David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 21

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 412-439).


CHAPITRE XXI.

On me montre deux prisonniers intéressants.


Provisoirement, — à tout événement et jusqu’à ce que mon ouvrage sur le chantier fût achevé, ce qui devait être l’affaire de plusieurs mois, — je pris mon domicile chez ma tante, à Douvres, poursuivant là, tranquillement, ma tâche dans l’embrasure de cette croisée d’où j’avais contemplé les reflets de la lune sur la mer, cette nuit où, pour la première fois, je trouvai un asile sous ce toit hospitalier.

Fidèle à mon plan de ne parler de mes romans que lorsque leur composition se lie accidentellement à ma propre histoire, je n’entrerai dans aucun détail sur les inspirations, les jouissances, les anxiétés et les triomphes de mon art. J’ai déjà dit que je m’y vouai sérieusement, que j’y consacrai toute l’ardeur et toute l’énergie de mon âme. Si les livres que j’ai écrits ont quelque valeur, ils diront le reste ; sinon, eh bien ! peu importe le reste ! Qui s’intéressera à ce que j’ai écrit et publié ?

De temps en temps j’allais à Londres, tantôt pour me distraire dans le mouvement de cette capitale populeuse, tantôt pour consulter Traddles. Il avait, en mon absence, conduit mes affaires avec une parfaite intelligence et elles prospéraient. Comme ma notoriété commençait à m’attirer une véritable avalanche de lettres que m’adressaient des gens que je ne connaissais pas le moins du monde, lettres la plupart sur des riens et auxquelles il était extrêmement difficile de répondre, je convins avec Traddles que mon nom serait gravé à côté du sien sur sa porte. C’était là que les infortunés facteurs venaient vider leurs sacoches remplies de lettres pour moi ; c’était là que, par intervalles, je venais les parcourir, condamné à la besogne d’un ministre secrétaire d’État… moins le salaire.

Au milieu de cette correspondance se trouvait de temps à autre une obligeante proposition de la part d’un des nombreux procureurs en expectative qui rôdaient autour du tribunal des Doctors’ Commons. On aurait voulu que je consentisse à laisser pratiquer sous mon nom, après que j’aurais rempli les dernières formalités pour devenir procureur moi-même, et l’on m’eût payé tant pour cent sur les bénéfices. Mais je refusai toutes les offres, sachant bien qu’il n’existait que trop de ces praticiens sans titres et bien persuadé que le métier était assez mauvais comme cela sans que je fisse rien pour le rendre pire.

Les belles-sœurs de Traddles étaient retournées chez leur père lorsque je fis blasonner mon nom sur la porte de mon ami. Le petit groom à l’œil narquois prenait des airs affairés ; on eût dit qu’il n’avait jamais ouï parler de Sophie, qui restait enfermée dans une chambre de derrière, occupée à coudre et jetant quelques coups d’œil sur un petit parterre aux teintes fuligineuses, au milieu duquel était une pompe. Mais je la trouvais toujours la même, heureuse et gaie ménagère, fredonnant souvent ses ballades du Devonshire quand aucun pas étranger ne troublait le silence de l’escalier, et charmant, comme un écho mélodieux, le petit groom qui jouait le rôle de jeune clerc dans son cabinet officiel.

Je ne pouvais m’expliquer pourquoi je surprenais maintes fois Sophie écrivant sur un cahier qu’elle fermait bien vite et cachait dans un tiroir dès qu’elle m’apercevait. Le secret ne tarda pas à se trahir. Un jour, Traddles, qui arrivait de l’audience tout trempé d’une averse, tira de son bureau une feuille de papier et me demanda ce que je pensais de cette écriture.

« — Non, non, Tom ! » s’écria Sophie qui chauffait les pantoufles de Traddles devant le feu.

« — Ma chère, » reprit Tom avec un regard enchanté, « pourquoi non ? Que pensez-vous de cette écriture, Copperfield ? 

» — Elle est extraordinairement conforme au type légal, » répondis-je ; « je n’ai jamais vu une main plus raide. 

» — Elle ne ressemble en rien à celle d’une femme, n’est-ce pas ? » dit Traddles.

