David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 17

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 322-340).


CHAPITRE XVII.

Les Émigrants.


J’avais encore une chose à faire avant de m’abandonner à mes émotions. C’était de cacher, à ceux qui allaient partir, ce qui était arrivé. Pour cela, il n’y avait pas de temps à perdre.

M. Peggoty et M. Micawber devant s’embarquer sur le même navire, nous les avions naturellement rapprochés. Je pris ce soir même M. Micawber à part et, me confiant à lui, je le chargeai de se tenir entre M. Peggoty et la nouvelle de la catastrophe de Yarmouth. Il accepta cette mission avec empressement et promit de ne négliger aucune précaution pour intercepter toutes les gazettes.

« — Si cette nouvelle lui parvient, » s’écria M. Micawber en se frappant la poitrine, « ce ne sera qu’à travers mon corps ! »

Je ferai observer ici que M. Micawber, en voulant s’adapter à un nouvel état de société, s’était donné un air de fière audace qui n’était pas absolument celui d’un boucanier, mais l’expression d’une décision prompte et prête à tout. On aurait pu le prendre pour un enfant du désert, accoutumé depuis long-temps à vivre au-delà des limites de la civilisation et sur le point de retourner dans sa solitude natale.

Il s’était muni, entr’autres choses, d’un costume complet en toile vernie et d’un chapeau de paille à forme basse, extérieurement enduit de goudron. Dans ce costume, avec une lunette marine sous le bras et le regard significatif qu’il levait au ciel pour consulter le temps, il croyait être plus marin que M. Peggoty lui-même. Sa famille s’était aussi équipée pour la vie active qu’elle allait embrasser ; Mrs  Micawber avait sur la tête un chapeau très simple attaché sous le menton, et sur les épaules un châle dont les extrémités se nouaient par derrière à la ceinture, comme celui qui avait servi à m’empaqueter lorsque j’arrivai à Douvres chez ma tante, après m’être enfui de Londres ; Miss Micawber s’était attifée à l’unisson de sa mère, sans parure superflue, et le fils Micawber disparaissait presque tout entier dans sa veste de matelot et le plus vaste pantalon que j’aie jamais vu ; quant aux autres enfants, leur costume était aussi taillé dans les étoffes les plus imperméables. Enfin, le père et le fils aîné, les manches retroussées, semblaient avoir voulu se préparer à donner un coup de main au besoin en chantant hi ! he ! ho ! avec les hommes de l’équipage.

Tels que je les décris, nous les trouvâmes, Traddles et moi, ce soir-là, réunis sur les marches en bois de l’embarcadère, connu alors sous le nom d’escaliers d’Hungerford, d’où ils contemplaient une partie de leurs effets qu’on allait transporter à bord.

J’avais tout raconté à Traddles, que mon récit avait vivement ému, et il était venu avec moi pour recommander le secret à M. Micawber. Celui-ci était logé, avec sa famille, dans une sale petite taverne dont le premier étage avançait sur la rivière. Il nous y introduisit après nous avoir promis la discrétion la plus absolue, dans les termes que j’ai cités. Ma tante et Agnès nous y avaient précédés avec ma bonne Peggoty, occupées toutes les trois à donner la dernière façon à quelques cadeaux en linge faisant partie du trousseau des enfants. Ma bonne était armée du fameux dé, monument de son ancienne activité lorsqu’elle était au service de ma mère. Il ne me fut pas facile d’éluder quelques-unes de ses questions. J’eus plus de peine encore à me contraindre quand M. Micawber, sorti un moment, revint avec M. Daniel Peggoty lui-même, qu’il était allé chercher pour ne plus le perdre de vue. Heureusement, mes propres malheurs suffisaient à expliquer ma profonde affliction, lorsque je pris à part M. Daniel et lui dis à l’oreille : « J’ai remis la lettre et tout s’est bien passé. 

» — Et quand le bâtiment met-il à la voile ? » demanda ma tante.

M. Micawber, à qui surtout s’adressait la question, jugea à propos de préparer par degrés ma tante ou sa femme, en répondant : « Madame, plus tôt que je ne le supposais hier.

» — La chaloupe a dû, nécessairement, vous prévenir du jour et de l’heure exacte ? » dit ma tante.

« — Oui, Madame. 

» — Eh bien ! » reprit ma tante, « le bâtiment part… 

» — Madame, je suis prévenu que nous devons être positivement à bord, demain matin, à sept heures.

