David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 9

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 156-169).


CHAPITRE IX.

Un mystère dévoilé.


Je reçus à cette époque, par la poste, la lettre suivante datée de Cantorbéry ; elle m’était adressée à mon étude des Doctors’ Commons.

xxxx« Mon cher Monsieur, 

» Des circonstances, indépendantes de mon libre arbitre, ont brisé les liens d’une intimité qui, au milieu de mes devoirs professionnels, m’a toujours cependant procuré, à travers le prisme de la mémoire, les plus agréables émotions. Vos talents vous ont élevé sur un piédestal qui me défend d’oser vous appeler encore familièrement mon cher Copperfield. Débris d’un naufrage moral (si je puis me servir de ce style maritime), je laisse à des plumes plus pures que la mienne le plaisir de louer, comme il le mérite, l’ancien locataire de Mrs Micawber… Hélas ! il ne dépend pas de Mrs Micawber elle-même et de sa triple influence comme femme, épouse et mère, de porter quelque consolation à celui qui surnage encore sur le récif, mais qui n’a plus que le flot amer du remords pour rafraîchir ses lèvres brûlantes ; aussi, je ne résiste pas au besoin d’un répit de quarante-huit heures que je prétends consacrer à une excursion dans la capitale. Je sollicite mon ancien ami, M. Copperfield, et mon autre ancien ami, M. Th. Traddles, pour qu’ils daignent, après-demain, à sept heures du soir, m’accorder la faveur d’un rendez-vous devant la prison du Banc du Roi ; ils sauront là ce qui reste de celui qui se dit la ruine d’une tour, 

» Wilkins Micawber. »

« P. S. Il est peut-être à propos d’ajouter que Mrs Micawber n’est pas dans la confidence de mes intentions. »

Je lus et relus cette épître, et, tout en faisant la part du style hyperbolique qu’affectionnait celui qui l’avait écrite et signée, je crus comprendre que quelque chose d’important était enveloppé sous sa phraséologie.

Je cherchais à deviner plus encore, lorsque Traddles me trouva dans cette méditation perplexe.

« — Mon cher ami, » lui dis-je, « je suis ravi de vous voir ; vous arrivez tout exprès pour mettre votre sens si droit au service de mon imagination. Je reçois, Traddles, une singulière lettre de M. Micawber.

» — Est-il possible ! » s’écria Traddles, « et moi qui venais vous en communiquer une de Mrs Micawber. »

Là-dessus nous échangeâmes nos lettres, et voici celle que Traddles me montra :

« Mes affectueux compliments à M. Thomas Traddles, et, s’il se souvient encore de celle qui eut naguères la félicité de vivre sous le même toit que lui, j’ose réclamer quelques moments de ses loisirs ; je n’aurais pas cette indiscrétion si je n’étais dans une situation d’esprit voisine de la démence. 

» Quelque pénible que le fait soit à mentionner, mon appel à M. Traddles est causé par l’éloignement où se tient de sa famille, M. Micawber, le même M. Micawber qui, longtemps, n’eut d’autre distraction que ses affections domestiques. M. Traddles ne peut avoir l’idée du changement opéré dans la conduite de M. Micawber ; il ne se passe guère de jours où une nouvelle scène ne me fasse redouter l’aberration complète de l’homme à qui il est échappé de s’écrier qu’il s’était vendu au dia… ble. Le mystère a remplacé entre nous l’extrême confiance… J’épargne de cruels détails à l’amitié de M. Traddles ; tout ce que je veux lui dire, c’est que l’œil de la tendresse conjugale a découvert que M. Micawber avait retenu secrètement sa place dans une diligence qui doit le conduire à Londres. J’implore M. Traddles ; qu’il me fasse la grâce de voir mon époux égaré, et intervienne entre M. Micawber et sa famille dans les angoisses. Si M. Copperfield se rappelait encore, dans sa célébrité, une amie inconnue, je prierais M. Traddles de l’adjoindre à lui pour cette bonne œuvre. En tous cas cette lettre doit être considérée comme strictement personnelle, et aucune allusion n’y sera faite en présence de M. Micawber. La réponse, si M. Traddles répond, serait adressée à M. E., poste restante, et cette réponse, ainsi dirigée, aurait moins d’inconvénient qu’une lettre directe pour celle qui signe, l’amie respectueuse et suppliante de M. Traddles, 

» Emma Micawber. »

Le rapprochement des deux missives me confirma dans ma conjecture, que Traddles partagea complètement ; nous répondîmes collectivement à M. Micawber, et, au jour indiqué, nous courûmes au rendez-vous. M. Micawber nous y avait devancés, ayant calculé l’heure de manière à pouvoir se livrer d’abord à ses réflexions solitaires, qu’il nous exprima après nous avoir chaudement remerciés de notre empressement amical : « J’ai voulu, » nous dit-il, « retrouver mes anciennes impressions sur les lieux où je les ai ressenties, et je l’avoue, Messieurs, j’échangerais volontiers la chaîne que je traîne aujourd’hui dans une liberté apparente, contre l’étroite contrainte que je subis jadis entre les murs de cette prison… où M. Davy Copperfield put juger de la philosophie qui lassa mes impitoyables créanciers… C’est qu’hélas, ajouta-t-il, quand j’étais un des hôtes de cette retraite, je pouvais regarder mes semblables en face, tandis qu’aujourd’hui mes semblables et moi nous ne sommes plus dans ces glorieux termes. »

Je lui demandai alors des nouvelles de M. Wickfield et de sa fille… À ce nom, il se recueillit un moment, répondit que M. Wickfield ne jouissait pas d’une santé parfaite, et il exalta les vertus d’Agnès sur le ton du panégyrique.

