De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix/03

De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 241-272).
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DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO

III.[1]
LA QUESTION DES LIMITES ET LE COUP D’ÉTAT[2].


I

Pendant que Bonaparte négociait et signait les préliminaires de la paix avec l’Autriche, les Directeurs, fort impatiens d’en recevoir la nouvelle, spéculaient sur cette paix future ; ils se demandaient qui en ferait les frais, l’Allemagne ou l’Italie, et avec qui ils en partageraient les bénéfices, la Prusse ou l’Autriche, l’une et l’autre vraisemblablement. Convaincus que par la Prusse seule, et avec la Prusse, ils arriveraient à leur objet, la réunion totale de la rive gauche du Rhin ; continuant d’ailleurs à confondre, dans leurs desseins, le bouleversement du Saint-Empire et l’hégémonie de la Prusse dans l’Allemagne du Nord avec la suprématie de la France en Europe, ils s’entêtaient à attirer dans leur jeu Frédéric-Guillaume qui s’y dérobait toujours. « Le roi de Prusse dictera la paix, disait Delacroix à l’envoyé prussien, Sandoz ; je dis plus, et je parle au nom du Directoire : il dépend de lui de s’emparer du Hanovre et de ceindre la couronne impériale. » Carnot exprimait au même agent les mêmes pensées : « Il est une vérité constante et que les événemens futurs confirmeront : les deux cours impériales (Russie et Autriche) n’auront jamais d’autre système que d’abaisser la maison de Brandebourg, et la France républicaine n’aura jamais que celui d’élever sa considération et sa puissance[3]. » La Prusse, à ce moment, n’avait qu’un mot à dire et les Directeurs commençaient, pour le plus grand profit de cette monarchie, à tailler dans le grand en Allemagne, à séculariser les ecclésiastiques, à médiatiser les laïques, c’est-à-dire à concentrer les territoires et à réunir les peuples.

En Italie, sans y marcher d’un pas aussi décidé, ils inclinaient de plus en plus, à mesure que s’étendait la conquête et que la victoire se prononçait, vers une politique analogue. Mais si les conséquences de cette politique devaient être les mêmes en Italie qu’en Allemagne, le motif, en Italie, était plus noble et plus conforme aux principes de la Révolution française. Il ne s’agissait pas de « faire un empereur » et de dessiner des royaumes comme au temps du maréchal de Belle-Isle ; il s’agissait d’émanciper un peuple. Le projet était ancien. D’Argenson l’avait suggéré à Louis XV : « concentrer, disait-il, les puissances italiques en elles-mêmes, en chasser les étrangers », et former, entre ces puissances, une association « comme il y en a une germanique, une batavique et une helvétique[4] », tel était ce dessein que Napoléon III devait reprendre en 1859. Il n’y avait à y changer que quelques mots, à mettre : république, là où d’Argenson écrivait royaumes, grands-duchés ou duchés, pour le ramener à cette idée d’une « ceinture d’Etats libres » que caressaient les politiques du Directoire. Larevellière-Lépeaux s’était fait le coryphée de celle entreprise. Il y pensait depuis longtemps, dit-il, lorsque, le 16 décembre 1796, le Directoire ordonna que les manuscrits de d’Argenson seraient tirés du Bureau du triage des titres pour être déposés dans ses archives. Larevellière lut les chapitres relatifs à l’Italie et y trouva la confirmation de ses vues. Ce n’était point l’unité de l’Italie qu’il proposait ; c’en était la préparation. Mais le Directoire ignorait encore s’il ne serait pas contraint de restituer la Lombardie ou d’abandonner les Légations à l’Autriche. y était résigné, en cas de nécessité absolue. Dans ce cas, il eût été déloyal de promettre à ces peuples une indépendance qu’on n’était pas sûr de leur garantir ; il eût été coupable de les exposer à des vengeances en cas de retour de leurs anciens maîtres. D’autre part on ne pouvait les laisser dans une anarchie aussi fâcheuse pour eux que nuisible à la rentrée des contributions et réquisitions dont vivait l’armée française. Il était donc opportun de leur donner une organisation au moins provisoire. Cette organisation aurait, en outre, l’avantage de former des cadres de nation et d’Etat pour le cas où les Italiens, rendus ou cédés à l’Autriche, refuseraient de se soumettre et « réuniraient leurs efforts pour se soustraire au joug » de l’empereur. Larevellière essaya de concilier toutes ces vues et dressa un projet d’instructions à Bonaparte, qui fut approuvé, le 7 avril, par les Directeurs.

Ces instructions sont curieuses à un double titre : elles conseillent précisément à Bonaparte ce que, dans l’intérêt de son proconsulat italien, il jugeait utile d’accomplir ; elles ouvrent, par contre-coup, des aperçus sur les idées des Directeurs, en matière de liberté politique et de gouvernement. Le régime auquel les instructions du 7 avril proposent de soumettre l’Italie annonce celui auquel Bonaparte, après le 18 brumaire, soumettra la République française. « Le Directoire croit, comme vous, qu’il ne faut pas laisser les assemblées primaires se réunir. » Une constitution calquée sur la nôtre conviendrait à ces peuples, à condition de restreindre, en matière de finances, les prérogatives du Corps législatif ; mais il n’y aurait pas lieu de faire élire ce corps législatif avant le départ des troupes françaises ; dans tous les cas, il importera de restreindre le nombre des députés. « Quelque grand que soit un État, un conseil de 120 personnes et un autre de 60, feront tout aussi vite et tout aussi bien les lois, et même beaucoup mieux que des corps plus nombreux. » Elles seront mieux faites encore et plus vite sans députés. « Notre propre exemple nous apprend combien il est funeste d’attendre tout cela (la réforme des lois et des impôts) d’un nouveau Corps législatif qui, par mille causes diverses, se traîne pendant un temps considérable dans la carrière législative, et surtout des finances, avant d’y marcher, et laisse, pendant de longues années, un gouvernement naissant dans le marasme, et toujours en danger de périr. » Donc, point de constitution, des règlemens « que vous publierez toujours comme général en chef… La volonté législative, tant que nous occuperons le pays militairement, ne doit être [5] manifestée que par vous seul. » Il nommera à tous les emplois ; il fera disposer par des commissions, formées par lui et composées chacune de trois membres, toutes les lois relatives à la justice, à l’administration, aux finances, à l’armée, à la police, etc. Il les publiera et les fera exécuter. La dépêche se terminait, d’ailleurs comme toutes les autres, par des adulations et par un blanc-seing : « Le Directoire s’en rapporte entièrement à vous… Il est convaincu, quelle que soit l’issue, que vous aurez toujours été dirigé par votre attachement sincère à la République… Puissent nos vœux se réaliser en faveur de la liberté de cette partie de l’Italie, et vous aurez ajouté à la gloire d’un grand capitaine, la gloire non moins satisfaisante et non moins solide du bienfaiteur et du législateur d’un peuple libre. »

Le plan du Directoire s’appliquait aux Cispadans et aux Transpadans, réunis en une seule république. Mais s’arrêterait-on à cette limite ? Le Directoire rêvait d’une Italie « libre jusqu’à l’Adriatique. » On en parlait à Paris, on le disait très haut à Milan. Dans quelle mesure les Directeurs approuvaient-ils les menées révolutionnaires des agens lombards et des émissaires français qui agitaient les villes de la terre ferme ? Si la Lombardie était érigée en république avec les Légations, Venise ne serait-elle pas fatalement destinée à indemniser l’empereur ? Les Vénitiens auraient été bien aveugles et bien sourds s’ils ne s’étaient point préoccupés de ce double péril qui les menaçait, révolution ou démembrement, les deux peut-être. Leur envoyé à Paris, Querini, recueillait les bruits les plus alarmans. « Il ne se passe pas de jour, écrivait-il, au commencement d’avril, où je ne sois amaramente cruciato. » Il avait, en portefeuille, des instructions datées du 27 août 1796, qui prévoyaient cette extrémité et l’autorisaient à employer tes derniers expédiens. Il alla trouver Barras, et l’adjura d’ordonner aux généraux français de ne pas intervenir dans les affaires intérieures de la république de Venise. « Etant plus forts que vous, répondit Barras, c’est à nous de commander… La République de Venise peut perdre tous ses États d’Italie pendant notre occupation ». Querini saisit la nuance. « Il faudrait, écrivait-il le 8 avril, de 6 à 7 millions ; mais deux en numéraire suffiraient ; on fournirait le reste en obligations. » Il s’aboucha avec un des nombreux « courtiers » qui passaient pour avoir la confiance de Barras ; c’était un certain Wiscowich, Dalmate d’origine. « Le sort de Venise est dans vos mains, lui dit ce politique officieux. Le Directoire est partagé… deux de ses membres combattent les mesures révolutionnaires, deux les approuvent, le cinquième reste indécis… moyennant un subside, la solution serait infailliblement favorable à la Seigneurie. » L’officieux exigeait, séance tenante, une provision. Querini se débattit et finit par promettre 600000 francs en lettres de change et 24000 francs de commission ; mais il signifia que le paiement n’aurait lieu que sur l’engagement formel d’évacuer les territoires vénitiens et de faire cesser les menées révolutionnaires. Barras promit d’écrire à Bonaparte et de remettre à Querini une copie de la lettre. La promesse n’était pas plutôt donnée que l’officieux reparut : Barras se trouvait dans l’impossibilité de livrer la copie. Querini demanda qu’au moins les lettres de change ne fussent point escomptées avant que les engagemens eussent reçu un commencement d’exécution. Barras à cette nouvelle entra dans une indignation dont son courtier rapporta l’écho à Querini. Toutefois, moyennant 100 000 livres de plus, l’ex-vicomte consentit à laisser suspecter son honneur : — « Il recevra Querini et fournira un papier qui vaudra un engagement ; sinon, conclut l’officieux, Venise est perdue ! » Querini, épouvanté, signa pour 700 000 livres de traites et reçut, en échange, une lettre du secrétaire du Directoire certifiant que les Directeurs avaient donné des instructions conciliantes à Bonaparte : le secrétaire assurait, en outre, l’ambassadeur « des intentions amicales et pacifiques du gouvernement français. » Cet échange, de papiers eut lieu le 20 avril ; quant aux intentions « amicales et pacifiques » du Directoire, elles se traduisirent dans une lettre que Delacroix écrivit à Clarke, le 22 : « — Vu le désir que la nation manifeste pour la paix, mandait ce ministre, le Directoire autorise, quoique à regret, son plénipotentiaire à consentir à l’évacuation du Milanais et du Mantouan, mais en observant les délais nécessaires pour nous permettre de châtier les Vénitiens s’ils refusent de réparer leurs torts ; il faudra stipuler l’expulsion des Anglais de tous les ports autrichiens ; l’empereur devra consentir la cession de toute la rive gauche du Rhin, ou au moins le démantèlement de Mayence ; quant au dédommagement de l’empereur, le Directoire n’envoie à son représentant aucun ordre impératif. » Clarke s’inspirera de l’esprit de ses instructions et s’entendra avec le général Bonaparte. » Cette dépêche donne le dernier mot du Directoire, avant les préliminaires de paix.