« — D’une femme ! » répétai-je ; « c’est plutôt celle d’un copiste aux doigts de fer. »

Traddles partit d’un éclat de rire, et m’apprît, dans un transport de joie, que c’était l’écriture de Sophie ; que Sophie avait prétendu qu’il aurait bientôt besoin d’un clerc expéditionnaire, et qu’elle serait ce clerc. Sophie était parvenue à imiter cette écriture de formulaire d’après un modèle, et elle était en état d’expédier je ne sais plus combien de feuillets de copie par jour.

La bonne Sophie parut très confuse que Tom m’eût raconté tout cela :

« — Tom, » lui dit-elle, « quand vous serez devenu un juge, vous ne serez pas si empressé à le proclamer. 

» — Je le nie, » dit Traddles, « j’en serai toujours fier dans toutes les circonstances, deviendrais-je lord-chancelier. 

» — Mon cher Traddles, » lui dis-je quand Sophie se fut retirée en riant, « quelle bonne et charmante femme vous avez là !

» — Mon cher Copperfield, » répondit Traddles, « elle est toujours la meilleure fille du monde ! Comme elle conduit notre ménage ! quelle ponctualité ! quels soins ! quelle économie ! quel ordre ! quelle perfection, en un mot ! et quelle gaieté, Copperfield ! 

» — En vérité, » repris-je, « vous avez raison de la vanter : quel heureux garçon vous êtes ! je crois qu’il n’y a pas sur la terre un mari et une femme qui sachent mieux que vous et elle se rendre heureux l’un par l’autre. 

» — Je suis sûr, en effet, » dit Traddles, « que nous sommes très heureux. Je ne saurais m’empêcher pour le moins d’en convenir, quand je vois Sophie se lever avant le jour par les matinées de brume, mettre tout en ordre dans l’appartement, aller au marché avant que les clercs soient rendus à leurs études, ne faisant pas plus attention au mauvais temps qu’au beau, préparant les meilleurs petits dîners avec n’importe quoi, faisant des puddings et des pâtes, entretenant la propreté autour d’elle comme sur elle, ayant toujours l’air d’être en toilette, se couchant tard pour veiller avec moi, toujours de bonne humeur et me peignant l’avenir en beau… »

En parlant ainsi, Traddles, s’étant chaussé des chères pantoufles que Sophie lui avait chauffées elle-même, étendait complaisamment les pieds sur le garde-feu.

« — Et puis nos plaisirs ! » continua-t-il ; « ah ! ils ne sont pas coûteux, mais ils sont extraordinaires. La soirée venue, quand nous la passons ici, que nous fermons toutes nos portes et tirons les rideaux… ces rideaux faits par Sophie… où pourrions-nous être mieux ? Fait-il beau, nous allons prendre l’air après souper ; les rues, mon ami, nous offrent toutes sortes de jouissances. Nous nous arrêtons devant les fenêtres des bijoutiers ; je fais voir à Sophie la rivière de diamants qui ornerait son col de ses étincelants méandres, si je pouvais l’acheter pour elle, et Sophie me fait voir à son tour le cadeau qu’elle rêve pour moi : une belle montre à répétition et à échappement horizontal. Nous passons ainsi en revue les fourchettes et les cuillers, les saucières et les beurrières, les sucriers et les pinces à sucre que nous préférerions si nos moyens nous permettaient de les acquérir. Je ne sais pas vraiment si nous serions plus enchantés de les avoir déjà. Nous parcourons ensuite les squares et les rues des beaux quartiers, pour nous dire : voilà l’hôtel qui nous conviendrait, si j’étais créé un des douze juges d’Angleterre. Nous en réglons alors la distribution ; nous meublons notre appartement et les chambres de mes belles-sœurs : telle chose irait mieux ici, telle autre irait mieux là ; c’est ce que nous discutons jusqu’à ce que nous nous soyons mis d’accord ; quelquefois nous allons au théâtre à moitié prix, et c’est d’un merveilleux bon marché. Aussi le spectacle nous amuse sans nous causer le moindre regret, d’autant plus que nous nous livrons complètement, Sophie et moi, à l’illusion de chaque pièce. En retournant à la maison, peut-être achetons-nous un plat froid chez le rôtisseur ou un homard chez le marchand de poissons, et nous soupons délicieusement en parlant de ce que nous ayons vu. Je vous le demande, Copperfield, si j’étais lord-chancelier, pourrions-nous faire cela ? 