» — Hélas ! » dit ma tante, « c’est bien tôt. M. Peggoty, est-ce là une heure précise en langue maritime ? 

» — Oui, Madame ; le bâtiment descendra la Tamise avec la marée. Si M. Davy et ma sœur veulent venir nous voir à bord, à Gravesend, dans l’après-midi du jour suivant, nous leur dirons un dernier adieu. 

» — Oui, certainement, nous irons, » dis-je.

« — Jusque-là et jusqu’à ce que nous soyons en mer, » dit M. Micawber en me lançant un regard d’intelligence, « M. Peggoty et moi — nous surveillerons nos bagages. Emma, mon amour, » ajouta-t-il en grossissant sa voix, « mon ami M. Thomas Traddles me propose obligeamment de commander les ingrédients nécessaires à la composition de ce breuvage qui s’associe intimement, dans notre esprit, au roastbeef de la vieille Angleterre… au Punch ! en un mot. En toute autre circonstance, je me ferais un scrupule d’implorer l’indulgence de Miss Trotwood et de Miss Wickfield, mais… 

» — Pour ce qui me concerne, » dit ma tante, « tout ce que je puis dire, c’est que je boirai à votre succès avec le plus grand plaisir, M. Micawber. 

» Et moi aussi, » dit Agnès avec un sourire.

M. Micawber descendit immédiatement au comptoir, où il paraissait tout-à-fait comme chez lui, et un quart d’heure après il remonta avec un bol fumant. Je remarquai qu’il avait pelé les citrons avec son grand couteau à fermoir, comme il convenait à un émigrant, et ce ne fut pas sans quelque ostentation qu’il l’essuya sur la manche de sa veste. Mrs  et Miss Micawber étaient armées de couteaux analogues, et les enfants avaient leur cuiller de bois fixée par une ficelle à leur ceinture. Anticipant sur la vie du bord et celle du désert, M. Micawber, au lieu de verser le punch aux membres de sa famille et à lui-même dans des gobelets de métal, quoiqu’il n’en manquât pas sur le dressoir, remplit de la généreuse liqueur des timbales en étain que chacun tira de sa poche et y remit soigneusement à la fin de la soirée.

« — Nous renonçons, » s’écria M. Micawber avec une glorieuse satisfaction, « aux délicatesses et au luxe de la mère-patrie ! les habitants des bois ne peuvent s’attendre à jouir des raffinements de la civilisation. »

Il fut interrompu par un petit garçon qui vint lui dire que quelqu’un l’attendait en bas.

« — J’ai un pressentiment, « dit Mrs  Micawber, « que c’est un membre de ma famille. 

» — Si cela est, ma chère, » répondit M. Micawber toujours prompt à s’échauffer sur ce sujet, « comme le membre de votre famille, — quel qu’il soit ou quelle qu’elle soit, — nous a fait attendre assez long-temps, peut-être le susdit membre pourra, à son tour, attendre mes convenances. 

» — Mon cher, » dit sa femme d’un ton suppliant… « en un moment pareil… lorsque mas famille éprouve enfin le sentiment de ses torts et vous tend une main amie… qu’elle ne soit pas repoussée ! 

» Emma ! » s’écria M. Micawber avec magnanimité, « vous le voulez, je cède. Je ne saurais aller me jeter au cou de toute votre famille ; mais si celui de ses membres qui se présente me tend une main chaleureuse, ce n’est pas l’étreinte de la mienne qui là refroidira. »

Il descendit à ces mots, et, comme il tardait à remonter, Mrs  Micawber ne put s’empêcher d’exprimer la crainte qu’il ne se fût élevé quelque explication un peu vive entre lui et le membre de sa famille qu’elle avait supposé, d’abord, apporter la branche d’olivier. Enfin, le même petit messager qui était venu chercher notre ami reparut et me remit un billet écrit an crayon : il était intitulé en style d’huissier : « Procédure faite au nom de Heep contre Micawber. » Ce document confidentiel m’apprit que M. Micawber, arrêté de nouveau et dans le paroxysme final du désespoir, me suppliait de lui envoyer, par le porteur, son couteau et son gobelet d’étain, qui pourraient lui être utiles pendant le reste de sa courte existence en prison. Le captif de Heep me suppliait de lui promettre, comme un dernier service d’amitié, d’aller voir de temps en temps sa famille au dépôt de mendicité, et d’oublier qu’un être tel que lui eût jamais vécu.

