. A aucun prix ils ne lui laisseraient la double popularité de la victoire et de la paix : ce serait abdiquer en sa faveur. La guerre étant la condition nécessaire et la seule ressource de leur gouvernement, il fallait que la paix parût impraticable, même avec Bonaparte, même par Bonaparte, et que Bonaparte fût occupé, sans fin et sans répit, à vaincre des armées, à conquérir des provinces, à rançonner des peuples, à révolutionner des Etats, à détruire des monarchies et à fonder des républiques. Voilà le sens des mesures que prirent les Directeurs dans les premiers jours d’octobre. Le 10. Talleyrand écrivit à Bonaparte que la paix avec la Sardaigne était ratifiée, que Bonaparte aurait ses 10 000 Piémontais, qu’il recevrait 6 000 hommes pris à l’armée d’Allemagne, qu’Augereau avait l’ordre de se tenir prêt, et que le Directoire maintenait son ultimatum du 29 septembre ; il invitait Bonaparte à ne rien donner aux Napolitains, à révolutionner Rome, à garder Ancône, avec des côtes. « Le Directoire, ajoutait-il, n’entend abandonner à l’Autriche que l’Istrie et la Dalmatie ; encore ne les cède-t-il qu’avec le plus grand regret. Si, pour continuer la guerre, Bonaparte manque de troupes, il pourra, aux frais des Cisalpins, enrôler des Suisses : c’est une mesure « inusitée depuis la Révolution », mais le Directoire n’y voit point d’inconvénient.

Le 21 octobre, le citoyen Bottot arriva à Paris, avec la lettre où Bonaparte annonçait, comme imminente, la signature de la paix, renouvelait ses offres de démission et sollicitait lui-même le démembrement de ses pouvoirs. Les Directeurs avaient à la fois trop besoin de lui et trop peur de lui pour ne point saisir au vol l’occasion qu’il leur présentait. Ils écrivirent sur-le-champ une grande dépêche au général. — Ils regrettent, disent-ils, que la démarche de Bottot n’ait pas entièrement effacé les impressions fâcheuses de Bonaparte : le Directoire conserve en lui toute confiance ; aussi conforme-t-il ses précédentes instructions ; il offre ainsi ample matière à l’esprit d’entreprise du général. L’expulsion des Autrichiens de l’Italie n’est qu’une étape dans la carrière que le Directoire lui ouvre. « Il reste un grand objet… : c’est l’état de la Turquie. Vous êtes placé assez près de la Grèce pour savoir à quoi vous en tenir sur la situation de cette puissance. Si elle ne veut pas être une alliée utile et effective de la République, si son sort est d’être envahie par des voisins qui la convoitent, il ne faut pas qu’il en soit de ce partage comme de celui de la Pologne. Vous entendez aisément quels sont les intérêts et les vues possibles de la République française. Il faut songer à l’avenir et au commerce du Levant. Dans cette vue, outre les îles et les ports de l’Albanie vénitienne, il faudra ménager à Ancône un établissement un peu arrondi… Quant à l’île de Malte, vous avez déjà reçu les ordres de prendre toutes les mesures que vous croiriez nécessaires pour qu’elle n’appartint pas à qui que ce fût qu’à la France. » Tant et de si grandes affaires occuperont assez Bonaparte. Aussi le Directoire le décharge-t-il des négociations avec l’Autriche, dans le cas où la guerre recommencerait. Bonaparte demande des publicistes, pour organiser l’Italie : le Directoire en enverra, et des plus distingués, des plus neufs et à la dernière mode : à défaut de Sieyès, Benjamin Constant. Enfin les Directeurs le félicitent de ses nobles considérations sur la pente trop forte des esprits vers le gouvernement militaire. « Rien de plus sain que la maxime Cedant armatogæ pour le maintien des républiques ! » Le désaveu était formel et l’ironie lourde. Les Directeurs en eurent-ils le sentiment ? Barras l’eut à coup sûr et il chargea Bottot de corriger à la fois et d’adoucir les nuances de la missive officielle. Bottot tailla sa plus officieuse plume et écrivit, le 22 octobre, à Bonaparte : « Les derniers momens de mon séjour à Passeriano avaient profondément affligé mon cœur. De cruelles idées m’ont accompagné jusqu’aux portes du Directoire ; mais qu’elles se sont dissipées bien agréablement lorsque je l’ai retrouvé tel que je l’avais peint, plein de tendresse pour votre personne !… Que la cruelle lettre dont vous m’aviez chargé contrastait avec ces doux épanchemens de l’amitié !… Peut-être le Directoire ne voit-il pas toujours aussi juste que vous dans les affaires ; mais avec quelle docilité républicaine il a reçu vos observations !… Les cœurs sont purs et sans tache… ils ont besoin d’instruction : c’est de vous qu’ils l’attendent. » Une telle lettre, suivant, à vingt-quatre heures près, des injonctions aussi péremptoires, révélait des trésors de palinodie. L’événement montra bientôt jusqu’où pouvait aller la docilité républicaine des Directeurs.