« — Et notre ami Heep ? 

» — Notre ami ! » s’écria-t-il, « le vôtre ? ou le mien ? le vôtre, ah ! j’en serais fâché pour vous… le mien, ah ! j’en souris sardoniquement ; mais de quelque titre que vous décoriez mon patron, je déclare qu’il y a en lui quelque chose du renard, pour ne pas dire du diable. Permettez-moi d’éluder un sujet qui a failli troubler ma raison… »

Évidemment nous effleurions la confidence, mais je crus reconnaître qu’il ne fallait pas brusquer l’explication et je priai M. Micawber de vouloir bien se laisser présenter à ma tante : « Un lit est à votre service dans sa maison, » lui dis-je, « et vous nous ferez un bol de punch d’après votre recette. 

» — Messieurs, » reprit M. Micawber, « faites de moi tout ce que vous voudrez je suis une paille sur la surface de l’abîme et je me sens balloté en tous sens par les éléphants… pardon, c’est par les éléments que je voulais dire. »

Nous le conduisîmes à Highgate ; il fut rêveur et sombre pendant toute la route, cherchant par intervalles à se ranimer en fredonnant un refrain ; mais il retombait aussitôt sous son influence mélancolique.

Traddles et moi nous le prîmes chacun par un bras et nous l’entraînâmes jusqu’au bureau de la voiture d’Highgate : la voiture partait et nous arrivâmes fort indécis sur ce que nous devions faire et dire, M. Micawber restant plongé dans son humeur noire et cherchant en vain à la combattre par le refrain dont la note expirait interrompue sur ses lèvres.

Nous allâmes à la maison de ma tante plutôt qu’à là mienne, à cause de la faible santé de Dora. Ma tante, prévenue de notre retour, accourut pour recevoir gracieusement M. Micawber, qui lui baisa la main, se retira dans l’embrasure de la fenêtre, et, tirant son mouchoir de sa poche, eut une lutte mentale avec lui-même. M. Dick, qui était présent, poussé par sa sympathie instinctive pour toute personne dans la peine, fit des avances auxquelles notre hôte répondit avec des salutations et puis des poignées de main qui nous auraient amusés en toute autre circonstance ; mais nous étions trop préoccupés de notre curiosité pour ne pas tout prendre au sérieux, et ma tante la première, en plaçant devant M. Micawber les ingrédients nécessaires pour composer le punch annoncé, entreprit de le faire parler :

« — J’espère, » lui dit-elle, « que Mrs Micawber et toute votre famille se portent bien. 

» — Aussi bien, Madame, » répondit-il avec un air de désespoir, « que peuvent se porter des proscrits et des vagabonds !… 

» — Bonté du ciel ! que nous dites-vous là, » s’écria ma tante qui, après une si courte connaissance, n’était pas encore faite aux hyperboles de M. Micawber.

« — Oui, Madame, » reprit-il, « la subsistance de ma famille est dans la balance ; mon patron… »

Mais à ce mot, qui semblait une entrée en matière, il s’interrompit pour râper un citron, et ce fut M. Dick qui, après un intervalle de silence, le rappela à la question : — « Votre patron ?… 

» — Mon bon Monsieur, pardon, » dit M. Micawber ; « je vous remercie : oui, Madame, mon patron… M. Heep, me fit un jour la faveur de me déclarer, sous forme d’observation incidente, que sans les émoluments que je touche chez lui, je serais probablement un charlatan nomade, avalant des glaives et mâchant l’élément dévorateur : je prévois qu’il est probable que mes enfants pourront être réduits à gagner leur vie en tordant convulsivement leurs membres, pendant que Mrs Micawber encouragera leurs prouesses en jouant de l’orgue de Barbarie. »

Un geste fait avec le couteau nous fit comprendre que ces prouesses n’auraient lieu que lorsque le malheureux père ne serait plus. Après cette pantomime, M. Micawber se remit à râper les citrons avec son air de désespoir muet ; malgré notre impatience, nous aurions respecté plus long-temps son trouble et ses distractions, qui allèrent jusqu’à prendre le chandelier pour une bouilloire et les mouchettes pour la pince à sucre ; mais il s’aperçut lui-même de son impuissance à continuer son opération favorite, laissa tout sur la table, et, s’armant de son mouchoir, il me dit à travers ses larmes :

« — Mon cher Copperfield, s’il est une occupation pour laquelle on ait besoin de tout son calme et de toute l’estime de soi-même, c’est celle que j’ai eu tort d’entreprendre. J’y renonce. 

