David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 5

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 88-111).

CHAPITRE V.

Je me crois un homme.


Je ne saurais bien définir le mélange de tristesse et de plaisir que j’éprouvai quand je vis arriver le terme de ma vie d’écolier et le moment de quitter le pensionnat du Dr  Strong. J’avais vécu là heureux, j’avais une sincère affection pour le Docteur, j’étais éminent et distingué dans ce petit monde : voilà pourquoi je me sentais triste. Mais j’avais aussi des raisons, raisons un peu plus vagues peut-être, pour être charmé de partir. J’allais devenir mon maître et acquérir l’importance d’un jeune homme qui est son maître : je me figurais toutes les merveilleuses choses que peut voir et que peut faire cet être privilégié sur une plus grande scène, le rôle brillant que son mérite lui assure et l’impression imposante qu’il ne saurait manquer de produire sur la société. N’y avait-il pas là de quoi me séduire ? ces visions de ma jeune imagination ne devaient-elles pas suffire pour que je quittasse le pensionnat sans beaucoup de regret ? Le fait est que je ne crois pas qu’au moment de me lancer dans l’expérience de l’avenir, j’aie long-temps fixé un regard mélancolique sur le passé. Je fus ému, sans doute, un peu troublé par la perspective que j’avais devant moi, mais je n’étais pas fâché de faire les premiers pas vers l’inconnu. Il me semblait enfin que j’allais commencer quelque chose comme la lecture d’un long conte de fées.

J’avais eu avec ma tante maintes graves délibérations sur la carrière que j’embrasserais. Depuis plus d’un an, je cherchais en vain une réponse satisfaisante à sa question si souvent répétée : « — Trot, que voudriez-vous être ? » Je n’avais aucune préférence particulière, aucune vocation que je pusse découvrir. Ah ! si j’avais pu recevoir par inspiration la science de la navigation, prendre le commandement d’une expédition maritime et faire en triomphe le tour du monde, je crois que je me serais trouvé complètement préparé pour être un second Lapeyrouse ou un autre capitaine Cook ! mais, à défaut de cette bonne fortune miraculeuse, mon désir était de me livrer à quelque étude qui ne me forçât pas de tirer de trop grosses sommes sur la bourse de ma tante, — tout disposé d’ailleurs à faire mon devoir, quel qu’il fût.

M. Dick avait régulièrement assisté à tous nos conseils avec une attitude de sage méditation. Il ne se permit de suggérer qu’une chose, et je ne sais quelle idée il avait en tête ce jour-là : « Je proposerai, » dit-il, « qu’il se fasse dinandier. » Dinandier ! ma tante reçut si mal cette proposition, que M. Dick n’en hasarda plus d’autres. Il se contenta d’écouter, d’observer attentivement et de faire résonner le contenu de son gousset.

« — Trot, mon cher ami, » dit ma tante un matin pendant la semaine de Noël, époque où je venais de quitter le pensionnat, « comme ce point délicat est encore à régler et que nous devons ne pas faire de méprise si nous pouvons nous en dispenser, je crois qu’il vaudrait mieux nous donner le temps de réfléchir. En attendant, vous ferez bien de considérer la chose à un nouveau point de vue, et non en écolier.

» — Volontiers, ma tante.

» — Il m’est venu à l’idée, » poursuivit ma tante, « qu’un petit changement de lieux, un coup d’œil jeté sur la vie et sur le monde, hors de la maison, pourrait vous être utile pour connaître vos propres goûts et vous former un jugement plus calme. Supposons que vous entrepreniez un petit voyage ; supposons que vous alliez faire un tour dans le Suffolk et rendre visite à cette femme au nom sauvage que vous savez. » Ma tante n’avait pu encore pardonner à Peggoty de s’appeler Peggoty.

» — De toutes les choses possibles, ma tante, c’est celle qui me plairait le mieux.