» — Mon cher Traddles, » pensai-je, « soyez n’importe quoi, vous serez toujours le meilleur être du monde… Et, à propos, » loi dis-je tout haut, « je suppose que vous ne dessinez plus maintenant des squelettes comme au pensionnat ? 

» — Réellement, » répondit Traddles riant et rougissant un peu, « je ne puis nier, mon cher Copperfield, que l’autre jour, me trouvant la plume à la main dans un des arrière-bancs du tribunal civil, il me prit fantaisie d’essayer si j’avais encore ce talent. Si vous regardiez certaine marge de ce registre, vous pourriez bien y trouver un squelette de ma façon, coiffé d’une perruque de magistrat. » 

Après que nous eûmes ri ensemble de bon cœur, Traddles s’écria, en se livrant à une réminiscence avec sa bonté habituelle :

« — Le vieux Creakle ! 

» — Le vieux scélérat ! » dis-je ; car je n’étais jamais moins disposé à pardonner à notre ancien pédagogue sa brutalité envers Traddles, que lorsque je voyais Traddles lui-même la lui pardonner si facilement ! « Le vieux scélérat ! » répétai-je, « j’ai reçu une lettre de lui…

» — De Creakle, le principal de notre pensionnat ! » dit Traddles, « est-ce possible ? 

» — Oui, mon ami, parmi les personnes au souvenir desquelles m’ont soudain rappelé ma renommée et mes succès lucratifs, parmi celles qui prétendent n’avoir jamais cessé de m’être très attachées, se trouve le susdit Creakle. Il n’est plus instituteur à présent, Traddles. Il est retiré et siége comme un des juges de paix du comté de Middlesex. »

Je supposais que Traddles apprendrait cela avec quelque surprise ; il n’en fut rien.

« — Comment expliquez-vous, » ajoutai-je, « qu’il ait pu devenir un des magistrats de Middlesex ? 

» — Ah ! certes, » répondit Traddles, « ce n’est pas facile de satisfaire à une pareille question. Peut-être a-t-il prêté de l’argent à quelqu’un, acheté quelque chose à quelqu’un, obligé quelqu’un, ou spéculé dans l’intérêt de quelqu’un connaissant quelqu’un qui aura obtenu du lord-lieutenant cette nomination. 

» — Quoi qu’il en soit, il a été nommé, » dis-je, « et c’est en sa qualité de magistrat qu’il m’écrit pour m’informer qu’il sera enchanté de faire fonctionner devant moi l’unique vrai système de la discipline des prisons, la seule manière incontestable de convertir les criminels et de rendre leur conversion sincère… Ce système est celui de l’emprisonnement solitaire. Qu’en pensez-vous ? 

» — Du système ? » demanda Traddles d’un air grave.

« — Non, de la proposition. Dois-je accepter, et voulez-vous venir avec moi ? 

» — Je n’ai pas d’objection, » dit Traddles.

« — Alors, je vais lui écrire que j’accepte. Sans parler des mauvais traitements que nous subissions vous et moi, vous vous souvenez, je suppose, que ce même M. Creakle avait mis son fils à la porte de chez lui, et qu’il rendait la vie dure à sa femme et à sa fille. 

» — Parfaitement, » dit Traddles.

« — Eh bien ! lisez sa lettre, vous y verrez qu’il est le plus tendre des hommes pour les prisonniers qui ont commis toute la kyrielle des crimes conduisant un condamné au pénitentiaire. Ces gens-là absorbent toute sa sensibilité, toute la tendresse dont il est capable, à l’exclusion de toute autre créature. »

Traddles haussa les épaules et ne parut pas trop étonné. Étais-je bien étonné moi-même ? hélas ! non. J’avais trop observé de pareilles contradictions chez cette espèce humaine qui fait si souvent sa propre satire. Nous choisîmes un jour pour notre visite et j’écrivis ce soir-là, en conséquence, à M. Creakle.