Dans la nuit du 25 au 26 octobre, Monge et Berthier arrivèrent au Luxembourg. Larevellière-Lépeaux, alors président du Directoire, les reçut aussitôt. Ils lui remirent le traité et la lettre de Bonaparte du 18 octobre. L’une et l’autre, le traité surtout, « excitèrent grandement le mécontentement » de Larevellière, et il le marqua. Monge et Berthier défendirent le traité et s’employèrent en excuses pour Bonaparte ». Larevellière fit prévenir ses collègues qui s’assemblèrent immédiatement. La séance dura près de quatre heures. Les Directeurs s’accordèrent pour blâmer les avantages faits à l’Autriche, et qui dépassaient leur ultimatum. Larevellière déclara le traité « non seulement impolitique, mais odieux », à cause du démembrement de Venise. « J’aurais voulu cent fois le rejeter, si les circonstances l’eussent permis, a dit Reubell ; mais il fallait chicaner à éternité ou se battre jusqu’à extinction. » Chicaner était son génie, mais se battre à extinction n’était pas dans les goûts des Français qui aspiraient à la tranquillité et à la fin de la Révolution : ils ne se résoudraient point à continuer la guerre pour le seul intérêt de l’Italie et la gloire d’unir Venise à la République cisalpine après l’avoir démocratisée. En cas de désastre, les Directeurs eussent encouru une écrasante responsabilité. Ils ne voulaient point l’assumer. Leur principal objet étant de garder le pouvoir et la nation réclamant la paix, ils devaient, bon gré mal gré, paraître s’y prêter. « Si le Directoire eût refusé sa ratification, rapporte Larevellière, il était perdu dans l’opinion » ; il se serait brouillé avec la nouvelle majorité des Conseils, « tout aussi malintentionnée que l’avaient été les Clichyens. » Ils n’auraient obtenu ni hommes ni argent[10].

Reubell et Merlin demeurèrent jusqu’à la fin récalcitrans. Barras, Larevellière et François formèrent une majorité en faveur de la ratification. Tous s’accordèrent pour donner à Bonaparte un avertissement. Ils crurent habile de le prendre au mot et de l’envelopper dans son propre filet. « Concentrons, disait-il lui-même, toute notre activité du côté de la marine et de l’Angleterre. Cela fait, l’Europe est à nos pieds. » Telle avait été sa principale raison d’Etat pour traiter avec l’Autriche : à lui de se justifier et de mettre l’Europe aux pieds du Directoire, en envahissant l’Angleterre et en écrivant ainsi le dernier chapitre du fameux dessein de 1793, celui pour lequel tout l’ouvrage était conçu et sans lequel le reste de l’ouvrage serait vain. Cette guerre-là d’ailleurs serait populaire, et par cette guerre-là la paix continentale serait indéfiniment remise en question. Le roué Barras proposa cette combinaison. Larevellière la soutint. Les autres la goûtèrent moins, s’expliquant mal ce moyen trop subtil de paralyser un rival, en lui livrant toutes les destinées de la République. Séance tenante, les Directeurs prirent cet arrêté, daté du 5 brumaire (20 octobre) : « Il se rassemblera, sans délai, sur les côtes de l’Océan, une armée qui prendra le nom d’armée d’Angleterre. Le citoyen général Bonaparte est nommé général en chef de cette armée. » Cela fait, ils ratifièrent les articles secrets de Campo-Formio, préparèrent la communication aux Conseils des articles patens et rédigèrent une proclamation aux Français :