» — C’est heureux, » dit ma tante, « car je vous approuve ; il est naturel et rationnel que cela vous plaise, et je suis bien persuadée, Trot, que vous ne ferez jamais rien que de naturel et de rationnel.

» — Je l’espère, ma tante.

» — Votre sœur Betsey Trotwood, » dit ma tante, « aurait été la fille la plus naturelle et la plus rationnelle de la terre. Vous serez digne d’elle, n’est-ce pas ?

» — J’espère être digne de vous, ma tante ; et cela me suffira.

» — Ah ! » répondit ma tante avec un regard d’approbation, « si cette enfant qui fut votre mère vivait, elle serait si fière de son fils que la tête lui en tournerait… et Dieu sait si c’était une tête forte ! »

Ma tante s’excusait toujours ainsi de sa faiblesse pour moi en la rejetant sur ma pauvre mère. Elle ajouta :

« — En vérité, Trotwood, comme vous me la rappelez !

» — J’espère que ce n’est pas vous être désagréable que de vous la rappeler ainsi, ma tante.

» — Il lui ressemble, Dick ! » s’écria ma tante : « Oui, c’est tout son portrait comme elle était le jour où je la vis pour la première fois et avant qu’elle commençât à bouder…

» — Lui ressemble-t-il à ce point ? » demanda M. Dick.

« — Il ressemble aussi à David, » reprit ma tante d’un ton résolu.

« — Il ressemble aussi à David ! » répéta M. Dick.

« — Mais ce que je veux que vous soyez, Trot, » poursuivit ma tante, « je ne dis pas au physique, mais au moral (car je vous trouve bien au physique…), c’est un homme ferme… un homme très ferme, avec une volonté à vous, un homme résolu, » ajouta ma tante qui secoua la tête en me regardant et me montrant le poing, « un homme déterminé, un homme de caractère, Trot, qui résiste à toute influence, excepté à celle des bonnes raisons, qui ne se laisse mener par personne ; voilà ce que je veux que vous soyez, voilà ce que votre père et votre mère auraient pu être, et Dieu sait qu’ils n’en auraient été que plus heureux. »

Je lui dis que j’espérais être ce qu’elle désirait.

« — Afin de commencer à compter sur vous-même et à agir par vous-même, » reprit ma tante, « je veux que vous fassiez seul votre petit voyage. J’avais d’abord pensé à envoyer M. Dick avec vous ; mais, en y réfléchissant, je ferai mieux de le garder pour avoir soin de moi. »

M. Dick eut un air assez désappointé ; mais l’honneur d’avoir soin de la plus étonnante femme du monde, rappela le sourire sur son visage.

« — D’ailleurs, » dit ma tante, « le Mémoire…

» — Oh ! certainement, » s’écria M. Dick, « je veux, Trotwood, qu’il soit rédigé immédiatement… il le faut… et vous savez ce qui s’ensuivra… vous le savez, » répéta M. Dick sans achever sa phrase, et l’ignorant peut-être, hélas ! lui-même.

Pour exécuter le plan de ma tante, je fus bientôt équipé. En prenant congé de moi, elle me remit une bourse assez bien garnie : — « Je vous recommande, » dit-elle, « de passer par Londres ou de revenir par cette capitale, et d’y demeurer quelques jours. Vous avez liberté entière et trois semaines ou un mois à vous : amusez-vous bien, soyez sur vos gardes, et écrivez-nous trois fois la semaine. »

Tels furent ses adieux et ses bons avis, j’abrége un peu la leçon toutefois.

J’allai d’abord à Cantorbéry pour prendre congé d’Agnès, de M. Wickfield et du bon docteur Strong. Agnès fut enchantée de me voir, et me dit qu’il manquait quelque chose à la maison gothique depuis que je l’avais quittée.

« — Je vous assure, Agnès, » lui répondis-je, « qu’il me manque quelque chose à moi aussi, et que loin de vous je crois souvent avoir perdu mon bras droit. C’est même peu dire, car je n’ai dans le bras droit ni le cœur ni la tête. Tous ceux qui vous connaissent, Agnès, vous consultent et vous choisissent pour guide.