II

Le courrier qui apportait cette convention arriva à Paris le 29 avril, au soir. Les sentimens des Directeurs furent très mélangés. Tant que la paix demeurait douteuse, ils s’accordaient pour la réclamer ; dès qu’elle paraissait possible, les belliqueux élevaient leurs prétentions ; à peine signée, elle leur parut insuffisante. Bonaparte, dirent-ils, s’est trop hâté de conclure ; les victoires de l’armée du Rhin permettaient d’obtenir de plus grands avantages. « Je me livre à la joie que m’inspire la paix rendue à ma patrie, raconte Carnot ; Le Tourneur la partage ; mais les triumvirs rugissent : La Revellière est un tigre ; Reubell pousse de gros soupirs ; Barras, désapprouvant le traité, dit cependant qu’il faudra bien l’accepter », sauf à le qualifier « d’infâme ». Cette épithète s’appliquait, non au principe des indemnités en hommes et au partage des terres, mais à la quantité d’hommes et de terres attribuée à l’Autriche. Cependant les Directeurs tombèrent vite d’accord qu’il fallait aller au plus pressé ; le plus pressé était de satisfaire l’opinion publique, par suite, de ratifier les préliminaires. Ils les ratifièrent donc séance tenante, avec l’arrière-pensée de filer la négociation de manière à tirer de cette convention ce que les articles ne contenaient point ou ne stipulaient qu’obscurément : les frontières naturelles.

La communication faite, le 30 avril, aux Conseils ne mentionna pas les articles secrets, c’est-à-dire le démembrement et le partage de la république de Venise ; quant aux articles patens, elle les enveloppait, à dessein, dans une équivoque : l’empereur, dit le Directoire, renonce à la Belgique, consent à l’indépendance de la Lombardie et « reconnaît les limites telles qu’elles ont été décrétées par les lois de la République ». Le traité se tenait à la lettre des décrets et ne considérait que les décrets dits constitutionnels, c’est-à-dire ceux d’octobre 1795 ; la frontière reconnue embrassait les Pays-Bas, Liège et le Luxembourg. Le public interpréta le message du Directoire selon l’esprit de 1795 ; il y voulut voir la cession de toute la rive gauche du Rhin. La joie déborda : chacun se crut à la veille du succès de son parti. Pour les directoriaux, c’était l’affermissement du Directoire ; pour les modérés, la fin de la guerre et du règne des Jacobins. Tout le monde, d’un même mouvement, acclama Bonaparte, vainqueur de l’Autriche et pacificateur de la République.

Le Directoire trouva qu’on l’acclamait trop. En même temps que le traité, il avait reçu la lettre du 19 avril, par laquelle Bonaparte donnait sa démission et demandait un congé pour revenir en France : « Ma carrière civile sera, comme ma carrière militaire, une et simple, » disait-il. Les Directeurs, estimant qu’il jouait trop au proconsul en Italie, redoutant qu’il ne voulût se découper une sorte de gouvernement indépendant, de « protectorat », en Lombardie, persuadés qu’il se prêterait mal à une négociation destinée à annuler ou à transformer les préliminaires signés par lui, crurent habile de le prendre au mot et publièrent, le 2 mai, un extrait de sa lettre du 19 avril, annonçant son retour. « La joie de revoir Bonaparte —, disait, en commentant cette lettre, l’officieux Rédacteur, — la joie de revoir Bonaparte au sein de la France et de Paris, sera pure et dégagée des inquiétudes que des malveillans n’ont pas craint de semer au profit des factions. Les factieux de toute espèce n’auront pas d’adversaire plus redoutable, le gouvernement d’ami plus fidèle. » Bonaparte, de son quartier général d’Italie, pénétrait mieux l’opinion de Paris que les Directeurs de leur cabinet du Luxembourg ; il était déjà, et de bien haut, leur maître, dans l’art de manier la presse et d’entraîner les esprits. Sa lettre, publiée comme il y avait compté, produisit l’effet qu’il en attendait, et cet effet tourna à la confusion des Directeurs. « Bonaparte est devenu une seconde autorité dans le gouvernement français », écrit Sandoz. On mande, dans le même temps, à Mallet : « Bonaparte a annoncé son retour. Il est, en ce moment, pour les Jacobins, les fanatiques, les philosophes, bien supérieur à Charlemagne[6]. » Le Directoire comprit son erreur et jugea qu’il valait mieux avoir Bonaparte occupé en Italie qu’en congé à Paris ; que, si redoutable que fût sa carrière militaire, « sa carrière civile » le serait bien davantage ; que, pour étendre les préliminaires, il faudrait des victoires, de l’audace, de l’habileté, beaucoup de force, autant de ruse, nombre d’usurpations ; et que sans Bonaparte on se trouverait privé de tous moyens d’action et de persuasion. Ceux des Directeurs qui désiraient s’en tenir aux préliminaires, comme Carnot, opinèrent que Bonaparte devait rester en Italie pour y hâter la conclusion de la paix définitive ; ceux qui désiraient étendre les préliminaires, comme Reubell et Larevellière, opinèrent qu’il y resterait pour forcer la main à l’empereur et obtenir la cession de toute la rive gauche du Rhin. Les Directeurs continuaient ainsi de dériver dans le courant qui portait Bonaparte, et toutes leurs mesures tournaient à livrer le Directoire à ce général en attendant qu’ils lui livrassent la République.

Non seulement ils ne restreignirent point ses pouvoirs, mais ils les augmentèrent. « Nous sommes satisfaits de la sagesse de votre négociation… » écrivirent-ils, le 4 mai. Ils désireraient le voir revenir afin de lui donner les témoignages dus au grand nom qu’il s’est fait dans l’histoire de la guerre et de la liberté ; mais sa présence en Italie est nécessaire « pour consolider le nouvel ordre de choses qui va s’établir… » La République lombarde ne peut se constituer sans lui, « puisque l’établissement de cet État libre est un des principaux fruits de ses victoires. » Enfin, devançant ses désirs et ouvrant la voie à la plus machiavélique de ses combinaisons, ils ajoutent : « Un autre motif qui doit prolonger quelque temps encore votre séjour dans ces contrées, c’est l’éclat que le gouvernement vénitien a donné à sa haine contre la France. Prenez envers lui toutes les mesures qu’autorise l’insurrection qui vient de se manifester ; allez, s’il le faut, jusqu’à Venise, et rendez-nous compte de vos dispositions, afin d’instruire le Corps législatif de la nécessité où vous aurez été d’en agir hostilement à l’égard de cette puissance perfide. »

Ainsi, pour le passé, approbation complète ; pour l’avenir, carte blanche. Le 6 mai, des pleins pouvoirs sont envoyés à Bonaparte et à Clarke ; Clarke n’est plus qu’adjoint à la négociation. L’objet de cette négociation, disent les Directeurs, est d’amener l’empereur, par des avantages qu’on lui fera, à stipuler la cession de la rive gauche, comme préliminaire à la paix de l’empire. Nous n’évacuerons l’Italie que quand l’Autriche aura évacué Mayence. Toutefois, frappé un moment par les argumens de Bonaparte, le Directoire renonce à bouleverser l’Allemagne. Il ne faut, dit-il, accorder de territoires allemands à l’empereur que s’il renonce à des territoires équivalens en Italie ; il a assez reçu ; il serait dangereux de le fortifier davantage, et d’autant plus que « le roi de Prusse en voudrait tout autant. » Venise, réduite aux lagunes, devait, d’après les préliminaires, être indemnisée avec les Légations. Le Directoire annule cette clause : Venise doit être non seulement châtiée, mais conquise : « Les hostilités qu’elle a commencées autorisent le général en chef à prendre toutes les mesures de rigueur que les circonstances exigent. » Le Sénat sera invité à réunir cette république aux Légations, formées en république cispadane ; s’il refuse, « le général en chef doit aller en avant pour l’occupation de la terre ferme et l’exécution des préliminaires. » « Le Directoire exécutif donne à cet effet les pouvoirs les plus étendus » aux généraux Bonaparte et Clarke… Ces généraux, étant sur les lieux et traitant directement avec les mandataires de l’empereur, « peuvent mieux que personne juger quelles sont les conditions les plus avantageuses à la République qu’il est possible d’obtenir, et quels sont les moyens d’y arriver promptement… Les présentes instructions ne sont pas tellement impératives qu’ils ne puissent s’en écarter, si le bien de la République l’exige. » Le Directoire voulait présenter aux conseils les mesures de guerre contre Venise, l’invasion, la révolution et le démembrement de cette république comme des faits de guerre, nécessités par les circonstances, et dont Bonaparte porterait toute la responsabilité. Si la popularité du général en était ébranlée, ce serait coup double pour le Directoire, qui rejetterait surtout l’odieux de la spoliation, et en recueillerait le bénéfice. Les Directeurs se gardèrent donc de révéler le secret de ces instructions ; mais les gens bien informés se doutèrent de la vérité. « La république de Venise, écrit Sandoz, le 1er mai, éprouve ici les plus fortes tracasseries depuis quelques jours ; je soupçonne presque qu’on veut faire servir quelque partie de son territoire à procurer du dédommagement à l’empereur… »

Bonaparte n’attendait pas davantage. Les instructions du Directoire n’étaient que le commentaire de ses lettres. Les Directeurs lui commandaient de faire ce qu’il avait résolu d’accomplir, et, pour l’imprévu, ils s’en remettaient à lui. Quant à Venise, Carnot, dans une lettre qu’il adressa à Clarke, le 5 mai, marqua finement les nuances de la conquête et indiqua les apparences à ménager. « Malgré le droit que les hostilités de la république de Venise nous donnent de traiter à ses dépens, il convient d’éviter, soit une déclaration de guerre formelle, soit une stipulation qui prononce une cession positive ou une garantie de ce territoire à l’empereur. Ce territoire n’étant pas notre propriété, nous ne pouvons le donner, surtout dans nos principes républicains sur l’indépendance des peuples. Mais l’empereur, étant assez fort pour prendre possession du pays et s’y maintenir, doit se contenter de la déclaration positive et formelle que nous ne nous opposerons pas à ce qu’il fera. Je crois cela essentiel. » Carnot attribuait une part de l’Etat vénitien à l’empereur, comme naguère il attribuait le Hanovre au roi de Prusse : pourvu que le prince s’en emparât par la force des armes, les principes du droit public seraient respectés. Il allait de soi que, si Bonaparte conquérait Venise, cette république deviendrait notre propriété, et le droit de conquête nous permettrait dès lors d’en disposer, sans que ni les peuples, ni leur indépendance, ni les principes du droit public eussent à en souffrir. Le Directoire se range à cette opinion. « Nous vous avons autorisé, écrit-il le 12 mai, à y employer sans ménagement (à Venise) tous les moyens de sûreté militaire qui seraient nécessaires. Ainsi toutes les dispositions que vous avez faites pour assurer, dans cette crise, le salut de l’armée, ont notre approbation ; et le Directoire exécutif vous autorise de nouveau à prendre les mesures que vous jugerez les plus efficaces pour mettre ce perfide gouvernement dans l’impuissance de commettre de nouveaux attentats. » Le Directoire ne laisse aucun doute sur le sens et la portée de ces ordres, et il montre comment il entend, le cas échéant, s’acheminer au partage par la répression : « Il sera utile d’en donner connaissance (de vos mesures contre Venise) aux plénipotentiaires de l’empereur et d’agir, dans cette circonstance, de concert avec eux, afin que les négociations de la paix ne soient point troublées. »