Au jour fixé, — c’était, je crois, le lendemain, mais peu importe, — Traddles et moi nous nous rendîmes à la prison où M. Creakle était tout-puissant. C’était un bâtiment solide et immense construit à grands frais. En nous approchant de la porte, je ne pus m’empêcher de dire à Traddles : « Quel tapage on aurait fait dans le pays si quelqu’un, abusé par ses rêves, avait proposé de dépenser la moitié de l’argent qu’a coûté cette prison, pour ériger une école d’industrie à l’usage des enfants ou un hospice pour les vieillards ? »

Au rez-de-chaussée de cet édifice, colossal comme la tour de Babel, étaient les bureaux de l’administration. Ce fut là qu’un des employés nous conduisit pour être présentés à notre ancien maître de pension. Il s’y trouvait au milieu d’un groupe, composé de deux ou trois magistrats comme lui et de quelques curieux qu’ils avaient amenés. Il me reçut comme un élève chéri dont il avait formé la jeune intelligence et l’objet de ses plus tendres prédilections. Lorsque je lui nommai Traddles, M. Creakle s’exprima de même à son égard, quoique avec une nuance, en répétant qu’il avait été aussi le guide bienveillant et l’ami de ce second élève. Notre vénérable instituteur avait beaucoup vieilli et n’était pas embelli. Son visage était toujours empourpré, ses yeux toujours petits et plus profondément enfoncés sous leurs orbites. Je l’avais connu autrefois déjà presque chauve ; à peine lui restait-il quelques rares cheveux, et les grosses veines de son front, devenues de plus en plus saillantes, ne prêtaient aucun agrément à sa physionomie.

La conversation de ces Messieurs s’engagea bientôt sur les condamnés. On eût dit, à les entendre, qu’il n’y avait de préoccupation légitime en ce monde, que celle qu’excitait cette malheureuse classe flétrie par la loi, mais dont il fallait assurer le bien-être, n’importe la dépense, une fois qu’elle était écrouée dans les murs de la prison. Puis l’on proposa de visiter ces êtres intéressants. C’était l’heure du dîner : nous fûmes d’abord introduits dans la grande cuisine, où le repas de chaque prisonnier était rationné séparément, afin de lui être porté dans sa cellule. La précision et la régularité de ce service semblaient admirables.

Les rouages d’une horloge ne sont pas mieux réglés. « Quel contraste, » dis-je tout bas à Traddles, « entre ces repas copieux, d’une qualité de mets excellente, et le repas… je ne parle pas des pauvres… mais des soldats, des matelots, des ouvriers, des paysans ? Je doute que, dans la masse des classes honnêtes et laborieuses, un homme sur cinq cents ait jamais dîné aussi bien. » Mais on m’apprit que le système exigeait une nourriture substantielle ; et bref, pour tout dire à la fois sur le système, je trouvai que, sur ce chapitre comme sur tous les autres, le système répondait à tous les doutes et expliquait toutes les anomalies. Personne ne paraissait avoir la moindre idée qu’on dût étudier d’autre système que le système.

Pendant que nous traversions quelques-uns des magnifiques corridors de l’établissement, je demandai à M. Creakle et à ses amis quels étaient les avantages supérieurs de ce système par excellence. Ils se résumaient dans le parfait isolement des prisonniers… de sorte qu’aucun de ceux qui habitent là une cellule, ne connaissait l’habitant des autres cellules… et cet isolement parfait s’appelait le traitement moral qui fait passer les prisonniers du calme de la solitude à la contrition et au repentir sincère.

Or, quand nous eûmes visité les condamnés dans leurs cellules, quand nous eûmes parcouru les corridors sur lesquels s’ouvraient ces cellules, quand on nous eut expliqué leur manière d’aller à la chapelle et cœtera, il me parut plus que probable que les prisonniers se connaissaient et entretenaient une correspondance entre eux, malgré toute la surveillance qui rendait les communications presque impossibles. Au moment où j’écris, c’est ce qui a été prouvé, à ce que je crois ; mais comme alors insinuer un pareil soupçon c’eût été blasphémer contre le système, je me contentai de chercher de mon mieux le repentir de ceux qui y étaient soumis.