» — Tous ceux qui me connaissent me gâtent, je crois, » dit Agnès en souriant.

« — Non, c’est parce que vous ne ressemblez qu’à vous-même, vous si bonne et si douce, d’un caractère si tendre et qui avez toujours raison ?

» — Vous me parlez, » dit Agnès souriant encore et cette fois avec un peu de malice, « comme si j’étais feu Miss Larkins.

» — Allons ! ce n’est pas bien d’abuser de mes confidences, » dis-je en rougissant au souvenir de mon ange bleu ; « mais vous n’en serez pas moins ma confidente, Agnès. Je ne pourrai jamais me dispenser de vous consulter. Qu’il m’arrive quelque malheur ou que je devienne amoureux, vous le saurez toujours si vous le voulez… même quand je serais amoureux sérieusement.

» — Comment donc, mais vous avez toujours été sérieusement amoureux ! » dit Agnès souriant encore.

» — Oh ! » dis-je en souriant à mon tour, quoique un peu confus, « c’était comme un enfant ou comme un écolier que je l’étais. Les temps sont bien changés et je prévois que je tomberai un de ces jours dans quelque passion terriblement sérieuse. Ce qui m’étonne, Agnès, c’est que vous n’aimiez pas encore sérieusement vous-même. »

Agnès de sourire comme tout à l’heure en secouant la tête.

« — Oh ! » continuai-je, « je sais que vous n’aimez pas, parce que si cela était vous me l’auriez dit, ou du moins… (car je surpris une légère rougeur sur son front…) vous me l’auriez laissé deviner ; mais je ne connais personne qui soit digne de vous. Avant que je donne mon consentement, voyez-vous, il faudra qu’un être supérieur se présente. Dorénavant, j’aurai l’œil ouvert sur tous vos admirateurs, et je vous préviens que l’heureux mortel me trouvera très exigeant. »

Nous causions ainsi sur ce ton moitié badin et moitié sérieux, qui s’explique par les rapports familiers de notre enfance, lorsque tout-à-coup Agnès, changeant de manière et d’accent, me dit :

« — Trotwood, il est une question que je veux vous adresser, et pour laquelle je dois profiter d’une occasion qui ne s’offrira peut-être plus à moi de long-temps : c’est une question que je ne voudrais adresser qu’à vous seul… Avez-vous remarqué le changement qui se fait dans mon père depuis plusieurs mois ? »

Je l’avais remarqué… Mon hésitation à répondre fut comprise par Agnès qui baissa la tête et versa des larmes :

« — Dites-moi ce que ce peut être, » dit-elle à demi-voix.

« — Je crains… m’est-il permis de parler en toute sincérité, Agnès, aimant votre père comme je l’aime !

» — Oui, parlez.

» — Je crains qu’il ne nuise à sa santé par une habitude qui n’a fait qu’augmenter depuis le premier jour où je vins ici. Il a souvent une agitation nerveuse… ou ce qui me paraît tel.

» — Vous ne vous trompez pas, — dit Agnès en secouant tristement la tête.

» — Sa main tremble, sa parole est embarrassée, ses yeux s’égarent, et justement c’est dans ces moments-là, quand il semblerait ne pas avoir sa tête, que presque toujours on vient lui parler de quelque acte à signer ou d’une transaction à conclure.

» — Uriah !