Le même jour, le Directoire invite Bonaparte à « faciliter les progrès » des transports des œuvres d’art d’Italie en France. Le 19, Charles Delacroix mande au général que des princes étrangers, — le roi George entre autres et le duc de Modène, — ont fait des placemens immenses sur la banque de Venise : Delacroix estime que le droit de la guerre nous autorise à saisir ces capitaux. « Permettez-moi, poursuit ce prévoyant ministre, de vous rappeler l’arsenal… Il serait aussi beau qu’utile de faire arriver à Toulon et ces navires et ces munitions, ainsi que l’escadre que les Vénitiens entretiennent toujours à Corfou. » À cette même date le Moniteur publie une correspondance d’Italie prédisant « la destruction totale » de « la plus ancienne des aristocraties ». Les Directeurs cependant feignent l’hésitation, presque le mécontentement ; ils évitent de communiquer aux conseils les dépêches d’Italie qui motivent les mesures qu’eux-mêmes ont approuvées. Sandoz écrit que Bonaparte provoque la ruine de Venise et que le Directoire s’y refuse. Il ajoute : « Bonaparte n’attendra pas peut-être le décret du Corps législatif et marchera sur Venise. » Mais tandis que les Directeurs se plaignent, à Paris, d’avoir la main forcée, ils écrivent, le 19 mai, au général : « La singularité des circonstances qui accompagnent la chute de ce perfide gouvernement est remarquable, et il ne nous reste déjà plus qu’à recueillir de cet événement tous les avantages qu’il présente au profit de la République française et de la liberté italique. Cette conquête offre à l’armée… des ressources considérables… il doit même en résulter des sommes disponibles pour le trésor national… La marine vénitienne doit surtout contribuer à la restauration de celle de la République. »

Bonaparte devançait toujours les ordres du Directoire, lorsqu’il ne les dictait pas. Par les instigations de ses émissaires secrets et des agens lombards, par l’aveuglement des démocrates vénitiens et la pusillanimité des oligarques, une révolution s’accomplit à Venise. Le 14 mai, sous prétexte de rétablir l’ordre et d’assurer la fondation de la liberté, Baraguey d’Hilliers entre dans la ville avec ses troupes. Les démocrates lui font une réception théâtrale et somptueuse ; le patriarche prêche l’obéissance au pouvoir établi et conseille de rendre à César ce qui n’appartient déjà plus à la cité ; le Ghetto est en fête : les juifs sont assimilés aux citoyens ; les aristocrates fuient, ou se cachent et tremblent ; le petit peuple demeure morne et hostile. C’est l’ordinaire spectacle des entrées triomphales dans les villes italiennes. Cependant Bonaparte n’oublie ni l’arsenal, ni le trésor. L’arsenal est pauvre, le trésor est vide. Il ne reste guère dans l’un et dans l’autre que des antiquités ; mais quelques-unes sont des chefs-d’œuvre, ainsi les fameux chevaux du char du soleil. Berthollet, assisté par le peintre milanais Appiani, parcourt les musées et les églises, et fait son choix de trophées d’art. Le 16, Bonaparte reçoit, à Milan, des députés vénitiens et il signe avec eux un traité qui légalise l’occupation de la ville par les troupes républicaines, promet le châtiment des fauteurs des révoltes contre les Français, prépare une entente en vue d’échanger des territoires, stipule trois millions en numéraire, trois autres en agrès maritimes, trois vaisseaux, deux frégates, vingt tableaux et cinq cents manuscrits. Le nouveau gouvernement de Venise n’étant ni reconnu, ni même constitué, l’ancien n’existant plus, le traité demeurait soumis au bon plaisir du Directoire. Les engagemens que prenait Bonaparte n’étaient qu’un leurre, un moyen de décevoir, à la Polonaise, les imaginations des Vénitiens jusqu’à l’arrivée des Autrichiens. Il ne devait subsister de ce traité de Milan que la partie des obligations vénitiennes. Bonaparte les fît exécuter par provision. Ses agens procédèrent immédiatement aux réquisitions d’argent, de munitions, de vaisseaux et d’objets d’art. La main qui écrivit plus tard : « La dynastie des Bourbon et la dynastie des Bragance ont cessé de régner, » put écrire dès le mois de mai 1797 : « Il n’existe plus de lion de Saint-Marc. » Quant aux imprudens Vénitiens qui, se déclarant, « ivres de joie, et pénétrés de la plus vive reconnaissance », acclamaient « le magnanime libérateur, l’immortel Bonaparte », nul, dans l’armée de ce général, ne se faisait illusion sur leur sort. Un des officiers les plus purs de cette armée, une sorte de second Desaix, Dommartin, écrivait, le 16 mai : « Le général Bonaparte a vengé l’humanité et le sang français ; toutes les provinces vénitiennes sont confisquées : notre armée les occupe et nous pourrons nous en servir pour dédommager l’Autriche des autres pertes qu’elle a faites. »

Le Directoire n’eut garde de ratifier le traité, mais il en approuva l’exécution anticipée. « Vous pouvez, écrivit-il à Bonaparte le 26 mai, vous pouvez mieux que personne juger ce qu’il est utile et possible de faire. Ce que vous avez exécuté, dans les circonstances les plus délicates, et notamment à l’égard de Venise, donne au Directoire les plus grandes espérances. » Le territoire de la république de Venise devait être partagé entre la république lombarde et l’empereur ; le lot de l’empereur serait en proportion de ce que ce prince consentirait à céder sur la rive gauche du Rhin[7]. Delacroix affirmait que les plus puissans souverains de l’Allemagne s’attendaient que nous obtiendrions cette rive gauche ; le fait est que ces princes s’étaient mis dans le cas de tirer de grands bénéfices de l’opération. Pour y décider l’Autriche, Delacroix allait, le 16 mai, jusqu’à lui abandonner une partie des îles du Levant. Quant au Rhin, si l’on ne pouvait avoir le tout, on se contenterait d’une ligne tirée de la Meuse au fleuve, et embrassant Aix-la-Chapelle, Verviers, Spa, Trêves, Coblentz, Mayence. Ce tracé avait été envoyé au Directoire par Hoche : ce général aurait préféré l’annexion totale, mais, disait-il, si on adoptait ce tracé « nul n’aurait rien à dire ». Le Directoire le transmit à Bonaparte, le 31 mai, en le déclarant « judicieux ». C’est, à peu près, la limite de Campo-Formio.


III

L’exécution des préliminaires était, dès lors, une chose assurée en Italie. Il n’en était pas de même à Paris. Le Directoire n’y disposait pas des mêmes moyens de persuasion, et il ne pouvait pas, à son grand regret, traiter le Corps législatif ainsi que Bonaparte traitait le Sénat et les conseils de Venise. La République était entrée dans une crise aiguë. Comme, à l’intérieur, entre les factions, tout était mensonges et embûches ; comme on ne pouvait pas discuter sans se démasquer, et se démasquer sans se perdre ; les factions se rejetèrent sur les affaires extérieures. De même qu’au début de la Révolution, en 1790, la question de paix et de guerre, la question des limites devint, en 1797, une question de pouvoir. Les républicains cherchaient à garder le pouvoir par la guerre et par la conquête ; les monarchistes cherchaient à s’en emparer en promettant la paix. L’affaire de Venise fournit un prétexte à discours, à cabales, à dénonciations réciproques : les belliqueux, se parant du beau motif d’une révolution démocratique, dissimulant la spoliation sous la propagande, rêvant du reste, grâce à quelques grands coups de sabre de Bonaparte, d’exterminer les Autrichiens, de garder toutes les terres de Venise, de les adjoindre à la Lombardie et d’en faire une Batavie italienne ; les pacifiques, se targuant de l’indépendance des peuples, des libertés publiques, du respect du droit des gens pour discréditer Bonaparte, montrer en lui le boute-feu d’une guerre indéfinie, enlever au Directoire son principal appui dans l’opinion, l’alchimiste et le magicien qui lui fabriquait de l’or et du prestige.

Les nouveaux élus — le nouveau tiers, comme on disait — apportaient dans les conseils un état-major de futurs sénateurs de l’empire et de futurs pairs de France de la monarchie restaurée. Sauf, et c’était un grand point, le parti de l’émigration et de l’alliance étrangère, toutes les nuances de la contre-révolution y figuraient. De la droite au centre, ces députés n’étaient, au fond, d’accord entre eux que sur quatre points : faire la paix, renverser le Directoire, expulser les Jacobins, et se débarrasser des généraux républicains. Cet accord des opposans suffit à réunir tous les hommes qu’ils prétendaient supprimer ou supplanter dans l’État, c’est-à-dire tous les hommes que leurs convictions, leurs actes, leurs intérêts liaient à la Révolution, tous ceux qui avaient fondé la République, et pour lesquels la « République sans républicains » signifiait la proscription, la ruine, la persécution, la perte de leurs grades, l’abandon de leurs espérances, l’anéantissement de leurs principes, l’humiliation et l’assujettissement de la patrie. Cette coalition s’étendait des membres des anciens comités et des régicides, aux modérés de la Convention et aux généraux des armées ; elle solidarisait Barras et Hoche, Bonaparte et Larevellière-Lépeaux. Entre ces factions acharnées, parce qu’elles luttaient pour la vie, la place d’un parti de politiques et de libéraux n’était pas encore faite ; la conciliation ne semblait possible que dans l’obéissance. Ceux qui essayèrent alors des tempéramens se condamnèrent pour longtemps à l’impopularité, à l’impuissance, à l’exil. Ce fut le sort de Carnot qui, proscrit en 1797 avec les royalistes, par les régicides, mourut, proscrit, en 1816, par les royalistes, avec les régicides.