Hélas ! sous ce rapport encore, je ne fus pas complètement satisfait. La formule extérieure du repentir me parut être une espèce d’uniforme moral que les âmes des condamnés revêtaient, comme leurs corps revêtaient le costume obligé du pénitentiaire. Ces repentants débitaient à peu près tous les mêmes sentiments dont l’expression verbale était à peine variée par quelques mots de plus ou de moins, ce qui déjà était extrêmement suspect. Je trouvai là un grand nombre de renards qui déclaraient les raisins trop verts, mais très peu de renards que j’aurais laissé approcher de ma treille. Je reconnus surtout que les plus prodigues de ces discours repentants étaient ceux qui s’attiraient le plus tendre intérêt. Ils étaient de très habiles conteurs, amoureux de la déception, de l’effet, de la phrase (comme le prouvaient leurs histoires et leurs confessions), inspirés aussi par la vanité, surexcités par l’isolement même qui ne leur offrait guère que cette distraction oratoire.

Toutefois, dans le cours de notre inspection, j’entendis si souvent parler d’un certain Numéro Vingt-Sept, qui était le favori et devait être réellement un prisonnier-modèle, que je résolus de suspendre mon jugement jusqu’à ce que j’eusse vu Numéro Vingt-Sept. Numéro Vingt-Huit, à ce que j’appris, était aussi un des astres radieux du pénitentiaire, qui n’avait qu’un malheur, le malheur d’avoir son éclat un peu éclipsé par le lustre extraordinaire de Numéro Vingt-Sept. On m’avait tant vanté Numéro Vingt-Sept, ses pieuses exhortations à tous ceux qui l’environnaient et les belles lettres qu’il écrivait sans cesse à sa mère pour la convertir, que je devins tout-à-fait impatient de le voir.

Il me fallut contenir mon impatience pendant quelque temps, parce que Numéro Vingt-Sept était réservé pour l’effet final et concluant. Mais à la fin nous arrivâmes à la porte de sa cellule. M. Creakle ayant regardé par une fente, nous dit avec un sentiment de grande admiration qu’il lisait un volume d’hymnes.

Il se fit un tel mouvement de têtes dans la direction de la fente de la porte, telle était la curiosité empressée de chacun des visiteurs pour voir Numéro Vingt-Sept lisant son volume d’hymnes, que la cellule en fût bloquée. M. Creakle, voulant nous offrir à tous l’occasion de converser avec Numéro Vingt-Sept dans toute sa pureté, ordonna qu’on ouvrît la cellule, et Numéro Vingt-Sept reçut l’invitation de venir dans le corridor. Qu’on juge de l’étonnement de Traddles et du mien : quel était ce fameux converti, ce rare Numéro Vingt-Sept ? Uriah Heep.

Il nous reconnut immédiatement et, s’avançant avec son tortillement habituel, il nous dit :

« — Comment vous portez-vous, M. Copperfield ? Comment vous portez-vous, M. Traddles ? »

Cette reconnaissance causa une admiration générale ; je crois, en vérité, que chacun pensait que c’était beau à Numéro Vingt-Sept de ne pas être fier et de daigner faire attention à nous.

« — Eh bien ! Vingt-Sept, » dit M. Creakle avec une admiration mélancolique, « comment vous trouvez-vous, aujourd’hui ? 

» — Je suis très humble, Monsieur, » répondit Uriah Heep.

« — Vous l’êtes toujours, Numéro Vingt-Sept, » dit M. Creakle.

Ici un autre des visiteurs, avec une anxiété extrême, lui demanda :

« — Êtes-vous tout-à-fait confortablement ? 

» — Oui, je vous remercie, Monsieur, » répondit Uriah en tournant les yeux dans cette direction, « plus confortablement ici que je ne fus jamais hors d’ici. Je vois mes fautes à présent, Monsieur, et c’est ce qui fait que je me sens confortablement. »

Plusieurs des auditeurs de cette réponse furent très émus, et un troisième questionneur s’avançant, demanda avec une vive sympathie : « Comment trouvez-vous le bœuf ? »

« — Merci, Monsieur, » répondit encore Uriah à cette nouvelle voix ; « il était un peu plus coriace hier que je n’aurais voulu ; mais c’est mon devoir de m’en contenter… J’ai commis des fautes, Messieurs, » ajouta Uriah en promenant ses regards autour de lui avec un sourire béat, » et je dois en subir les conséquences sans me plaindre…