» — Oui ; et la confiance qu’a M. Wickfield de son inhabileté à s’occuper de l’affaire qu’Uriah prétend urgente ou la peur de l’avoir traitée sans bien la comprendre, le rendent si inquiet, que le lendemain matin il est plus agité encore, plus accablé… Ne vous alarmez pas trop, Agnès ; mais c’est dans cet état que je le surpris, il y a quelques semaines, le front penché sur son pupitre et pleurant comme un enfant. »

Agnès me mit doucement une main sur les lèvres : elle venait de reconnaître le pas de son père ; elle courut à sa rencontre et rentra avec lui, s’appuyant contre son épaule. Combien l’expression de son regard était touchante ! Il y avait dans ce regard d’Agnès la reconnaissance et la tendresse filiales, en même temps qu’une prière qui s’adressait à moi de respecter son père jusque dans le secret de mes pensées : expression d’orgueil et de dévoûment, de tristesse et de compassion. Elle ne pouvait rien me dire qui m’émût autant que cet appel muet à mes sympathies.

Nous allâmes prendre le thé chez le Dr  Strong, où nous passâmes la soirée en famille. Le Docteur me fit fête ; il annonça son projet de céder bientôt son pensionnat à son premier sous-maître, pour s’occuper exclusivement de son Dictionnaire des racines grecques et de sa charmante femme. En même temps, comme on venait de recevoir une lettre du cousin Maldon, qui se plaignait du climat de l’Inde, Mrs  Markleham, toujours prête à invoquer le souvenir du temps où ce cher cousin jouait avec sa fille, opina pour son retour immédiat, bien persuadée que la même providence qui lui avait procuré un premier emploi outre-mer, lui en procurerait un autre en Angleterre. Le Docteur était naïvement de cet avis, et il ne s’apercevait pas plus qu’autrefois de l’embarras que ce sujet de conversation causait à Mrs  Strong. Quant à moi, plus clairement, hélas ! en comparant la physionomie si pure d’Agnès et celle de la jeune compagne du Docteur, en voyant surtout celle-ci éviter l’œil toujours sévère de M. Wickfield, je ne sais quel soupçon de trahison j’emportai de cette visite. Ce soupçon me suivit sous le toit de M. Wickfield, et il s’y mêla une sorte de pressentiment, comme si quelque disgrâce menaçait l’établissement où j’avais étudié et joué, écolier innocent. Je n’eus plus le même plaisir désormais à songer aux deux antiques aloès, à la pelouse, à la promenade favorite du Docteur, au son des cloches de la cathédrale dont les tours dominaient ce sanctuaire de mon enfance.

Le lendemain matin, je ne fus pas égayé par les bons offices d’Uriah Heep, qui voulait m’aider à faire un paquet des livres et d’autres objets laissés par moi jusque-là chez M. Wickfield, et qui devaient m’être expédiés plus tard, puisque je cessais d’être l’hôte résidant du père d’Agnès. Uriah me montra un tel empressement, que j’en conclus peu charitablement qu’il était bien aise de me voir partir.

J’eus besoin de me monter la tête pour faire bonne contenance en disant adieu à mes amis de Cantorbéry. Pleurer n’était pas digne d’une mâle douleur. Je me montrai stoïque, et je ne versai pas une larme. J’étais assis à côté du cocher, sur son siège, quand la diligence, qui traversait la ville, fit une halte non loin de l’échoppe de mon vieil ennemi le boucher… Je me sentais si attendri, malgré mon affectation d’indifférence, que j’étais sur le point d’aller lui secouer cordialement la main… Mais il avait l’air tout aussi farouche que jadis, sans être embelli par l’absence de deux dents de devant que je lui avais fait sauter à notre second pugilat : je crus plus sage de m’abstenir des avances.

Je me souviens qu’une fois sur la grand’route, ma seule préoccupation était de paraître le moins jeune possible au cocher, et d’affecter un ton d’assurance ou même de brusquerie. Je voulais être un homme fait, en un mot, et il fallait que personne n’en doutât.

« — Vous allez jusqu’à Londres, Monsieur ? » me demanda le cocher.

« — Oui, William (lui répondis-je avec condescendance, car je savais son nom), je vais à Londres ; je n’irai dans le Suffolk qu’après.