La nouvelle majorité se manifesta par l’élection au Directoire de Barthélémy, à la place de Letourneur, Directeur sortant. Le choix était significatif : c’était la paix, et l’arrivée au gouvernement du parti que l’on qualifiait depuis 1795 de « faction des anciennes limites. » Par contre-coup cette élection rejeta du côté du Directoire ceux des constitutionnels, anti-jacobins déclarés, qui, tout en souhaitant la paix, ne la jugeaient solide et digne qu’avec la limite du Rhin. Barthélémy ne justifiait ni ces espérances ni ces alarmes. Ce diplomate de carrière et de tradition, négociateur expert et correct, n’était ni homme d’Etat ni homme d’action. Il s’était toujours tenu prudemment à l’écart de la Révolution qu’il comprenait peu. D’ailleurs, s’il avait eu, sous le règne du Comité, le courage de la dépêche et du conseil, courage fort louable, car il ne laisse pas d’être rare dans les chancelleries, il était entièrement dépourvu du courage civil, même du simple sang-froid. Il n’avait ni esprit de parti pour lui tenir lieu de caractère, ni caractère pour lui (cuir lieu de convictions politiques. Il voulut, ayant peur de tous, ménager tout le monde. Il se laissa compromettre dans des complots dont il n’attendait que des malheurs. Il ne fut même pas, dans le Directoire, un appui pour Carnot, qui réclamait la paix modérée avec d’autant plus d’insistance qu’il y voyait la première condition d’un retour vers la modération à l’intérieur.

Il y eut entre les Directeurs une première escarmouche, le 16 juillet, à propos des ministres. Cette discussion éclaire singulièrement l’avenir. Si le coup d’Etat qui se préparait alors est l’antécédent de celui de Brumaire, les propos qui furent, ce jour-là, tenus par les futurs auteurs de la révolution de Fructidor sont une introduction à la constitution de l’an VIII. Carnot, qui présidait, proposa de renvoyer les ministres des affaires étrangères, de la justice, de la marine et des finances, parce que « tel lui paraissait être le vœu de la majorité du Corps législatif. » Reubell s’y opposa, en fait et en droit : en fait, le vœu de la majorité ne lui était pas connu ; en droit, ce vœu ne pouvait pas se faire connaître : « Que si, par malheur, dit-il, il pouvait exister une majorité qui voulût se mêler du renvoi et de la nomination des ministres, la République serait, par cela même, dans une véritable anarchie, puisqu’un seul pouvoir aurait usurpé tous les autres[8] ». « Je ne reconnais point au Corps législatif un droit que lui refuse la constitution, répliqua Carnot ; mais sans accord entre le Directoire et la majorité du conseil la constitution ne peut marcher… » — La majorité ! s’écria Larevellière, mais elle pourrait être dirigée par des hommes corrompus et vendus à l’étranger ! D’ailleurs, fût-elle au moins composée d’hommes probes, il résulterait de ces principes « une telle versatilité dans les maximes du gouvernement et des changemens si fréquens dans les chefs des différentes administrations, que l’anarchie serait la suite inévitable de cette seule cause. » Barras déclara que, comme Reubell et Larevellière, il voulait sauver la liberté et la République ; qu’en conséquence, il repoussait, « avec indignation toute espèce d’influence » exercée par le Corps législatif. La conclusion fut que l’on changea les ministres, mais pour en prendre d’autres plus décidément opposés encore à la majorité des conseils. Ces hommes qui parurent propres à affermir la liberté, selon Barras, Reubell et Larevellière, étaient Pléville-Le Pelley à la marine, Lenoir à la police, François à l’intérieur, Talleyrand aux relations extérieures et Hoche à la guerre. Ce dernier choix décelait tout l’esprit de la combinaison.

La constitution n’offrant aucun moyen à la majorité de faire prévaloir ses volontés et n’ouvrant aucune solution légale au conflit, on marchait fatalement à l’expédient qui, depuis le 14 juillet 1789, avait tranché toutes les grandes crises : une journée, c’est-à-dire l’appel à la force. Mais la force n’était plus dans la foule révolutionnaire, et les journées tournaient au coup d’Etat militaire. Depuis germinal an III, l’insurrection reculait devant l’armée. En vendémiaire an IV, l’insurrection était contre-révolutionnaire et l’armée parut comme l’image de la République. En messidor an V, personne n’attendait plus rien que de l’intervention des soldats, et chaque faction en cherchait un qui la pût servir de sa vaillance et de son prestige. Les « clichyens » et les contre-révolutionnaires avaient Pichegru. Moreau se réservait, tout le monde le ménageait, personne n’avait confiance en lui. Le Directoire ou plutôt les triumvirs, désormais en lutte avouée avec leurs collègues, ne pouvaient opposer au conquérant de la Hollande que le libérateur de l’Alsace, le pacificateur de la Vendée, ou le conquérant de l’Italie, Hoche ou Bonaparte. Bonaparte était nécessaire en Italie, pour les négociations, et il semblait trop envahissant aux triumvirs. L’armistice rendait Hoche disponible ; ce général inquiétait moins, on l’appela. Il accourut, et prépara, par des mouvemens concertés de ses troupes, l’investissement du Corps législatif. Mais à peine sa nomination fut-elle connue, qu’une clameur s’éleva dans les conseils. Les mouvemens des troupes furent dénoncés à la tribune le 20 juillet ; Hoche n’avait pas l’âge requis pour être ministre ; il dut donner sa démission. Le Directoire rejeta sur lui toute la responsabilité des mouvemens des troupes. Hoche quitta Paris et rejoignit son armée de Sambre-et-Meuse. Le 31 juillet, on proposa aux Cinq-Cents de le mettre en accusation. L’affaire était manquée avec lui : il s’était découvert trop tôt. Les triumvirs furent contraints de se rejeter sur Bonaparte.

Bonaparte avait auprès d’eux un avocat d’autant plus insinuant qu’en travaillant pour le général en chef de l’armée d’Italie, il travaillait pour lui-même. Talleyrand, rentré depuis peu en France, n’avait recherché le ministère que par contenance, pour assurer sa sécurité dans le présent, ménager sa fortune dans l’avenir. Les façons des triumvirs lui répugnaient, leur politique lui semblait funeste. Il essaya, au début, de leur en indiquer, avec toutes les précautions d’une exquise politesse, les inconvéniens et les dangers. Les triumvirs le renvoyèrent brutalement à son encrier et à ses papiers. Son affaire n’était point d’avoir des idées, de posséder des connaissances et de donner des conseils ; elle était de rédiger et de requérir, selon les formes, de dresser en belle écriture de chancellerie leurs décrets souverains et d’en tirer, pour la galerie, de belles déductions selon la lettre du droit public. Talleyrand se soumit avec aisance, mais non sans ironie, et rendit en mépris caché ce qu’il recevait d’affronts. Les triumvirs parurent dès lors goûter sa manière de servir. Ce ci-devant évoque, grand seigneur et homme de cour, se fit le secrétaire de Reubell et de Larevellière-Lépeaux. Il délaya, tant qu’ils voulurent, en son style coulant et élégant d’homme du monde ; il effaça, recommença, raisonna, déraisonna, motiva, réfuta, argumenta contre les peuples, argumenta pour les peuples, avec un inépuisable scepticisme ; se consolant, çà et là, par une parenthèse subtile, par quelques repentirs adroitement dissimulés qui n’avaient de sens que pour lui et d’intérêt que pour les futurs mémoires où il referait l’histoire, à sa façon, et prouverait qu’il n’avait jamais été dupe de personne, surtout de lui-même. Les Directeurs, à ses yeux, n’occupaient la scène que pendant l’entr’acte : ils tomberaient dans leurs propres trappes et s’enfonceraient dans les dessous dès que le rideau serait levé et que la véritable pièce recommencerait. Talleyrand, comme tout le monde, attendait l’homme qui ferait le dénouement, mais mieux que tout le monde, il discerna l’homme et il alla droit à lui.

Dès le 24 juillet, il écrivit à Bonaparte pour lui annoncer sa nomination, et il ajouta : « Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations. Le nom seul de Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir. Je m’empresserai de vous faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous transmettre, et la renommée, qui est votre organe ordinaire, me ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous les aurez remplies. » Bonaparte était homme à goûter ce chef-d’œuvre de flatterie raffinée et à se pénétrer de l’insinuation qui se dégageait de l’entre-deux des lignes. Aucun signe ne lui avait peut-être si nettement montré le progrès qu’il avait fait dans l’opinion et la place qu’il avait prise dans l’Etat. Avec Talleyrand c’était un monde nouveau, mal connu de lui, encore prestigieux, celui de la fameuse Constituante, qui se joignait à son cortège et lui offrait ses services. Bonaparte garda toujours quelque chose du charme de ce premier encens de la vieille France, encore que déclassée, défroquée et travestie. C’est, en partie, le secret d’une étrange faiblesse qu’il conserva jusqu’à la fin et dont il eut à se repentir. Une correspondance suivie s’engagea entre lui et le nouveau ministre ; il s’habitua à faire de Talleyrand le confident de ses desseins ; et, très vite, il en vint à lui donner des ordres sous couleur de lui demander des conseils. Talleyrand devina et agit en conséquence. Il se fit l’intermédiaire de Bonaparte auprès des Directeurs, auprès de l’opinion parisienne, auprès de ce monde de nouvellistes, de spéculateurs, de conspirateurs, d’intrigans qui remplissaient déjà ses antichambres ; dans les salons, surtout, qui se rouvraient et où se tramait le grand complot de tout le monde, celui des gens impatiens de revivre, de se divertir, de s’enrichir, de secouer le cauchemar de 93, de finir la Révolution à leur profit, de refaire une société qui serait fermée aux irréconciliables de l’émigration et de la Terreur, mais qui s’ouvrirait aux émigrés soumis et aux jacobins apaisés.