Comme de juste, ma réponse à ce billet fut d’aller avec le messager, pour acquitter la dette, chez le recors du voisinage qui avait effectué la capture. Je trouvai M. Micawber fixant un œil sombre sur l’agent de la loi ; mais, à ma vue, son visage redevint rayonnant. Heureux de venir rejoindre les siens au lieu d’aller à la prison pour dettes, il m’embrassa avec une touchante ferveur, puis, la lettre de change étant soldée, il en inscrivit le montant sur son calepin, — n’oubliant aucune fraction, ni même celle d’un demi-penny que j’avais oublié moi-même par inadvertance.

Ce calepin, qui contenait toutes les dettes dont se composait la fortune passée, présente et future de M. Micawber, en chiffres groupés avec autant d’art et d’imagination qu’en comporte l’alignement de ces petites figures, ce calepin lui rappela une autre transaction, et, à notre retour, il en détacha un feuillet : c’était le compte de Traddles, avec le capital et les intérêts composés pendant deux ans ; il le lui remit religieusement, pour lui prouver qu’il entendait s’acquitter avec lui à cette nouvelle échéance.

Mrs  Micawber fut surprise quand son mari, ne voulant pas lui dire encore la vérité, lui certifia que c’était un étranger qui était venu lui parler affaires et l’avait retenu plus long-temps qu’il ne l’eût pensé d’abord.

« — J’ai encore le pressentiment, » répondit-elle d’un air rêveur, « que ma famille paraîtra à bord avant notre départ définitif. 

» Si M. Micawber avait le même pressentiment, il l’exprima en se contentant de remplir sa timbale et de la vider sans rien dire.

« — Mrs  Micawber, » dit ma tante, « si, dans la traversée, vous avez l’occasion d’écrire et d’envoyer des lettres en Angleterre, j’espère que nous recevrons de vos nouvelles. 

» — Ma chère Miss Trotwood, » répondit-elle, « je serai trop heureuse de penser qu’il existe quelqu’un à qui une lettre de moi fera plaisir, et je me promets de correspondre. M. Copperfield, j’aime à le croire, n’aura aucune objection à me permettre de l’entretenir quelquefois d’une amie qui l’a connu à une époque où mes deux jumeaux étaient encore suspendus à mon sein maternel. »

Je la priai de ne négliger aucune des occasions qui se présenteraient.

« — Il s’en présentera et beaucoup, grâce an ciel ! » dit M. Micawber ; « l’Océan, dans ce siècle, compte presque autant d’esquifs ou de navires que de vagues ; nous en rencontrerons à chaque pas : la distance n’est qu’imaginaire ! »

Singulier tempérament, merveilleuse disposition d’esprit ! Le même M. Micawber qui, lorsqu’il se transporta de Londres à Cantorbéry, parlait de ce voyage comme s’il allait aux extrêmes limites du globe, — aujourd’hui qu’il se rendait d’Angleterre en Australie, s’exprimait comme s’il s’agissait d’une promenade de Douvres à Boulogne. Bientôt son enthousiasme devint poétique :

« — Je veux. » dit-il, « charmer l’équipage de temps en temps par quelque joyeuse histoire ; mon fils Wilkins fera entendre ses mélodies, et Mrs  Micawber, dès qu’elle aura le pied marin, chantera sa ballade favorite du Petit Tufflin. D’autres distraction abrégeront le voyage : les phoques et les dauphins ne viendront-ils pas nager autour de nôtre bâtiment ? les nuages ne prendront-ils pas des formes pittoresques ? Bref, quand la vigie criera du haut du mât : Terre ! terre ! je parie que nous serons tout surpris d’être arrivés. 

» — Et moi ce que j’espère surtout, mon cher M. Copperfield, » ajouta Mrs  Micawber, « c’est que, sur le sol de la mère-patrie, pourront encore fleurir quelques branches de notre famille… Ne froncez pas le sourcil, M. Micawber, je veux parler des enfants de nos enfants, qui, un jour, se transplanteront du Nouveau-Monde dans l’Ancien, et y perpétueront les vieux rejetons de l’arbre primitif. Oui, si la fortune nous sourit, je désirerais que l’or que nous laisserons après nous, pût refluer dans les coffres de la Grande-Bretagne. 