» — Pour chasser au tir, Monsieur ? »

La chasse au tir en cette saison ! Il aurait pu supposer, avec la même probabilité, que j’allais à la pêche de la baleine ; je n’y songeais guère, le cocher le savait aussi bien que moi. Je n’en fus pas moins sensible au compliment, et, prétendant être indécis :

« — Je ne sais pas, » lui dis-je, « si je chasserai ou non.

» — Le gibier est devenu très effarouché, à ce qu’on dit, » reprit William.

« — On me l’a dit aussi, » répliquai-je.

« — Le Suffolk, Monsieur, est votre comté ?

» — Oui, » répondis-je avec importance ; « le Suffolk est mon comté.

» — On dit qu’on y fait des poudings excellents ? »

Je n’en savais rien ; mais je crus devoir soutenir les institutions de mon comté et avoir au moins l’air de les connaître. Je secouai donc la tête avec une grimace affirmative.

« — Et les bœufs de Suffolk ? » demanda William ; « quand un bœuf de Suffolk est des bons, il vaut son pesant d’or. Vous occupez-vous, Monsieur, de l’élève du bétail ?

» — Non, non, » répondis-je « pas précisément ?

» — Il y a derrière moi, » dit William, « un Monsieur qui engraisse des bœufs par centaines. »

Le Monsieur désigné était un Monsieur louche d’un œil, au menton saillant, coiffé d’un haut chapeau gris à bords plats et étroits, avec un pantalon qui se boutonnait de la cheville à la hanche. Lorsque je tournai la tête, il lorgnait de son bon œil les rênes des chevaux.

« — N’est-ce pas vrai ? » lui demanda William.

« — Qu’est-ce qui est vrai ? » demanda le Monsieur louche.

» Que vous engraissez des bœufs de Suffolk par centaines.

» — Je le croirais assez, » dit l’autre, et il sentait le fumier au point de n’avoir pas besoin d’attestation plus directe.

« — Un pareil homme, » me dit à l’oreille le cocher qui arrêtait en ce moment les chevaux devant un relais ; « un pareil homme n’est pas fait pour être derrière le siège, hé ? »

J’interprétai cette remarque comme l’insinuation du désir qu’il avait que je cédasse ma place au Monsieur louche, et je proposai, en rougissant, d’en changer avec lui.

« — Ma foi, Monsieur, si cela vous est égal, » dit William, « je crois que ce serait plus convenable. »

J’ai toujours considéré cet incident comme mon premier échec dans le monde. En retenant ma place sur le siège au bureau de la diligence, j’avais donné une demi-couronne de surplus au commis pour qu’elle me fût garantie. Je m’étais muni d’une grosse redingote et d’un beau cache-nez en cachemire, pour faire honneur à cette place privilégiée ; je m’y étais installé, un peu fier de moi-même et convaincu que la voiture pouvait être fière de moi. Eh bien ! à peine le premier relais franchi, j’étais supplanté par un homme louche, vulgaire de costume et de langage, dont tout le mérite était de sentir horriblement l’écurie.

La défiance de moi-même m’a souvent nui dans le monde ; certes, le petit épisode de la diligence de Cantorbéry n’était pas fait pour m’encourager à secouer cette infirmité naturelle. J’eus beau me réfugier dans ma brusquerie d’emprunt ; j’eus beau tirer toutes mes paroles du creux de l’estomac pendant le reste du voyage, je ne pus me dissimuler que j’étais un novice, un innocent, un astre éteint à mon aurore.