Bonaparte avait, en outre, à Paris, pour le renseigner, un de ses officiers, La Valette, homme d’esprit et de tact, dévoué corps et âme, et qui avait pied dans le monde des opposans ; assez suspect au Directoire, mais d’autant plus précieux à Bonaparte. Avec cet informateur et cet ambassadeur in partibus, il ne risquait point de faux pas. Il put travailler à coup sûr, dans la crise qui se préparait et qu’il jugeait nécessaire. Il s’accommoda de façon à se rendre indispensable aux triumvirs sans se livrer à eux, et à tirer parti de leur opération sans se compromettre dans l’aventure. S’il eût hésité, du reste, l’imprudence des « avocats », l’eût décidé contre les conseils. Les orateurs se déchaînèrent contre lui avec les mêmes dénonciations, les mêmes invectives que contre Hoche. Il eut Dumolard, comme Hoche avait Willot et Dufresne. Il répondit avec éclat, identifiant publiquement la cause de la République avec celle des armées, et la cause des armées avec sa propre cause. L’anniversaire du 14 juillet lui en fournit une première occasion. Cet anniversaire provoqua, dans toutes les armées, sauf dans celle de Moreau, où la réserve du chef atténuait l’ardeur des régimens, des adresses véhémentes. Celles de l’armée d’Italie dépassèrent toutes les autres par l’intensité de la couleur et par la violence des menaces. Marmont alla porter le mot d’ordre dans les divisions ; elles y répondirent par un écho formidable. « Tremblez ! écrit la division d’Augereau : de l’Adige au Rhin et à la Seine, il n’y a qu’un pas… Vos iniquités sont comptées, et le prix en est au bout de nos baïonnettes ! » « La route de Paris offre-t-elle plus d’obstacles que celle de Vienne ? » écrivit la division Masséna. Bernadotte, était-ce instinct de roi latent ? se montra seul modéré ; mais Joubert : « Il faut que les armées purifient la France ; nous passerons comme la foudre. » Bonaparte enfin, dans une proclamation à l’armée : « Les mêmes hommes qui ont fait triompher la patrie de l’Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la France ; vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains… Les royalistes, dès l’instant qu’ils se montreront, auront vécu… » Il envoya le tout au Directoire, le 15 juillet : « L’indignation est à son comble dans l’armée… citoyens Directeurs, il est imminent que vous preniez un parti. Il n’y a pas un homme qui n’aime mieux périr les armes à la main que de se faire assassiner dans un cul-de-sac de Paris… Je vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la République. ? s’est-il plus en France de républicains ?… Vous pouvez, d’un seul coup, sauver la République, deux cent mille têtes peut-être qui sont attachées à son sort, et conclure la paix en vingt-quatre heures : faites arrêter les émigrés ; détruisez l’influence des étrangers. Si vous avez besoin de force, appelez les armées. Faites briser les presses des journaux vendus à l’Angleterre, plus sanguinaires que ne le fut jamais Marat… Quant à moi… s’il n’y a point de remède pour faire finir les maux de la patrie, pour mettre un terme aux assassinats et à l’influence de Louis XVIII, je demande ma démission. »

Il y avait des moyens, et c’étaient précisément ceux qu’il possédait : de l’argent et des soldats. Cependant Lavalette lui mande de Paris « qu’il ternirait sa gloire », en mettant lui-même la main au coup d’Etat ; « qu’on ne lui pardonnerait pas de se lier avec le Directoire pour opérer le renversement de la constitution et de la liberté. »

Bonaparte pense au lendemain du coup d’État ; ce lendemain sera son jour. Le succès même du Directoire rendra le Directoire odieux ; le retour à la révolution jacobine sera impopulaire ; les modérés, à peine remis de la crainte d’une rentrée des émigrés, tomberont dans la peur des Jacobins. Le pouvoir appartiendra à l’homme qui rassurera tout le monde, contre tous les excès. Il faut donc que les triumvirs triomphent des royalistes, mais qu’ensuite ils se détruisent eux-mêmes : Bonaparte les aidera à anéantir l’ennemi commun, puis, cet ennemi abattu, il se fera contre eux le chef des mécontens, des déçus, de tous ceux que la tyrannie et l’incapacité des gouvernans dégoûteront et effraieront. Plus patient et plus perspicace que Hoche, il n’eut garde de se livrer au Directoire. Il jugea que son épée serait déplacée dans ce qu’il qualifiait une « guerre de pots de chambre ». L’armée devait tout décider, mais en paraissant obéir et n’obéir qu’aux lois. Elle n’apparaîtrait que pour sauver la constitution ; elle laisserait aux Directeurs la responsabilité du complot et du sophisme ; mais le personnage de sabreur naïf et grossier n’était point l’affaire de Bonaparte. Tout en se réservant de marcher sur Paris si les choses tournaient trop mal, il estima suffisant d’y envoyer un homme de main, qui tiendrait, à l’égard du Corps législatif, l’emploi, fort utile, et peu glorieux, d’Abner dans la tragédie classique. Il avait à sa disposition un des plus brillans parvenus de la Révolution, bon tacticien, batailleur intrépide, mais tête creuse, suffisant, général avec un panache de tambour-major et une faconde de sans-culotte, la politique d’un matamore et « la plus forte lame de France. »

Le 27 juillet, Bonaparte écrivit au Directoire que le général Augereau avait demandé de se rendre à Paris « où ses affaires l’appelaient ». Ces affaires étaient d’envahir une assemblée au nom de la liberté, de violer la constitution afin de régénérer la République, de le dire, de le croire et d’empoigner les gens qui n’approuveraient pas. Cette arrivée d’Augereau s’annonçait à propos, le lendemain de la déconvenue de Hoche. Bonaparte, comme toujours, avait saisi le joint et opéré au bon moment. Augereau cria partout, sur son chemin, et à Paris, dès son arrivée, qu’il venait exterminer les royalistes. Il confia à Barras que l’armée ne demandait qu’à épurer les conseils, que Bonaparte était prêt à la mettre en mouvement, et qu’il tenait plusieurs millions à la disposition des défenseurs de la liberté. Les triumvirs reprirent de l’aplomb. Ils avaient Bonaparte avec eux : la République était sauvée ! Sandoz écrivait le 11 août : « Le général Bonaparte jouit aujourd’hui de la plus grande faveur dans le Directoire… J’en ai été témoin… » Les Directeurs Reubell et Larevellière le désignent « comme le bouclier de la constitution présente. »

De part et d’autre, on se prépare au combat, mais on s’épie, on s’attend. Chaque faction espère que l’autre commettra quelque imprudence grossière et trébuchera dans son propre filet, ce qui permettra de l’assommer juridiquement. Les meneurs des conseils hésitent à enrôler des hommes, à engager l’action, craignant de donner prise sur eux. Les hommes de main se présentent, cependant. Frotté pénètre dans Paris ; des chouans déguisés s’y faufilent à sa suite, et, au milieu d’eux, La Trémouille, Bourmont, d’Autichamp, Brulart, Rivière, Polignac, les « Messieurs » du complot de 1804. Toutefois ils se sentent si impopulaires, si réprouvés par l’immense majorité des Français, qu’ils n’osent se découvrir. Tout leur plan consiste à bâcler avec Pichegru et les siens une sorte de machine constitutionnelle, à étiquette républicaine, moyennant quoi ils s’empareront des places et des commandemens ; puis ensuite, s’ils sont en force, grâce aux Condéens qui se rapprochent de la frontière, et à la neutralité bienveillante des puissances étrangères, ils expulseront les républicains et rétabliront la monarchie. Rien ne décèle mieux l’impuissance des royalistes que cette impossibilité où ils étaient de concevoir, même en cas de succès, l’espoir d’une restauration par l’opinion publique. Ils ne pouvaient compter que sur les alliances du dehors, sur un coup de force auquel ils se mêleraient subrepticement et sur une révolution républicaine d’apparence, seul moyen de faire accepter, par le peuple le coup d’Etat qu’ils tâcheraient plus tard de détourner à leur profit.

En attendant que l’on en vienne aux mains, on se dénonce et on s’injurie furieusement : les directoriaux s’emportent contre les clichyens, les conseils contre le Directoire et les factieux, les Directeurs entre eux, avec des invectives de portefaix. On n’a de leurs délibérations que des lambeaux : ils semblent détachés d’un roman de Restif de la Bretonne. Ce sont presque toujours les affaires du dehors qui les mettent aux prises ; sur celles du dedans ils ne s’expliquent même plus ; mais comme il faut bien discuter sur les autres affaires et envoyer des instructions à Lille où Malmesbury négocie, à Udine où les plénipotentiaires autrichiens arrivent, on discute, les passions s’échappent et les colères éclatent. Le 14 août, Barras raconte à La Valette qu’ils se sont « empoignés » au sujet des préliminaires de Leoben et des lettres de Bonaparte. « J’ai, dit-il, défendu Bonaparte. J’ai dit à Carnot : « Tu n’es qu’un vil scélérat, tu as vendu la République, et tu veux égorger ceux qui la défendent, infâme brigand ! Tu n’as pas un pou sur ton corps qui ne soit en droit de te cracher au visage !… » Carnot se lève, apostrophe Barras, le traite d’aventurier, de bête ; il proteste contre ses accusations. « Je jure que ce n’est pas vrai ! » s’écrie-t-il en levant la main. — « Ne lève pas la main ! riposte Barras, il en dégoutterait du sang ! » Ils sont au moment de se jeter l’un sur l’autre : on les sépare. Talleyrand était présent, et l’on s’explique qu’à cette école il ait affermi son impassibilité naturelle. Les sorties de Napoléon le trouveront cuirassé. — En me racontant la scène, écrit Sandoz, il avait l’air de dire : « Dans quel moment suis-je entré en place ! le moyen de travailler utilement au retour de la tranquillité générale ! »

Le fait est que rien d’utile ne se peut faire ni même tenter. Tous les rapports que Talleyrand soumet au Directoire, les dépêches qu’il rédige ne sont que pour occuper le tapis ; l’esprit seul en est à noter, et cet esprit est d’étendre de plus en plus les préliminaires, jusqu’à les déchirer au besoin : éloigner l’empereur de l’Italie, l’agrandir en Allemagne pour qu’il y soit aux prises avec la Prusse, également agrandie ; payer la rive gauche du Rhin par des sécularisations sur la rive droite, sinon, indemniser l’empereur en Italie, à condition que la France garderait la ligne de l’Adige : « dans ce cas, la cession formelle de Venise importerait peu au Directoire. » A tout prix, conserver les îles : « Rien n’est plus important que de nous mettre sur un bon pied dans l’Albanie, en Grèce, en Macédoine et autres provinces de l’Empire turc d’Europe, et même toutes celles que baigne la Méditerranée, comme notamment l’Egypte, qui peut nous devenir un jour d’une grande utilité. » Au reste, ces indications n’ont rien d’impératif : « Ce sont des instructions et non des ordres. Le Directoire a une entière confiance en vous et se repose sur votre sagesse comme sur votre gloire[9]. » Les triumvirs se réservent, une fois le Directoire épuré, de « tracer à l’empereur le cercle de Popilius. » Thugut, qui connaît aussi ses classiques, espère bien échapper à ce cercle redoutable ; il compte pour s’en délivrer sur la révolution qui couve à Paris.