Un murmure se fit entendre, exprimant à la fois la satisfaction que causait l’état céleste de l’âme de Numéro Vingt-Sept et l’indignation contre le fournisseur qui avait pu lui donner un sujet de plainte. M. Creakle en prit note immédiatement, et Numéro Vingt-Sept se tint au milieu de nous sans pouvoir tout-à-fait dissimuler qu’il savait être le principal phénomène qu’on venait voir dans ce muséum de curiosités morales. Mais on voulait édifier complètement ceux qui, comme Traddles et moi, étaient arrivés sans être convaincus d’avance, et, au risque de nous éblouir par un excès de lumière, on donna des ordres pour faire sortir aussi de sa cellule le Numéro Vingt-Huit.

J’avais déjà été si étonné, que je n’éprouvai plus qu’une sorte de surprise résignée, lorsque je vis sortir M. Littimer lisant un volume d’exhortations pieuses.

« — Vingt-Huit, » dit un Monsieur en lunettes qui n’avait pas encore parlé, « vous vous êtes plaint, la semaine dernière, du cacao. Comment l’a-t-on fait depuis ? 

» — Je vous remercie, Monsieur, » dit M. Littimer, « on l’a fait beaucoup mieux. Si j’osais prendre la liberté de parler, Monsieur, je ferais observer que je ne crois pas que le lait qu’on y ajoute soit tout-à-fait sans mélange ; mais je sais, Monsieur, qu’il se commet à Londres une grande sophistication du lait. L’article est très difficile à se procurer dans sa pureté. »

Je crus remarquer que le Monsieur en lunettes était le champion de son Numéro-Vingt-Huit contre le Numéro Vingt-Sept de M. Creakle ; car chacun de ces deux Messieurs cherchait à faire valoir son numéro.

« — Quel est l’état de votre âme, Vingt-Huit ? » demanda l’interrogateur en lunettes.

« — Je vous remercie, Monsieur, » répondit M. Littimer ; « je vois mes fautes à présent, Monsieur. Je suis encore inquiet sur mes anciens compagnons, quand je pense à leurs erreurs, Monsieur ; mais j’espère qu’ils pourront obtenir grâce là-haut. 

» — Vous êtes parfaitement heureux vous-même ? » demanda l’interrogateur d’un air encourageant.

« — Je vous suis très obligé, Monsieur, » répondit M. Littimer, « parfaitement. 

» — Avez-vous quelque chose qui vous pèse à présent sur la conscience ? » demanda l’interrogateur. « Si cela est, exprimez-le, Vingt-Huit. 

» — Monsieur, » répondit M. Littimer sans lever les yeux, « si ma vue ne m’a pas trompé, il y a ici présent un gentleman qui m’a connu dans mon ancienne vie. Il peut être utile à ce gentleman d’apprendre, Monsieur, que j’attribue entièrement mes fautes passées à la vie légère que j’ai menée au service des jeunes gens. Ce sont eux qui m’ont induit en des tentations auxquelles je n’ai pas eu la force de résister. J’espère que ce gentleman profitera du bon conseil, Monsieur, et ne sera pas offensé de ma liberté. Je parle pour son bien. J’ai le sentiment de mes propres erreurs, mais j’espère qu’il se repentira de toutes les faiblesses coupables auxquelles il a participé. »

J’observai que plusieurs des personnes présentes se couvraient les yeux avec une main, comme si elles venaient d’entrer dans une église.

« — Voilà qui vous fait honneur, Vingt-Huit, » reprit l’interrogateur ; « j’attendais cela de vous. Est-ce tout ?

» — Monsieur, » poursuivit M. Littimer, relevant un peu ses sourcils, mais non les yeux, « j’ai connu une jeune femme qui s’égara dans une mauvaise voie et que j’aurais voulu ramener dans la bonne. Je n’y pus réussir. Je prie le gentleman dont je parlais tout à l’heure, d’informer cette jeune femme que je lui pardonne sa conduite envers moi, et que je l’exhorte au repentir… Je le prie d’avoir cette bonté, 

» — Je ne doute pas, Vingt-Huit, » dit l’interrogateur, « que le gentleman à qui s’adresse votre prière ne sente très vivement… comme nous devons le sentir tous… ce que vous avez exprimé si convenablement. Nous ne vous retiendrons pas davantage.

