David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 4

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 82-90).


CHAPITRE IV.

Une visite d’Agnès.


Je sais tout ce que la modestie impose de réserve à celui qui parle de soi, même dans des Mémoires, et j’ai déjà peut-être trop vanté mon ardeur pour le travail, mon activité, ma persévérance et ma fidélité ponctuelle. Le succès m’a récompensé. Cependant, je conviens que plusieurs ont travaillé plus durement encore, qui n’ont pas réussi aussi bien. J’avoue même que j’ai eu pour moi quelques dons naturels et que j’en ai abusé ; toutefois, outre la céleste influence des conseils d’Agnès, outre mon dévouement à Dora et ma reconnaissance pour ma tante, j’ai eu au moins le mérite de savoir non-seulement commencer, mais finir ce que j’ai entrepris, et celui de ne jamais affecter de déprécier ma propre tâche ; le but a tout ennobli à mes yeux, et j’ai toujours apporté à tout la même conscience.

Je reviens d’abord à mon bon ange : elle fit une visite de quinze jours chez le Docteur Strong, à Highgate. M. Wickfield était le vieil ami du Docteur, qui l’invitait à se donner, dans sa maison, cette quinzaine de vacances. J’avais cru pouvoir, sans indiscrétion, suggérer cette bonne pensée à mon ancien maître, toujours content de mon assiduité. Agnès et son père vinrent ensemble ; mais, hélas ! je ne fus pas surpris de voir arriver, quarante-huit heures après eux, Uriah Heep et sa mère, dont les rhumatismes exigeaient un changement d’air, et qui, sous ce prétexte, se logèrent dans le précieux, voisinage du Docteur. Néanmoins je pus profiter de la permission que Miss Lavinia m’accorda de conduire Agnès, un samedi, à Putney, pour y prendre le thé.

J’étais, en vérité, partagé entre l’orgueil et l’inquiétude, enorgueilli de montrer ma jolie fiancée, inquiet de savoir si Agnès la trouverait de son goût. Elle n’était pas au salon, et j’allai la chercher ; elle fit bien mine de ne pas vouloir venir, parce qu’elle avait peur, disait-elle, de ne pas plaire à Agnès dont je lui avais tant vanté les perfections, et quand elle consentit à se laisser présenter, elle devint si pâle que je vis bien que sa peur était sérieuse ; mais à peine eut-elle vu Agnès, ce visage d’une séduction si douce, cet air de bonté si naturel, qu’il lui échappa un petit cri de surprise et de plaisir : Dora n’hésita pas à jeter ses bras autour du cou d’Agnès.

Ce fut un moment de félicité suprême pour moi que de contempler ces deux figures l’une à côté de l’autre, échangeant les regards d’une tendre et cordiale amitié. Miss Lavinia et Miss Clarissa partagèrent ma joie à leur manière ; quelle délicieuse partie autour de la table à thé ! Miss Clarissa présidait et c’était moi qui distribuais les gâteaux à l’anis… les deux sœurs ayant un goût d’oiseau pour becqueter ces friandises et le sucre. Miss Lavinia avait un air de patronage bienveillant, comme si nos heureuses amours étaient uniquement son ouvrage… bref, nous étions tous contents les uns des autres.

La paisible gaîté d’Agnès allait à tous les cœurs ; tout ce qui intéressait Dora l’intéressait ; elle fit tout de suite connaissance avec Jip, qui n’hésita pas à lui lécher la main, et Dora, entraînée par sa grâce modeste à une confiance spontanée, lui dit après le thé :

« — Je craignais tant que vous ne m’aimassiez pas, et j’avais tant besoin de quelqu’un qui m’aimât, à présent que Julia Mills est partie ! »

J’ai oublié, en effet, de le mentionner ; Miss Julia Mills s’était embarquée sur un navire de la Compagnie des Indes à Gravesend, où Dora et moi nous l’avions laissée, un nouvel album-journal sous le bras… album dans lequel devaient être consignées ses impressions de l’Océan.

« — Je vois bien, » répondit Agnès, « que David a fait de moi un portrait qui ne promettait guère.

» — Au contraire, » reprit Dora, « c’est parce que votre opinion était tout pour lui que je la redoutais. »

La voiture qui devait nous ramener à Highgate, Agnès et moi, était à la porte. Pendant qu’Agnès mettait son chapeau, Dora vint se glisser furtivement près de moi, et avant de me donner le baiser d’adieu :

« — Ne pensez-vous pas, » me dit-elle, « que si j’avais depuis long-temps Agnès pour amie, j’aurais pu valoir plus que je ne vaux. 