IV

L’empereur avait ratifié les préliminaires sans plus d’empressement que n’avaient fait les Directeurs ; mais de même que le Directoire jugeait nécessaire de flatter l’opinion en laissant espérer la limite du Rhin, François II trouve opportun de rassurer l’Allemagne et de relever son crédit en annonçant la paix sur le principe de l’intégrité de l’Empire. Cette annonce a d’autres avantages : elle met en méfiance les Prussiens qui voient les sécularisations leur échapper ; elle permet à l’Autriche, le cas échéant, de se faire payer plus cher la cession de la rive gauche. Consentir cette cession sera, en effet, pour l’empereur une sorte de parjure, l’honneur y sera engagé, et le préjudice que souffrira la vieille réputation de loyauté de la cour de Vienne ne pourra être compensé que par beaucoup de terres, peuplées de beaucoup d’hommes. Thugut d’ailleurs préférait, toujours comme le Directoire, ne rien donner, tout reprendre et y ajouter Venise. Il n’en désespère pas. Que le parti « des anciennes limites » triomphe à Paris, c’est la paix immédiate, et, après cette paix, un gouvernement paralysé par les factions, sans gloire, sans prestige, une Pologne démocratique ; Bonaparte sera désavoué, destitué, abandonné tout au moins, et, enfin, Bonaparte n’est pas invincible. La pensée de derrière la tête, qui sera la pensée permanente de l’Autriche, après tous les traités : Campo-Formio, Lunéville, Presbourg, Vienne ; qu’elle n’n’abandonnera jamais ; et quelle réalisera en 1814, se fait jour à ce lendemain de Leoben. Le comte Cobenzl écrit de Pétersbourg, à Thugut, le 4 mai : « D’après la manière dont on nous représente la position actuelle des Français et les énormes armemens qui se font chez nous, on devrait les croire perdus, si on ne diffère pas à les attaquer. Un succès bien complet contre Bonaparte, si on en profite, pourrait avoir de grandes suites, vu le peu de monde qu’il doit avoir laissé en Italie, et alors il ne devrait plus être impossible de faire directement la paix, sans que la monarchie perde rien de ses anciennes possessions, ou en recevant des équivalens plus à notre portée pour les Pays-Bas, si leur restitution est impossible. » C’est bien l’avis de Thugut ; mais pour atteindre ce grand objet, il faudrait l’aide de l’Europe, Or le tsar Paul ne veut entendre parler ni de subsides ni de corps auxiliaire ; les Anglais semblent vouloir faire une trêve, et d’ailleurs en négociant avec eux, on risque de traiter sur le pied du statu quo ante : les Français dans leurs anciennes limites, les Autrichiens avec leurs Pays-Bas ; ni troc de Bavière, ni partage de Venise. D’autre part, les belliqueux peuvent l’emporter à Paris ; Bonaparte peut continuer son jeu de hasards et de surprises victorieuses ; qu’on le laisse faire, il révolutionnera l’Italie, il annexera les Légations, Venise même, ou, s’il la donne, il ne la livrera que dépouillée et, qui pis est, démocratisée. Dans cette hypothèse, si la France exige, en tout ou en partie, la rive gauche du Rhin, l’Autriche veut en être payée en Italie : il convient donc de protester contre la réunion des Légations à la Cispadane, d’occuper Raguse et tout ce qu’on pourra le long de l’Adriatique, de s’armer et d’attendre, de pied ferme, en se nantissant, les événemens de Paris.

Gallo et Merveldt arrivèrent à Udine le 10 août ; Clarke s’y trouvait déjà ; Bonaparte s’en rapprocha et vint, le 17, s’établir à Passariano. Persuadé que les Autrichiens spéculaient sur les agitations de Paris, il était décidé à les pousser dans leurs retranchemens. Voulant la paix, il lui importe de la conclure de façon que le Directoire ne puisse pas en attribuer le mérite au coup d’Etat et s’en glorifier. De cette façon seulement il pourra, au lendemain du coup d’Etat, se présenter à la France comme l’arbitre des partis et le grand pacificateur, au dedans et au dehors. Tout l’y convie, non seulement les rapports de La Valette, mais la lecture des journaux, pleins d’appels à César. Les lettres lui arrivent, de toutes mains et comme de tous les étages de la Révolution. C’est l’évêque Grégoire : « Au milieu de vos triomphes, il vous reste une gloire nouvelle à recueillir, c’est de concourir à éteindre les divisions religieuses ou plutôt antireligieuses qui déchirent la République. » C’est le ci-devant marquis et toujours maître intrigant, Chauvelin, qui en appelle « à l’immortel Bonaparte », « aujourd’hui que la Constitution et la liberté semblent avoir tant besoin de secours et d’appui. » C’est Aubert-Dubayet, ambassadeur à Constantinople, qui s’adresse au général, comme tous ses collègues d’ailleurs, pour demander le mot d’ordre. C’est Carnot enfin : « La République ne sera fondée que par la paix ; la paix enchantera les Français et finira les maux de la République. Concluez-la et venez. Le peuple français tout entier vous appellera son bienfaiteur. Venez étonner les Parisiens par votre modération et votre philosophie. Il n’y a que Bonaparte redevenu simple citoyen qui puisse laisser voir le général Bonaparte dans toute sa grandeur. » Bonaparte est prêt à sacrifier Carnot aux triumvirs, parce que le triomphe du parti avec lequel Carnot succombera, ramènerait la monarchie ; mais les royalistes éliminés, Bonaparte profitera de l’illusion populaire que manifeste « l’organisateur de la victoire » ; c’est grâce à cette illusion que Bonaparte, acclamé comme citoyen, se fera dictateur de la République[10].

Les conférences recommencèrent le 31 août, et, de part et d’autre, on se plaignit de la violation des préliminaires. Les Autrichiens prétendirent mener de front, dans un congrès, en Allemagne, les négociations de la paix de l’Empire et celles de la paix d’Italie. Bonaparte vit le piège : les Allemands refuseraient la cession de la rive gauche et fourniraient à l’Autriche des argumens pour élever ses prétentions en Italie. Il déclara que la paix d’Italie se ferait avant celle d’Allemagne, et la préjugerait en réglant l’affaire du Rhin. Ce fut au tour des Allemands de résister. Merveldt objecta ses instructions. « Si vos instructions portaient qu’il fait nuit actuellement, s’écria Bonaparte, vous nous le diriez donc ! » Alors ils découvrirent leur jeu et réclamèrent, pour leur maître, les trois Légations, Mantoue, Venise et toute la terre ferme. « A combien de lieues votre armée se trouve-t-elle de Paris ? » leur répondit Bonaparte. Ils répliquèrent en lui demandant ce qu’il pensait de cette armée. « Vos propositions, répliqua-t-il, signifient que l’empereur veut se faire couronner roi de Rome ; je vous assure que quinze jours après l’ouverture de la campagne, je serai à Vienne et, à mon approche, le peuple, qui a a déjà cassé, la première fois, les glaces de M. Thugut, cette fois-ci le pendra. » Il demanda des renforts à Paris et donna ostensiblement des ordres de marche pour le 23 septembre. Cette conférence avait eu lieu le 5. La veille (18 fructidor), le coup d’Etat s’était accompli à Paris. Bonaparte en fut informé le 12 septembre ; il en effraya les Autrichiens, qui s’adoucirent aussitôt. On convint que, si l’empereur reconnaissait à la République les limites constitutionnelles, avec Mayence et une partie de la rive gauche du Rhin, il aurait Venise et la terre ferme jusqu’à l’Adige. Les Autrichiens demandèrent à consulter leur cour, et Merveldt partit pour Vienne.

Les journaux et les lettres de Paris confirmèrent les pronostics de Bonaparte. Talleyrand lui écrivit, le 6 septembre : « Paris est calme, la conduite d’Augereau parfaite, on voit qu’il a été à bonne école… On est sorti un instant de la constitution, on y est rentré, j’espère pour toujours. » C’était la vérité officielle. En réalité, la place était nettoyée des brouillons royalistes ; mais c’était pour s’encombrer des brouillons jacobins, et au point de vue où se plaçait Talleyrand, tout serait bientôt à recommencer. Ce n’était pas le coup d’Etat de Bonaparte. Le général s’applaudit d’y avoir employé un comparse, et d’y voir Hoche compromis. Les suites lui parurent à la fois impolitiques et dangereuses. Après avoir écrasé les royalistes, le Directoire proscrivait les modérés et recommençait à persécuter le clergé. Ces mesures inintelligentes devaient révolter, tôt ou tard, l’opinion et produire une explosion de mécontentement plus grave encore que celle du dernier printemps. En attendant, les Directeurs gouvernent par les seuls moyens à leur portée : la guerre de réquisitions au dehors, la terreur sournoise au dedans, c’est-à-dire les moyens de la Révolution, sans les nécessités de la Révolution, sans l’invasion à repousser, l’intégrité de la France à défendre, l’unité nationale à sauver. Bonaparte juge la guerre périlleuse. Marchant sur Vienne, il peut vaincre, sans doute, si l’armée du Rhin pousse hardiment en Allemagne ; mais il n’a pas confiance en cette armée, elle est lente ; le commandement y est divisé. Il n’entend d’ailleurs partager avec elle ni l’honneur de la guerre ni la popularité de la paix. Enfin si elle ne marche pas ou si elle marche mollement, si les Autrichiens qui se sont refaits ont un élan d’audace, si l’archiduc a un éclair de génie, Bonaparte peut être écrasé. Il ne risquera point cette partie. Il a l’avenir devant lui ; il a encore le temps d’être prudent. Il traitera, et d’autant plus vite qu’il voit, au ton des lettres de Talleyrand, par celles que Maret lui fait tenir de Lille, que la négociation avec l’Angleterre va se rompre. L’Angleterre rejetée dans la guerre, c’est de l’argent pour l’Autriche qui n’en a plus, et un soutien pour Thugut, que tout le monde abandonne. La paix faite avec l’Autriche, Bonaparte attendra, en luttant contre l’Angleterre, l’inévitable remous que causeront l’incapacité et les excès du Directoire.