» — Je vous remercie, Monsieur, » répéta M. Littimer. « Messieurs, je vous souhaite à tous le bonjour, espérant que vous et vos familles vous ouvrirez les yeux sur vos fautes et vous convertirez. »

Là-dessus, Numéro Vingt-Huit se retira après avoir échangé un regard avec Uriah, comme s’ils n’étaient pas tout-à-fait inconnus l’un à l’autre, grâce à quelque moyen secret de communication. Au moment où la porte de sa cellule se fermait sur lui, un murmure de satisfaction fit le tour du groupe, qui déclara que c’était là un homme très respectable et un très beau cas à citer en faveur du système. 

» — Maintenant, Vingt-Sept, » dit M. Creakle, qui ramena l’attention sur son numéro, « est-il quelque chose que nous puissions faire pour vous ? Parlez… 

» — Ce que je vous demanderais humblement, Monsieur, » répondit Uriah avec un tortillement de son cou de reptile, « ce serait d’écrire encore à ma mère. 

» — C’est ce qui vous sera certainement accordé, » dit M. Creakle.

« — Merci, Monsieur, je suis inquiet au sujet de ma mère : j’ai peur qu’elle ne coure un danger. »

Quelqu’un demanda sans réflexion : « Quel danger ! » mais il provoqua un chut de la part de ceux que cette question scandalisa.

« — Un danger qui menace son âme immortelle, Monsieur, » répliqua Uriah se tournant vers celui qui avait scandalisé les autres. « Je souhaiterais que ma mère pût mettre son âme dans l’état où est la mienne. Je n’aurais pu avoir ce bonheur si je n’étais venu ici. Je voudrais que ma mère eût pu être enfermée ici… Ah ! si tout le monde pouvait être enfermé ici, tout le monde y gagnerait ! »

Ce sentiment excita une satisfaction extrême, — rien n’avait encore autant satisfait les personnes présentes que ce sentiment.

« — Avant que je vinsse ici, » continua Uriah en nous lançant à tous un regard qui exprimait son mépris pour le monde auquel nous appartenions, « j’étais la dupe de mes erreurs, et maintenant je les reconnais. Le péché règne hors d’ici… ma mère n’est pas plus exempte de péché que les autres… car partout est le péché, excepté ici. 

» — Vous êtes tout-à-fait changé ? » demanda M. Creakle. 

» — Oh ! bonté du ciel ! oui, Monsieur, » s’écria ce bienheureux pénitent.

« — Vous ne retomberiez plus dans vos fautes si vous sortiez d’ici ? » demanda quelqu’un.

« — Oh ! Monsieur ! non ! 

» — Très bien ! » dit M. Creakle, « voilà qui est très agréable à entendre. Vous avez salué tout à l’heure M. Copperfield, Vingt-Sept : désirez-vous lui adresser quelques paroles ? Vous le pouvez. 

» — M. Copperfield, » dit Uriah en me jetant un des plus odieux regards de son odieux visage, « vous m’avez connu bien long-temps avant que je vinsse ici pour m’y convertir. Vous m’avez connu lorsque j’étais humble parmi ceux qui étaient fiers, et doux parmi ceux qui étaient violents… vous fûtes dur vous-même pour moi, M. Copperfield, et je ne sais pas si un jour vous ne vous emportâtes pas jusqu’à lever la main sur moi ! »

(Expression générale de commisération : quelques regards expriment même l’indignation.)

« — Mais je vous pardonne, M. Copperfield, » poursuivit l’impie, « je vous pardonne comme le Divin maître pardonna à ceux qui le frappèrent. Je pardonne à tout le monde. Cela m’irait mal de conserver la moindre rancune ; c’est sincèrement que je vous pardonne, et j’espère que vous dompterez plus tard votre colère. J’espère que M. Wickfield se repentira, et Miss Wickfield, et tous les pécheurs ! Vous avez été éprouvé par une affliction domestique, et j’espère que ce sera une épreuve salutaire pour vous ; mais il eût mieux valu encore que vous vinssiez ici ; mieux eût valu pour M. Wickfield d’y venir, et pour Miss Wickfield. Le meilleur vœu que je puisse faire pour vous, M. Copperfield, et pour vous tous, Messieurs, qui m’écoutez, c’est le vœu de vous voir tous arrêtés et conduits ici. Plus je pense à mes erreurs passées, plus, je le répète avec une ferme conviction, je plains tous ceux qui ne sont pas écroués ici ! »

Il rentra dans sa cellule, comme un serpent dans son repaire, au milieu d’un petit chœur d’approbation. Mais, pour Traddles et moi, ce fut un grand soulagement d’être délivrés de sa présence et d’entendre le bruit des verrous qui le séparaient de nous.