« Vous apprendrez avec plaisir que plusieurs millions d’hommes sont rendus à la liberté et que la nation française est la bienfaitrice des peuples… La paix du continent sera bientôt assise sur des bases inébranlables. Il ne nous reste plus qu’à punir de sa perfidie le cabinet de Londres, qui aveugle encore les cours, au point d’en faire les esclaves de sa tyrannie maritime. C’est à Londres qu’on fabrique les malheurs de l’Europe ; c’est là qu’il faut les terminer… Gardez-vous bien de déposer les armes… Sans doute, le Directoire vient de signer pour vous une paix glorieuse ; mais, pour jouir de ses douceurs, il faut achever votre ouvrage ; assurer l’exécution des articles conclus entre la France et l’empereur, décider promptement ceux à conclure avec l’Empire, couronner enfin vos exploits par une invasion dans l’île où vos aïeux portèrent l’esclavage sous Guillaume le Conquérant, et y reporter, au contraire, le génie de la liberté… »

Dès le matin du 26, la nouvelle de la paix se répandit dans Paris. « 18 fructidor, voilà ton heureux résultat ! » s’écriait un officieux du Directoire. La joie déborda partout. Les couloirs du Conseil des Cinq-Cents se remplirent d’une foule enthousiaste. Le messager d’Etat qui apportait la lettre des Directeurs fut accueilli par les cris de : Vive la République ! Jean Debry acclama la paix d’Italie, et proféra l’anathème contre les Anglais. Ce fut un triomphe pour Bonaparte. Les Directeurs réfléchirent au péril qu’il y aurait pour eux à le faire revenir immédiatement à Paris. Ils cherchèrent un détour et, avant qu’il présidât aux préparatifs de la descente en Angleterre, ils l’invitèrent à se rendre sans délai à Rastadt, pour y compléter Campo-Formio par la conclusion de la paix avec l’Empire. Talleyrand joignit ce billet à la dépêche officielle : « Voilà donc la paix faite et une paix à la Bonaparte… Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d’Italiens, mais cela est égal. Adieu, général pacificateur ! Adieu : amitié, admiration, respect, reconnaissance, on ne sait où s’arrêter dans cette énumération. » Les Directeurs continuaient d’ouvrir l’avenue et de dresser la route à Bonaparte ; mais ils devaient rester sur les bas-côtés, la pelle et le râteau à la main, le regardant passer. Talleyrand s’accommodait pour prendre place dans le cortège.

Illuminations, cantates, ovations dans les théâtres, Paris déploya toute sa mise en scène triomphale. Les Parisiens se voyaient débarrassés de l’Autriche ; la Belgique était définitivement acquise ; personne ne doutait que la rive gauche du Rhin ne fût bientôt cédée par l’Empire, grâce à la Prusse, sur laquelle on comptait, grâce surtout à Bonaparte par qui, dès lors, tout paraissait facile. Il n’y avait plus qu’un obstacle au bonheur du monde et au couronnement de la Révolution : l’Angleterre, éternelle rivale, éternelle ennemie, ouvrière infatigable de ruines, de complots, de guerres civiles et de coalitions. La joie se doubla d’une explosion de fureur, et les imaginations qui, depuis 1789, nourrissaient le même rêve de paradis terrestre, toujours déçu, toujours ajourné, s’acharnèrent contre ce dernier obstacle, comme elles s’étaient successivement acharnées contre la cour, contre la Gironde, contre Robespierre, contre les émigrés, contre la maison d’Autriche.