» — Ma chère, » dit M. Micawber, « que la Providence se charge de la Grande-Bretagne. Elle a fait si peu pour moi, qu’en vérité je n’ai pas à m’inquiéter pour elle. 

» — M. Micawber, vous avez tort, » reprit Mrs  Micawber ; « si vous allez si loin, ce n’est pas pour rompre tous vos liens avec la mère-patrie, mais pour les fortifier ; Jusqu’ici vous n’avez pas été apprécié par vos concitoyens, cela est vrai ; mais vous le serez plus tard. Il faut bien vous persuader que vous allez en Australie pour y être le César de votre fortune, pour y conquérir les honneurs et les richesses qui sont dus à votre mérite, pour y donner un démenti à ceux qui n’ont pu encore ni vous comprendre, ni vous employer selon votre capacité. Et croyez-vous que, devenu un grand homme en Australie, vous ne serez pas réclamé par la Grande-Bretagne comme un de ses enfants ? Croyez-vous que la page que l’histoire vous réserve ne sera pas lue, avec un orgueil patriotique, par ceux dont les pères vous ont ignoré ? Non, M. Micawber, je ne suis qu’une femme…, mais je suis la vôtre, et je ne serais pas digne de moi-même, je ne serais pas digne de vous, si je le pensais. »

M. Micawber fut évidemment subjugué par cette éloquence :

« — Ma chère, » dit-il, « j’ai toujours rendu justice à votre affection et à votre bon sens : je m’y soumets encore aujourd’hui. Le ciel me préserve de bouder ma terre natale et de lui envier la fortune que pourront lui apporter un jour nos descendants. 

» — C’est à merveille, » dit ma tante qui fit un signe de tête à M. Daniel Peggoty, et, s’apercevant que le bol, source de toute cette exaltation conjugale, n’était pas encore vide, elle ajouta : « Je propose un dernier toast à votre prospérité ! »

M. Daniel Peggoty, qui avait pris les deux jumeaux Micawber sur ses genoux, les mit par terre peur se joindre à nous dans ce toast final. Lorsque je vis le brave homme sourire en secouant cordialement la main de son compagnon d’émigration, je sentis que le cil exauçait mes vœux. Je ne doutais point que, aimé et estimé de tous, dans le Nouveau-Monde comme dans l’Ancien, il y trouverait le dédommagement de toutes ses épreuves et de son malheur.

Après cette scène de joyeuses congratulations, il fallut se séparer, et ce ne fut pas sans verser des pleurs que Mrs  Micawber et ses enfants virent s’éloigner ma tante et Agnès.

Le surlendemain, dans l’après-midi, ma vieille bonne et moi nous descendîmes la Tamise jusqu’à Gravesend. Le bâtiment était encore en rivière, entouré d’une multitude de petites embarcations. Le vent était favorable ; le signal du départ avait été hissé à tête de mât. Nous allâmes à bord, après nous être frayé un passage non sans peine.

M. Daniel Peggoty, qui nous avait aperçus le premier, nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber venait d’être arrêté (pour la dernière fois), mais relâché aussitôt ; car j’avais prévu l’incident et je remboursai M. Peggoty, qui, prévenu par moi, s’était empressé de faire les avances de sa libération. Il nous conduisit ensuite dans les entreponts, et là mes craintes relativement à la catastrophe de Yarmouth furent dissipées par M. Micawber, qui vint prendre le bras de son compagnon avec un air protecteur, en me disant qu’ils ne s’étaient pas quittés un moment depuis la nuit de l’avant-veille.

Le tableau que j’avais sous les yeux était une scène qui eût inspiré les pinceaux de Van Ostade. Parmi les câbles, les cordages et les gréements du navire, les hamacs des émigrants, les coffres, les malles, les barriques et toutes sortes de bagages qu’éclairait çà et là une lanterne ou le jour jaunâtre auxquelles les écoutilles donnaient issue, — je vis des groupes d’individus de tout sexe et de tout âge, se disant adieu ou faisant connaissance ; parlant, riant, pleurant, mangeant et buvant ; les uns déjà mis en possession des quelques pieds d’espace qui leur étaient attribués, avec leurs petits arrangements de ménage, leurs enfants accroupis, sur des tabourets ou dans des fauteuils en miniature, les autres, désespérant de trouver un emplacement pour s’y établir et errant d’un air désolé. Depuis les enfants qui, quinze jours ou six semaines auparavant, n’étaient pas nés encore, jusqu’aux vieillards qui semblaient n’avoir plus que quinze jours à vivre ; depuis les laboureurs portant encore à leurs souliers la boue du sol d’Angleterre, jusqu’aux forgerons essuyant les taches du charbon et de la fumée sur leurs mains, tous les âges et toutes les professions semblaient entassés dans l’étroite enceinte des entreponts.