Ce qui caractérise l’admiration qu’on avait pour ce repentir dû au système, c’est que lorsque je demandai ce qu’avaient fait les deux prisonniers pour être enfermés au pénitentiaire, c’était ce qu’on savait le moins. Je fus obligé de m’adresser à un des gardiens inférieurs, qu’à certaines expressions de sa physionomie je soupçonnai n’être pas dupe de la comédie qui se jouait de temps en temps.

« — Savez-vous, » lui dis-je en m’approchant de lui dans le corridor, « comment les juges ont défini légalement la dernière erreur de Numéro Vingt-Sept ? 

» — Un cas de fraude, » me répondit-il.

« — Une fraude au préjudice de la Banque d’Angleterre ? 

» — Oui, Monsieur, fraude, faux billets et association en grand pour voler la Banque. Numéro Vingt-Sept s’était mis à la tête d’une bande et avait lui-même inventé le complot dont il leur distribua les rôles. Le coquin espérait se tirer d’affaire et laisser les autres dans le filet ; mais, tout fin merle qu’il est, là Banque lui mit un grain de sel sur la queue. Il ne put éluder la sentence qui le condamne à la transportation pour la vie. 

» — Connaissez-vous le délit qui a fait condamner Numéro Vingt-Huit ? 

» — Numéro Vingt-Huit, » ! reprit le gardien non sans avoir regardé par dessus son épaule et baissé la voix, de peur d’être entendu de Creakle et des autres patrons de ces prisonniers immaculés, « Numéro Vingt-Huit est aussi un cas de transportation. Il avait une place de valet de chambre, et il vola à son jeune maître une somme de deux cent cinquante livres sterling, la veille du jour où il devait l’accompagner sur le Continent. Je me rappelle son histoire, à cause de cette particularité qu’il fut arrêté par une naine ? 

» — Par une naine ?

» — Une petite femme dont j’ai oublié le nom. 

» — Cette naine ne s’appelait-elle pas Miss Mowcher ? » demandai-je au gardien.

« — Justement ! c’est cela. Le voleur avait éludé toutes les poursuites, et, déguisé au moyen d’une perruque blonde, il allait s’embarquer pour l’Amérique, lorsque la naine, se trouvant par hasard à Southampton, le reconnut dans la rue malgré son travestissement, se jeta entre ses jambes, le renversa par terre et se cramponne à lui en criant au secours ! 

» — Brave Miss Mowcher ! » m’écriai-je.

« — Vous auriez dit brave Miss Mowcher, en effet, » continua le gardien, « si vous l’aviez vue, comme moi, sur le banc des témoins, obtenir les compliments des juges par la clarté de ses dépositions ! »

Nous avions vu tout ce qu’il y avait à voir. Il eût été bien inutile de représenter à l’honorable M. Creakle, que Vingt-Sept et Vingt-Huit étaient deux drôles parfaitement conséquents et fidèles à leur caractère, n’ayant jamais été autres, c’est-à-dire deux coquins hypocrites qui savaient ce que valaient les confessions en pareil lien, et attendant avec une impatience secrète le moment où ils pourraient exploiter les dupes du Nouveau-Monde comme ils avaient exploité celles de l’Ancien. Nous laissâmes les prisonniers et leurs patrons contents les uns des autres, et nous retournâmes chez nous convaincus du vide de ce fameux système.

« — Peut-être est-ce une bonne chose, Traddles, » dis-je à mon ami, « quand on a un dada entre les jambes, qu’on le lance dans la carrière aussi loin qu’il peut aller. Il n’en perd que plus tôt haleine, et le cavalier en descend quand il s’aperçoit qu’il est mort. 

» — Je pense comme vous, » me répondit Traddles.

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