Le 1er novembre, le Directoire reçut solennellement les envoyés de Bonaparte. Talleyrand les présenta, avec un panégyrique du général. Monge et Berthier se répandirent en dithyrambes. « La gloire de l’armée d’Italie, s’écria Monge, retentit jusqu’au fond de la Haute-Egypte. Les Arabes du désert s’en entretiennent le soir sous leurs tentes. Une lueur de je ne sais quelle espérance s’est glissée dans l’âme des anciens Grecs. » Larevellière, président et thuriféraire officiel du Directoire, se chargea de mettre un comble à ces adulations : « Génie puissant de la liberté, toi seul pouvais produire tant d’événemens inouïs, tant d’hommes extraordinaires… une armée d’Italie, un Bonaparte ! Heureuse France… jouis du fruit de tes conquêtes !… Cependant, avant de te livrer totalement au repos, tourne tes regards vers l’Angleterre. » Alors « entraîné par le sentiment », Larevellière oublia la majesté directoriale, s’avança vers Monge et Berthier, les serra dans ses bras, au milieu d’une explosion universelle de larmes. Les musiques militaires éclatèrent en fanfares et l’on se sépara aux cris de : Vive la grande nation ! Vive Bonaparte ! Vive la Constitution de l’an III ! Le lendemain, Sandoz écrivait à Berlin : « Dans un gouvernement pareil à celui-ci, le général Bonaparte peut prétendre à l’autorité. »

Les conseils délibéraient, en commissions et en séances secrètes, sur la ratification du traité. Aux Anciens, le vote eut lieu, dès le 30 octobre, sans discussion. Aux Cinq-Cents, il y eut quelque opposition. Ce n’était pas que Bonaparte manquât d’admirateurs, dans cette assemblée. Un certain Malibran, familier de Barnis, proposa que le faubourg Saint-Marceau prît le nom de faubourg d’Italie, et que Bonaparte reçût un don de 300 000 livres, plus une rente de 30 000. « Bonaparte est au-dessus de cela ! » cria une voix, et l’on passa à l’ordre du jour. Mais Reubell avait des amis auxquels il avait confié son mécontentement : ils déclarèrent, comme lui, que le traité faisait la part trop largo à la maison d’Autriche. Sieyès évoqua le monstre classique de la tragédie depuis 1790 : « le Comité autrichien. » Il ne raisonnait d’ailleurs qu’au seul point de vue des intérêts d’Etat : l’homme qui, en 1795, proposait au Comité de salut public de démembrer la Hollande et d’échanger, avec l’Autriche, la Bavière contre le Milanais et les Pays-Bas, ne pouvait s’élever avec beaucoup de conviction en faveur « des principes ». Il le fit néanmoins, parce que c’était alors son meilleur argument. « J’avais cru, dit-il, dans le Comité secret du 3 novembre, que le Directoire dicterait les conditions de la paix à l’Autriche, et je vois que le Directoire les a reçues de l’Autriche. Est-ce là le fruit de tant de travaux, de tant de gloire et de tant de sang ? La cession de la ville de Venise au prince même qui a ourdi sa ruine est une atrocité dont la République française aura honte d’avoir été la complice. Ce n’est pas une paix que ce traité, c’est l’appel à une nouvelle guerre. » Il réclama la communication des articles secrets, où devaient se trouver les avantages de la République. Le Directoire refusa de les faire connaître. Les Montagnards protestèrent, mais, malgré leurs clameurs, le conseil vota la ratification. « La grande réputation du général Bonaparte commande le respect et le silence, » dit un observateur contemporain très bien informé, en résumant ses notes sur cette séance. C’est déjà tout l’esprit de l’an VIII, et des constitutions de l’Empire.