Il s’y prépare. Autant il avait montré d’ardeur à pousser les Directeurs au coup d’Etat, autant il montre de réserve à les en féliciter. Il ménage ses cliens de demain qui, n’ayant plus d’espoir qu’en lui, doivent nécessairement lui revenir. Il multiplie, par l’écho de ses discours aux Cisalpins et aux Génois, par ses avis directs à Talleyrand et aux Directeurs nouvellement élus, les conseils politiques : « De l’énergie sans fanatisme, des principes sans démagogie, de la sévérité sans cruauté… » « Il est une petite partie de la nation qu’il faut vaincre par un bon gouvernement… » Il écrit à Augereau : « Qu’on ne fasse pas la bascule et qu’on ne se rejette pas dans le parti contraire. Ce n’est qu’avec de la sagesse et une modération de pensée que l’on peut asseoir d’une manière stable le bonheur de la patrie. »

Il s’aperçoit qu’on l’espionne ; Lavalette l’avertit que le Directoire le trouve tiède ; Augereau lui écrit que les Directeurs vont lui commander la guerre à outrance ; Talleyrand et Barras lui envoient des avis qui se résument en ces mots : « Expulser les Autrichiens de l’Italie. » Il répond par une mise en demeure. Sans Venise, écrit-il aux Directeurs, il doute que la paix soit possible : aux Directeurs de choisir ; les destinées de l’Europe dépendent de leur décision. Mais cette décision, il la leur dicte. Il force les nuances, augmente les périls, exagère les ressources de l’ennemi, diminue les siennes : il déclare que, si le Directoire veut recommencer la guerre, l’armée du Rhin doit entrer en campagne quinze jours avant celle d’Italie ; le roi de Sardaigne doit fournir 10 000 hommes ; le Directoire doit ratifier sans délai le traité conclu avec ce prince. Surtout, répète-t-il, qu’on ne s’illusionne pas sur la force des républiques italiennes ; ces républiques demandent tout et donnent très peu de chose. « Si nous retirions, d’un coup de sifflet, notre influence morale et militaire, tous ces prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Ce n’est pas lorsqu’on laisse dix millions d’hommes derrière soi, d’un peuple foncièrement ennemi des Français, par préjugé, par l’habitude des siècles et par caractère, que l’on doit rien négliger. » Il le sait d’instinct et d’expérience ; l’événement, en 1799, ne le démontrera que trop ; mais il sait aussi que le Directoire a des préjugés contraires, et il ajoute : « Si l’on ne m’en croit pas, je ne sais qu’y faire. » Enfin l’argument sans réplique : « Je vous prie de me remplacer… La situation de mon âme a besoin de se retremper dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps, un grand pouvoir est confié dans mes mains. Je m’en suis servi, dans toutes les circonstances, pour le bien de la patrie : tant pis pour ceux qui ne croient point à la vertu[11] !… »


V

L’une des premières pensées du Directoire « épuré » avait été pour Bonaparte ; l’un de ses premiers actes, dans la journée même du coup d’Etat, fut de révoquer Clarke, suspect de connivence avec Carnot, et de déclarer Bonaparte seul chargé des négociations ; c’était dans la confiance que Bonaparte tracerait, de son épée, le fameux cercle de Popilius. Mais les jours passent ; les courriers d’Italie se font attendre ; le Directoire ne reçoit ni de félicitations, ni de sermens, ni surtout d’argent. Des lettres de l’armée rapportent que Bonaparte, si réservé avec le Directoire, se montre, au contraire, très prolixe avec son entourage et blâme hautement les proscriptions. Les Directeurs passent du mécontentement à la crainte. Barras demande à Augereau des garanties en espèces. Cependant, comme on ne peut se passer de Bonaparte, et qu’on espère encore une fois le brider, après l’avoir employé à vaincre, on lui expédie courrier sur courrier, notes sur notes.

Le Directoire, malgré l’expérience de ses déconvenues successives, considère l’alliance comme faite avec le roi de Prusse et spécule en conséquence : grâce à ce prince et à ses alliés, on aura la majorité dans la Diète ; la Diète cédera la rive gauche du Rhin et l’Autriche sera forcée de ratifier la cession. Par suite, on pourra l’expulser de l’Italie. De ce côté donc, plus de complaisances. Les Directeurs, qui redoutent tout de Bonaparte, estiment cependant que tout est possible par lui, ne comprenant point que plus ils lui demandent, plus ils le grandissent, et que plus ils obtiennent de lui, plus ils abdiquent entre ses mains. Ils ne ratifieront pas le traité avec le Piémont : à quoi bon les 10 000 Piémontais puisqu’on aura les Prussiens et que l’Autriche sera, par les nouveaux exploits de Bonaparte, réduite à merci ? Le royaume de Piémont subira une révolution ; il n’appartient pas à la France de l’en garantir. « Le Piémont deviendra ce qu’il pourra, entre la France et l’Italie, l’une et l’autre libres… » Bonaparte dit qu’il a besoin d’hommes ; à défaut des 10 000 Piémontais réguliers que promettait le traité, il embauchera des Piémontais irréguliers !… Quant à la paix avec l’empereur, le Directoire veut la limite du Rhin ; il veut l’expulsion totale des Autrichiens de l’Italie ; il veut que l’empereur évacue Raguse, renonce à Venise et se contente de l’Istrie et de la Dalmatie, auxquelles on joindra, au besoin, des terres allemandes, l’évêché de Salzbourg et l’évêché de Passau. Le Directoire le veut, mais il sait qu’il ne le peut pas. C’est pourquoi Talleyrand, qui expédie, le 15 septembre, ces ordres belliqueux,) ajoute cette réserve qui en contient tout l’esprit : « Tel serait l’ultimatum du Directoire, si toutefois vous êtes en mesure de soutenir la proposition. Sinon, vous marquerez au gouvernement ce que vous pouvez tirer de la négociation. Vous avez carte blanche… »

Pour faciliter les choses et mettre Thugut à la question, le Directoire recourt encore une fois au procédé de « chantage », déjà tenté vainement par le maître drôle Poterat, en 1795 et en 1796, par Clarke en 1796 et en 1797 : si Thugut persiste à refuser la paix, on divulguera, partout, dans les journaux, le secret de ses affiliations avec la France, de ses pensions sur la cassette, et on le dénoncera comme s’étant vendu à l’Angleterre après s’être vendu à Louis XV. Cette insinuation, écrit Talleyrand le 17 septembre, est portée par un « exprès de confiance. » Cet exprès était, vraisemblablement, le citoyen Bottot, secrétaire intime de Barras et son âme damnée, que le Directoire dépêcha le même jour en Italie pour observer les dispositions de l’armée et celles du général, s’expliquer avec Bonaparte, dissiper ses préventions, le surveiller en un mot, le gagner s’il était possible, et rapporter, soit un pacte d’alliance, soit des chefs d’accusation.

Toutes ces combinaisons reposent sur deux hypothèses : l’alliance prussienne, or les Prussiens la déclinent ; la marche des armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin, et ces armées sont sans commandement. Moreau, devenu suspect pour avoir connu les complots de Pichegru, et ne les avoir révélés qu’après le 18 fructidor, a été remplacé par Hoche, qui a eu ainsi, un moment, les deux armées dans la main. Mais Hoche meurt le 19 septembre. Le Directoire ne s’en déconcerte pas : il décerne de magnifiques funérailles au héros ; puis, comme Augereau devenait gênant à Paris et prétendait siéger au Directoire, il lui donne le commandement de l’armée d’Allemagne « pour arrêter ses pernicieux desseins, le récompenser et l’écarter en même temps. » Toutes ces raisons n’en faisaient pas un général d’armée capable de remplacer Moreau et Hoche. Ne recevant d’ailleurs ni réponses ni avis de l’armée d’Italie, les Directeurs continuent de raisonner dans le vide, prenant leurs instructions pour des victoires, élevant le ton d’un courrier à l’autre, augmentant les exigences, restreignant les concessions, déclarant possible ce qui leur semble souhaitable, tenant pour accompli ce qu’ils ont ordonné et prenant le silence de Bonaparte pour un consentement de la destinée.

Larevellière-Lépeaux présidait alors le Directoire et tenait la plume. Ses dépêches rappellent les beaux jours de Brissot. Le 21 septembre, il mande à Bonaparte de conserver à la France les îles Ioniennes et les bouches de Cattaro : la République sera ainsi en mesure de brider l’ambition de la maison d’Autriche du côté de l’Albanie, de la Bosnie, du Monténégro, de l’Herzégovine. Le 23 septembre : l’Autriche convoite Malte, elle ne doit point l’obtenir ; les vues de Bonaparte sur l’Egypte sont « grandes, et l’utilité doit en être sentie » ; la France déjouerait par là les entreprises des Russes et des Anglais dans la Méditerranée. Le Directoire, du reste, ne veut plus rien donner, les principes s’y opposent : « Nous ne sommes pas entrés en Italie pour nous faire marchands de peuples. » « On ne peut plus penser au moindre ménagement envers la maison d’Autriche, qu’il faut attaquer par tous les moyens. Sa perfidie, son intelligence avec les conspirateurs de l’intérieur, sont manifestes. » Le 27 : les Autrichiens ont occupé Raguse, il faut en prendre acte pour occuper Malte ; cette occupation devient légitime. Le 29, le Directoire arrête des instructions « irrévocables » : c’est l’Italie libre jusqu’à l’Isonzo : l’Istrie et la Dalmatie, tout au plus, et si l’on ne peut l’éviter, Salzbourg et Passau, à l’empereur ; mais le Directoire, délivré de « l’influence autrichienne » ne veut point renouveler « l’erreur monstrueuse du traité d’alliance de 1756 » ; il ne veut pas livrer l’Italie. Tel est son ultimatum, « déjà trop favorable à l’Autriche ». Le Directoire n’y changera rien. « Il préfère les chances de la guerre. » Ce sera la guerre à coups de révolutions, en Italie, en Allemagne même : « Que la maison d’Autriche se repente de son opiniâtreté… en perdant pour jamais la plus belle partie de ses États héréditaires. » Venise doit savoir que l’on combat pour elle ; l’Italie doit fournir des hommes et de l’argent… Cependant les Directeurs eurent comme une sorte de pressentiment de leurs chimères et ils terminèrent leur dépêche par cette réflexion, la seule partie sérieuse de leur manifeste illusoire : « Le Directoire connaît votre position ; il ne s’abuse pas sur l’état de vos forces : vous ne pouvez compter que sur vous-même et sur votre armée accoutumée à vaincre. »

Bonaparte était bien, pour l’avenir, de l’avis des Directeurs : il voulait prendre le Piémont, organiser l’Italie et la tenir en dépendance, y adjoindre Venise avec toute sa terre ferme, toutes ses lagunes et toutes ses côtes, expulser les Autrichiens de Raguse et des bouches de Cattaro, s’assurer des communications avec l’Albanie, soustraire la Bosnie et l’Herzégovine à l’ambition de l’empereur, s’emparer de Malte et s’établir en Égypte ; tous ces desseins germaient dans son esprit comme dans celui des Directeurs et s’y enchaînaient par une sorte de nécessité ; mais, tandis que dans l’imagination des Directeurs ces idées se groupaient, comme en cohue, confuses et flottantes, elles s’ordonnaient dans l’esprit de Bonaparte à mesure que, l’une après l’autre, il en réalisait les conditions de succès. C’était, chez les anciens conventionnels et chez le général, la même conception disproportionnée de suprématie européenne. Le Directoire en prescrivait l’exécution à coups de décrets sans en donner les moyens, et comptant sur Bonaparte pour faire l’impossible, il le lui commandait aveuglément. Bonaparte, qui voulait accomplir l’entreprise, en voyait les moyens, calculait les étapes et mesurait les coups à la portée de son bras.