» — Mon adorée, quelle absurdité me dites-vous-là ! 

» — Croyez-vous, êtes-vous bien sûr que ce soit une absurdité, » reprit Dora sans me regarder.

« — Sans doute. 

» — J’ai oublié de vous demander, méchant garçon, quelle parenté existe entre Agnès et vous ?

» — Aucune ; mais nous fûmes élevés ensemble comme frère et sœur. 

» — Comment avez-vous pu devenir amoureux de moi ? » me demanda Dora.

« — Et pouvais-je vous voir sans le devenir ?

» — Supposons que vous ne m’eussiez jamais vue. 

» — Supposons que nous ne fussions jamais nés, » dis-je gaiement.

Mais quoiqu’elle n’oubliât pas son tendre baiser de fiancée, je ne pus, par ces réponses, dissiper je ne sais quelles réflexions rêveuses qui préoccupaient encore Dora quand Agnès s’approcha pour prendre aussi congé d’elle. « Nous nous écrirons, n’est-ce pas, » se dirent-elles. — « Oui, mais… ajouta Dora, vous ne serez pas trop sévère sur le style de mes lettres ? » Agnès se contenta de sourire, et elles s’embrassèrent une seconde fois comme si elles s’étaient aimées depuis l’enfance.

Avec quel transport, depuis Putney jusqu’à Highgate, j’écoutai les louanges de Dora dans la bouche d’Agnès, et quelles louanges ! comme, en faisant ressortir tous les attraits de Dora, sa gentillesse naïve et le charme de son inexpérience de la vie réelle, ces louanges me rappelaient le devoir de confiance que j’avais à remplir envers la pauvre orpheline.

Jamais, non jamais je n’avais aimé Dora aussi profondément et aussi sincèrement que pendant cette soirée. Je le dis à Agnès lorsque mous descendîmes de la voiture pour arriver par un sentier connu à la demeure du Docteur :

« — Agnès, quand vous étiez assise à côté d’elle, vous me sembliez son bon ange encore plus que le mien, et vous l’êtes encore en ce moment. 

» — Un pauvre ange, » dit Agnès, « mais fidèle. »

L’accent clair de sa voix, en m’allant droit au cœur, me fit lui dire :

« — Cette douce influence qui n’appartient qu’à vous, Agnès, est telle, que je ne puis m’empêcher d’espérer que vous êtes vous-même plus heureuse dans la maison paternelle. 

» — Je suis plus heureuse en moi-même, » répondit-elle, « je me sens le cœur plus léger. »

Je regardai la physionomie sereine qu’elle levait vers le ciel, et je pensai que c’était un reflet des étoiles qui la rendait si noble.

« — Mais, d’ailleurs, n’y a-t-il aucun changement autour de vous ? » lui demandai-je.

« — Aucun. 

» — Je ne voudrais pas revenir sur un sujet pénible et délicat, Agnès ; pardonnez-moi donc de désirer savoir s’il a été de nouveau question de… de ce dont nous parlâmes lors de mon dernier passage à Cantorbéry ?

« — Non, » répondit-elle. 

» — J’y ai si souvent pensé. 

» — Vous devez y penser moins. Souvenez-vous que j’ai confiance au triomphe final de la sincère affection et de la vérité… N’ayez aucune crainte sur moi, Trotwood ; le sacrifice que vous craignez que je fasse… je ne le ferai jamais. »

Quoique, dans mes réflexions plus calmes, je ne l’eusse jamais craint réellement, peut-être… c’était pour moi une inexprimable consolation que de recevoir cette assurance de ses lèvres.

« — Et après cette visite, » lui dis-je, « car c’est peut-être l’unique occasion où nous aurons pu nous trouver seuls, combien de temps se passera-t-il, Agnès, avant que vous reveniez à Londres ? 

» — Long-temps, c’est probable, car je crois qu’il vaut mieux, pour mon père, qu’il reste chez lui… mais je prétends être la correspondante fidèle de Dora, et nous communiquerons souvent ensemble par cet intermédiaire… Adieu donc (nous étions déjà sur la porte du Docteur), adieu ! ne vous laissez pas troubler par nos infortunes et nos chagrins. Je puis être encore heureuse de votre propre bonheur… et si vous pouvez jamais me secourir, comptez que j’aurai recours à vous ! »

Ces dernières paroles ne contribuèrent pas peu à me rassurer, relativement à Agnès elle-même, et je me les répétais tout bas quand j’étais forcé de subir l’importune assiduité d’Uriah et de sa mère. Ni l’un ni l’autre ne voulurent retourner à Cantorbéry avant M. Wickfield.

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