Bonaparte quitta Milan, le 16 novembre, et traversa Turin le 18. « Les avocats de Paris qu’on a mis au Directoire n’entendent rien au gouvernement, dit-il à Miot. Ce sont de petits esprits… Ils sont jaloux de moi, je le sais, et, malgré tout l’encens qu’ils me jettent au nez, je ne suis pas leur dupe… Ils se sont empressés de me nommer général de l’armée d’Angleterre pour me tirer de l’Italie où je suis le maître et plus souverain que général d’armée. Ils verront comment les choses iront quand je n’y serai plus… Ils mettront l’Italie en combustion et nous en feront chasser. Pour moi, mon cher Miot, je vous le déclare, je ne sais plus obéir. Mon parti est pris ; si je ne puis être le maître, je quitterai la France. » Les journaux lui rapportent les critiques faites à son traité ; il les subit avec impatience, et celle qui l’importune le plus, c’est d’avoir reçu la paix au lieu de l’imposer, de n’avoir ni poussé assez loin, ni frappé assez fort. Il s’est exposé, par calcul-, à ces critiques ; il ne s : y exposera plus.

Le traité de Campo-Formio par le caractère de la négociation qui l’a précédé, par la nature des transactions qui en forment le fond, se rattache aux traités de l’ancien régime : il est la suite directe des traités de partage de la Pologne ; il est l’application par la République, au profit de la France et en faveur de l’émancipation graduelle de l’Italie, du système des compensations tourné naguère contre la France et pratiqué constamment par les cours de l’Europe. Mais, en même temps, ce traité se rattache à la politique napoléonienne ; il noue le lien entre cette politique et celle de la Révolution ; il est gros de guerres qui doivent entraîner ou l’assujettissement de l’Europe ou le recul de la France vers ses anciennes limites. L’extermination de l’Angleterre demeure la condition à la fois nécessaire et inexécutable de la paix. En 1801, en 1803, en 1807, en 1809, il faudra encore dire à la France victorieuse des Autrichiens, des Prussiens et des Russes : « Avant de te livrer au repos, France, tourne tes regards vers l’Angleterre ! » Bonaparte, qui doit mener, à travers quinze ans de guerre, cette politique paradoxale, en discerne, dès 1797, les conséquences fatales et en prédit le dénouement. Il écrit, le 7 octobre, à Talleyrand ces mots révélateurs de sa destinée : « Ce que vous désireriez que je fisse, ce sont des miracles, et je n’en sais pas faire. »


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 15 mars, du 1er avril et du 15 mai.
  2. Rapport de Cobenzl, 28 septembre ; Bonaparte à Talleyrand, 28 septembre 1797. Les rapports de Cobenzl, conservés aux Archives de Vienne, ont été publiés, en très larges extraits, par M. Huiler. M. Huiler les a traduits en allemand. Je dois à son obligeance la communication du texte original, qui est en français.
  3. Lettres particulières de Cobenzl à Thugut, 30 septembre ; Bonaparte à Talleyrand, 10 octobre 1797 ; Huiler, p. 393 ; Sybel, t. V, p. 124.
  4. Lettres particulières de Cobenzl à Thugut, 30 septembre ; Bonaparte au Directoire, 10 octobre 1797.
  5. Lettre confidentielle de Cobenzl à Thugut, 2 octobre ; Huiler, p. 402 et suiv. Correspondance de Napoléon, t. XIX ; campagnes d’Italie, p. 314.
  6. Cobenzl à Thugut, 10 octobre 1791 ; Hüffer, p. 400.
  7. Voir, sur cette conférence, Hüffer, p. 447 et suiv. : Rapports de Cobenzl, 14 et 19 octobre 1797. — Ranke, Hardenberg, 1, p. 374 ; Mémoires de Larevellière-Lépeaux, t. II, p. 275.
  8. Sybel, t. V, p. 129 et suiv. — Hüffer, p. 463 et suiv. — Vivenot, Corr. de Thugut, lettres des 22-29 octobre ; id. Thugut, Clerfayt, Wurmser.
  9. Sybel, t. V. p. 137-138. — Stanhope, William Pitt, trad. fr., t. III, p. 58 ; — Journal de Malmesbury.
  10. Mémoires de Larevellière-Lépeaux, t. II, p. 271 et suiv. — Conversations recueillies par Sandoz. Dailleu, I, p. 155 et suiv. Rapports du 28 octobre 1797.