Les lettres qu’il avait envoyées à Paris, du 19 au 25 septembre, réveillèrent les Directeurs de leur rêve. Ils prétendaient faire très grand ; mais le premier pas de quoi tout le reste dépendait, était impossible sans Bonaparte : guerre, paix, victoires, argent, conquêtes, ce général tenait tout en sa main. Les grands chefs d’armée avaient disparu ou étaient écartés. Bonaparte subsistait seul, grandissant dans l’opinion, par l’évanouissement de ses émules autant que par ses propres triomphes. Le Directoire fit ce qu’il avait toujours fait depuis 1796 : il se prosterna. Quoi ! Bonaparte a douté d’eux et de leur confiance ! écrivent-ils le 30 septembre : « Vous avez dû entendre le citoyen Bottot. Citoyen général, craignez que les conspirateurs royaux, au moment où peut-être ils empoisonnaient Hoche, n’aient essayé de jeter dans votre âme des dégoûts et des défiances capables de priver votre patrie de votre génie… Le Directoire exécutif croit à la vertu du général Bonaparte, il s’y confie… » Mais Bonaparte ne peut parler de repos ou de démission. La Constitution est en péril si de misérables intrigues « empêchent la République de s’élever à ses destinées ; s’il faut renoncer aux résultats de la conquête de l’Italie. » « Si la France n’est pas triomphante, si elle est réduite à faire une paix honteuse, si le fruit de vos victoires est perdu, alors, citoyen général, nous ne serons pas seulement malades, nous serons morts… »

Bonaparte a prévu leur réponse et il a déjà pris ses mesures. Il serre le filet autour de Venise, disposant les choses de manière que les Autrichiens n’aient qu’à tirer la corde. Il confisque tout ce qui se peut emporter. La docilité des démocrates vénitiens lui rend l’opération facile. Il prépare l’occupation de Malte et menace les Autrichiens dans l’Adriatique. Son jeu est de grossir les difficultés à Paris, afin qu’on y accepte la paix, et d’intimider les Autrichiens par l’appareil de la force, afin qu’ils consentent à signer. Il multiplie ses déclarations, qui deviennent comminatoires : « Le Directoire est indigné des menées ridicules du cabinet de Vienne… dit-il aux plénipotentiaires autrichiens. Si vous avez trouvé à Leoben un refuge dans notre modération, il est temps de vous faire souvenir de la posture humble et suppliante que vous aviez alors… Avant les préliminaires, vous n’avez pas voulu reconnaître la République française ; à Leoben vous avez été obligé de reconnaître la République italienne : prenez garde que l’Europe ne voie la République de Vienne ! »

Si effaré que l’on fût à Vienne, on ne l’était pas encore au point d’y craindre la république ; mais l’occupation de la ville par les Français suffisait à effrayer le peuple. Le gouvernement trouva que ce serait faire un coup de maître d’écarter ce péril et en même temps de s’arrondir en Italie. Thugut raisonnait et spéculait comme les Directeurs : prendre le moins possible, et ménager l’avenir. Donc exiger Venise et toutes ses dépouilles, plus Raguse, Cattaro, Salzbourg, Passau ; tacher de conserver à l’empire la rive gauche du Rhin dans sa plus grande partie, s’en faire un mérite aux yeux des Allemands ; abaisser la Prusse qui avait trafiqué de la terre allemande ; la décevoir dans ses ambitions de sécularisation ; et, si l’on devait, à toute extrémité, consentir la cession totale de la rive gauche, observer la maxime de Marie-Thérèse dans les affaires de Pologne : « Agir à la prussienne, en conservant les apparences de l’honnêteté », c’est-à-dire abandonner en secret le Rhin aux Français, s’en faire payer d’avance en bonnes terres épiscopales ou abbatiales, puis publiquement garantir l’intégrité de l’Empire, renvoyer les accords définitifs à un congrès, y agiter les esprits, y fomenter une ligue de résistance, amener les Allemands à refuser le Rhin aux Français : ensuite, le temps faisant son œuvre, renouer avec les Anglais et les Russes une seconde coalition ; moyennant quoi, on chasserait les Français d’Italie et d’Allemagne, on recouvrerait les pays perdus, la Belgique et le Milanais, on troquerait la Belgique contre la Bavière, et l’on recevrait de l’Europe délivrée, à titre d’indemnité légitime, ces mêmes terres d’Italie et d’Allemagne, Venise, l’Istrie, la Dalmatie, les Légations, Salzbourg, Passau, que la maison d’Autriche aurait fait le sacrifice d’accepter de la main des révolutionnaires, en compensation de ses pertes, voilà le plan de Thugut. Ce sera celui de Metternich ; l’Autriche le réalisera, en partie, en 1814. Ainsi dans le même temps où le Directoire prescrit à Bonaparte la politique de 1799, et de 1805, l’Autriche se propose les desseins qui lui feront rompre nécessairement les traités de Campo-Formio, de Lunéville et de Presbourg.

En attendant, Thugut ne cesse pas de vitupérer contre « le tripot des brigands de Paris ». Tout dépend, en effet, de l’issue des disputes et dissensions entre le Directoire et les Conseils. « Nous ne pouvons, disait Thugut, espérer de rendre Bonaparte et le Directoire raisonnables que par la sujétion où les mettent ceux qui demandent la paix en France. » Il tâche d’opposer à Bonaparte, Moreau qui semble accessible, et il charge M. de Vincent de faire à ce général « des insinuations ». On sait à Vienne que Moreau est « du nombre des modérés et des bien pensans », qu’il déteste Hoche et Bonaparte : on le prendra par cette jalousie, en lui montrant dans Bonaparte le seul obstacle à la paix. Si Carnot s’échappe et se met à la tête des modérés, si Moreau est assez maître de son armée, il est possible que le Directoire soit contraint de bâcler la paix, de rappeler Hoche et Bonaparte à l’intérieur. Ce serait la guerre civile, et l’on aurait enfin cette Pologne française que l’Autriche attend depuis 1790, où il n’y aurait plus, comme dans l’autre Pologne, qu’à se pencher pour prendre.

Sur ces entrefaites, Thugut apprend, coup sur coup, que les Jacobins ont triomphé à Paris ; que Moreau est rappelé ; que Pichegru est arrêté. Il n’y a plus à compter sur la guerre civile, et il faut ajourner les grandes combinaisons jusqu’au moment où la France sera de nouveau déchirée, où l’Angleterre et la Russie seront en meilleures dispositions. Il ne reste plus dès lors qu’à tirer de Bonaparte le meilleur parti que l’on pourra, c’est-à-dire les clauses les plus confuses possibles pour l’affaire du Rhin, et autant de terre italienne qu’il sera possible d’en extorquer. L’empereur François écrit à Bonaparte, le 20 septembre, pour témoigner de son désir de la paix ; premier pas de ce souverain vers l’homme à qui il devait céder tant de ses provinces, abandonner la suprématie impériale et, finalement, donner sa fille en mariage. Cette fois, il ne s’agit plus de traîner les conférences en chicanes de formes et de délayer des notes de principes : ni Gallo, ni Merveldt ne suffisent plus. Thugut envoie à Bonaparte un homme de confiance, le plus habile et le plus réputé de ses négociateurs, le comte Louis Cobenzl, récemment revenu de Pétersbourg. Bonaparte avait affronté les plus illustres généraux de l’empire et les avait battus ; mais, dans les négociations, il n’avait eu affaire qu’à des comparses : il les avait trop aisément déconcertés. Il allait, pour la première fois, se trouver en présence d’un partenaire de grande surface et de haute allure, d’un des hommes de cour les plus recherchés, d’un des diplomates les plus considérés dans les chancelleries, qui avait appris à lire avec Kaunitz, qui avait fait ses premières classes, ses « humanités », à l’école de Frédéric, et complété ses études à la cour de Russie. Cobenzl passait, à juste titre, pour expert dans les grandes affaires et versé dans le droit public : il avait négocié deux partages de la Pologne, et il allait reprendre avec Bonaparte le démembrement de Venise au point où il l’avait laissé naguère avec la grande Catherine[12].


Albert Sorel.

  1. Voyez la Revue du 15 mars et du 1er avril.
  2. Manuscrits des Affaires étrangères. — Procès-verbaux du Directoire. — Correspondance de Napoléon ; Correspondance inédite du général Bonaparte. — Sybel, Histoire de l’Europe pendant la Révolution française, trad. franc., t. V et VI. — Hüffer, Œstreich und Preussen gegenüber der französischen Revolution. — Franchetti, Storia d’Italia, t. I. — Correspondance de Thugut ; Correspondance de Talleyrand, publiée par M. Pallain ; Correspondance de Sandoz, publiée par M. Bailleu ; Correspondance du général Dommartin, par M. de Besancenet ; Mémoires de Thibaudeau, Larevellière-Lépeaux, Lavalette, Bourrienne, Talleyrand, Carnot. — La Sicotière, Frotté. — Bonnal, Chute d’une République. — Trolard, De Montenotte au pont d’Arcole, de Rivoli à Magenta. — Victor Pierre, le 18 Fructidor.
  3. Rapports de Sandoz, 3 et 18 avril, dans Bailleu ; 1 avril, dans Hüffer, p. 321.
  4. Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 2G6, 464 et suiv. Cf. Mémoires de Larevellière-Lépeaux, t. II, p. 318, 270, 280, 302.
  5. Voir la Revue du 1er avril.
  6. Rapports de Sandoz, 15 mai, Bailleu, I, p. 127. — Lettres de Mallet du Pan, 10 mai, André Michel, II, p. 277.
  7. Delacroix à Clarke, 31 mai ; à Bonaparte, 3 juin 1797. « Quant aux arrangemens relatifs à l’Italie, le Directoire, en procurant à la République transalpine Mantoue, Brescia, jusqu’à l’Adige, consentirait à ce que Venise (la ville) appartînt à l’empereur. »
  8. « Ce pouvoir législatif, sans rang dans la République, impassible, sans yeux et sans oreilles pour ce qui l’entoure, n’aurait pas d’ambition… » Bonaparte à Talleyrand, 19 septembre 1797.
  9. Rapport de Talleyrand, 13 août ; Instructions aux généraux Bonaparte et Clarke, 19 août ; Talleyrand à Bonaparte, 23 août 1797. Corr. inédite, t. VII, p. 220. — Pallain, p. 110, 122.
  10. Lettres d’Aubert-Dubayet, 1er août : de Chauvelin, 12 août ; de Grégoire, 30 août ; de Carnot, 17 août 1797. Corr. inédite, t. V et t. VI.
  11. Bonaparte au Directoire, 19, 21, 25 septembre : à Talleyrand, 26 septembre 1797.
  12. Lettres de Thugut à Colloredo, 5 août-1er septembre 1797. — Vivenot, Thugut, t. II. — Sybel, trad., t. V, p. 122 et suiv. — Hüffer, p. 379 et suiv.