» — M. Micawber, » lui dis-je, « de quoi donc s’agit-il ; je vous en conjure, parlez, vous êtes au milieu d’amis. 

» — Au milieu d’amis, Monsieur ! » répéta M. Micawber, et tout ce qu’il avait sur le cœur fit enfin explosion. « Bonté du ciel ! c’est justement parce que je suis au milieu d’amis que j’éprouve ce désordre de mes esprits ! de quoi donc s’agit-il, me demandez-vous ! de quoi donc ne s’agit-il pas ? il s’agit d’une scélératesse, il s’agit d’une infamie, il s’agit d’une déception, d’une fraude, d’un complot, et un nom résume toutes ces atrocités : — Heep ! »

Ma tante frappa des mains et nous nous levâmes tous dans une agitation extrême.

« La lutte est terminée ! » s’écria M. Micawber avec une véhémence de geste qui indiquait par quelle crise il avait passé ; « je ne mènerai plus une pareille vie. Je suis un misérable sevré de tout ce qui rend l’existence tolérable. J’ai trop vécu dans le cercle étroit tracé autour de moi par cet être infernal ; rendez-moi ma femme, rendez-moi mes enfants, substituez Micawber libre à l’indigne esclave qui a en ce moment les pieds dans mes bottes, et dites-moi d’avaler demain une épée, je l’avalerai… oui, avec appétit. »

Je ne vis jamais un homme plus exalté. Je tentai en vain de l’apaiser, afin qu’il pût sortir de sa bouche quelque chose de rationnel ; il ne voulut m’écouter qu’après avoir débité toute sa déclamation métaphorique, accompagnée de gestes furieux.

« — Je ne toucherai la main à un autre homme, » poursuivit-il, « que lorsque j’aurai brisé… ce détestable serpent… Heep ; je n’accepterai l’hospitalité que lorsque j’aurai… allumé l’éruption du Vésuve… sur ce coquin damné… Heep. Un rafraîchissement sous ce toit… surtout le punch… m’étoufferait… si je n’avais préalablement arraché le masque… et les yeux à cet abominable fripon… Heep. Je ne connaîtrai personne… je ne dirai plus une parole… jusqu’à ce que j’aie pulvérisé et réduit en atomes impalpables… cet horrible hypocrite, ce faussaire insigne… Heep ! »

J’eus réellement peur que M. Micawber n’expirât sur la place, et ce fut effrayant ; en effet, de le voir retomber haletant et suffoqué sur une chaise, portant une main à sa gorge, comme si le nom de Heep, arraché dans ces : efforts convulsifs, allait l’étrangler. Je m’approchai de lui pour le secourir, mais il m’écarta de la main :

« — Non, Copperfield ! évitez tout contact avec moi… jusqu’à ce que j’aie redressé les torts infligés à Miss Wickfield… cette perfection… par ce scélérat… Heep ! (L’énergie extraordinaire que lui inspirait ce nom quand il le sentait venir dans la gorge, lui donna seule la force d’articuler la phrase entière.) Je réclame de vous un secret inviolable… sans exceptions ; mais d’aujourd’hui en huit… que tous ceux ici présents, y compris votre tante… et cet aimable Monsieur (M. Dick) se trouvent à l’hôtel de la Cloche, à Cantorbéry… Et je dévoilerai cet intolérable brigand… Heep. Pas un mot de plus… jusque-là… Et je vous quitte, sentant l’impossibilité de vivre en société de mes semblables… tant que je n’aurai pas frappé au cœur… ce traître… Heep ! »

Après avoir expectoré une dernière fois ce nom magique qui lui coûtait tant d’efforts, M. Micawber se précipita hors de la maison, nous laissant dans une agitation presque égale à la sienne, et suspendus entre la surprise et l’espérance. Mais sa manie épistolaire était une passion, irrésistible, et l’épître suivante me fut transmise d’une taverne voisine où il était entré pour l’écrire :

« Secrète et confidentielle.
 

------» Mon cher Monsieur, 

» Permettez-moi de faire parvenir, par votre intermédiaire, mes excuses à votre excellente tante pour la dernière scène dont je l’ai rendue témoin. L’éruption du volcan, long-temps contenue, a été le résultat d’un conflit plus aisé à concevoir qu’à décrire.

» J’espère avoir fait connaître d’une manière intelligible le jour et l’heure du rendez-vous que je vous ai assigné à l’hôtel de la Cloche de Cantorbéry. 

» Une fois que, pour l’accomplissement du devoir que je me suis imposé et par un acte de juste réparation, je serai moins indigne de contempler en face mes semblables, on ne me connaîtra plus. Je demanderai simplement d’être transporté dans ce lieu du repos commun où les aïeux du hameau dorment de ce sommeil auquel doit succéder un éternel réveil, 

» Sans autre épitaphe que celle-ci : 

» Wilkins Micawber. »
Séparateur