En promenant mes regards autour de moi, je crus voir assise dans un coin une femme qui ressemblait à Émilie, avec un des petits Micawber auprès d’elle ; elle attira mon attention parce qu’une autre femme la quittait en l’embrassant, et cette autre, calme au milieu de ce chaos, me rappela… Agnès ! mais elle disparut, et lorsqu’on nous avertit que tous ceux qui n’étaient pas du voyage devaient se retirer, je n’aperçus plus personne de ma connaissance, que ma vieille bonne sur un coffre, pleurant à chaudes larmes, et Mrs  Gummidge qui, aidée d’une jeune femme en noir baissée à côté d’elle, mettait en place les bagages de M. Daniel Peggoty.

« — M. Davy, » me dit celui-ci, « est-ce tout ce que vous avez à me dire avant de nous séparer ? n’avez-vous rien oublié ? 

» — Pardonnez, » répondis-je, « et Martha ? » 

Il toucha l’épaule de la jeune femme en noir que je viens de mentionner, et elle se releva : c’était Martha.

« — Le ciel vous bénisse, excellent homme ! » m’écriai-je ; « vous l’emmenez avec vous ! »

Martha me répondit par ses larmes. J’étais trop ému pour ajouter une autre parole, et je me contentai de serrer la main de M. Daniel Peggoty. Si j’ai aimé et vénéré un homme du plus profond de mon âme, c’est celui-là !

Les étrangers avaient presque tous quitté le bâtiment ; il me restait la plus cruelle épreuve. Je dis à M. Peggoty ce que Cham, ce noble cœur, m’avait chargé de lui répéter… Il en fut troublé au dernier point ; mais je le fus plus que lui encore, quand il me chargea de porter en retour un message d’affection et de douleur à celui qui ne pouvait plus m’entendre sur la terre.

L’heure du départ était sonnée ! J’embrassai M. Peggoty et entraînai vivement sa sœur, ma vieille bonne. Sur le pont, je pris congé de Mrs  Micawber, qui, en ce moment, cherchait encore des yeux un membre de sa famille :

« — Ah ! » s’écria-t-elle, « moi, du moins, je n’abandonnerai pas M. Micawber ! »

J’avais loué, pour être à mes ordres, un bateau de la Tamise : nous restâmes à quelque distance du navire pour le voir appareiller. Le soleil se couchait dans un horizon calme ; nous avions entre nous et ses radieuses clartés l’édifice flottant qui transportait sous un autre ciel tant de regrets et tant d’espérances. Dans ce milieu lumineux, l’œil distinguait les moindres détails de ses agrès. En ce moment solennel, tout ce qui était doué de vie sur ce beau et triste navire, accourut au bord de la galerie, tête nue, en silence.

En silence pour un moment. Lorsque le vent arrondit les voiles, lorsque le navire commença à se mouvoir, il s’éleva de toutes les embarcations sur la rivière trois acclamations retentissantes, que ceux qui étaient à bord leur renvoyèrent chaque fois comme un écho ; mon cœur faillit se briser quand j’entendis ce concert de voix et vis agiter en l’air les chapeaux et les mouchoirs… Ce fut alors aussi que j’aperçus Émilie !

Ce fut alors que je l’aperçus à côté de son oncle, tremblante, appuyée sur son épaule ; le geste de sa main nous indiquait à l’infortunée… elle nous reconnut aussi, et son dernier adieu me fut adressé. Oui, Émilie, belle toujours dans ton malheur, que ton cœur saignant s’attache à lui avec confiance, car il s’est dévoué à toi avec la sublime abnégation du plus tendre amour de père !

Ce fut ainsi, appuyés l’un à l’autre et debout sur le pont, au milieu de la lumière du soir, qu’ils m’apparurent et disparurent solennellement.

Lorsque nous nous fîmes débarquer pour retourner par terre à Londres, la nuit était tombée sur les collines du comté de Kent… Hélas ! une nuit plus sombre pesait sur mon cœur.

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