C’était cependant encore une situation curieuse et intéressante que la mienne sur l’impériale de la diligence, derrière quatre chevaux fringants qui me conduisaient à la capitale britannique ! Jeune homme bien élevé, bien vêtu, la poche bien garnie : je retrouvais de distance en distance les jalons du premier voyage que j’avais fait sur cette même route, et, malgré moi, j’éprouvais encore quelques-unes des émotions du pauvre enfant fugitif. En apercevant une figure de chaudronnier ambulant, je crus sentir une main noircie sur ma chemise. Quand nous traversâmes Chatham au grand trot, je tendis le cou vers la rue où le vieux juif m’avait acheté ma veste, et je cherchai l’endroit où je m’étais assis au soleil en attendant mon argent. Enfin, nous n’avions plus qu’un relais pour entrer à Londres, et nous passâmes devant le vénérable pensionnat où régnait peut-être encore ce tyran appelé M. Creakle… Ah ! j’aurais donné tout ce que je possédais pour pouvoir descendre de la diligence, aller m’acquitter avec usure des coups de canne que je lui devais et ouvrir la cage à tous ses jeunes prisonniers.

Nous nous arrêtâmes au vieil hôtel de la Croix d’Or, dans Charing-Cross ; ce quartier n’était pas encore une belle place : un garçon me montra la salle commune, puis la fille m’introduisit dans une petite chambre qui sentait le renfermé d’un fiacre et ressemblait à un caveau de famille dans un cimetière. J’éprouvais tout l’embarras de ma jeunesse ; car personne ne paraissait avoir peur de moi, la fille écoutant à peine mes observations sur la sombre niche où elle me confinait ; le garçon, se rendant tout d’abord familier, offrant ses conseils à mon inexpérience, dictant lui-même le menu de mon dîner, et me composant mon flacon de vin de Xérès avec ce que les autres voyageurs avaient laissé au fond des leurs.

Je le vis faire cette composition chimique, en véritable apothicaire, derrière la cloison d’un des compartiments du coffee-room, et si j’avais osé, je n’aurais pas avalé cette drogue qui, tout insipide qu’elle me parût, me mit en goût d’aller assister aux empoisonnements moins dangereux de la scène tragique. Je choisis le théâtre de Covent-Garden, où l’on représentait Jules César, suivi de la pantomime de la saison. Ce fut pour moi un délicieux spectacle de voir, vivants, devant moi, allant et venant pour mon plaisir, ces nobles Romains que je ne connaissais que par les thèmes et les versions du pensionnat. La pantomime acheva de m’éblouir par des décorations féeriques, par la musique et la danse, mélange curieux de poésie et de réalité. Je sortis tout enchanté du spectacle. Il était minuit, il pleuvait ; en trouvant la rue prosaïquement bruyante et boueuse, il me sembla que je tombais des nuages par delà lesquels je venais de vivre d’une vie romanesque pendant un siècle au moins.

J’étais tout étourdi de cette chute, et il fallut que je fusse coudoyé et bousculé deux ou trois fois pour dire adieu à mes illusions et chercher le chemin de mon hôtel. Là, je me séchais devant le feu de la salle commune, tout prêt à renouer le fil de mon rêve, en dépit du garçon qui m’avait apporté ma bougie pour m’avertir qu’il serait bien aise de me voir dans mon lit afin de pouvoir gagner le sien, lorsqu’entra un jeune homme qui captiva toute mon attention. Mon cœur battait violemment, et j’allai à lui avec une telle spontanéité, que je fus surpris de sa propre hésitation.

« — Steerforth ! » m’écriai-je, « ne vous souvenez-vous plus de moi ? »

» — Bon Dieu ! » dit-il alors, « c’est le petit Copperfield ! »

Il me reconnaissait ! je saisis ses mains avec une étreinte affectueuse… J’étais, malgré mon envie de lui sauter au cou pour l’embrasser, comme retenu par la peur de lui déplaire. Les yeux pleins de larmes, j’essayais de rire. Les expressions de ma joie expiraient l’une après l’autre sur mes lèvres. Après avoir ainsi balbutié, je dis enfin : « — Steerforth, le bonheur de vous revoir m’étouffe. Parlez-moi, vous, puisque je ne saurais vous exprimer ma joie. »

À son tour il fut ému de mon émotion : « Allons, Copperfield, » me dit-il, « remettez-vous, mon cher ami. Moi aussi je suis heureux de la rencontre. Et comment êtes-vous ici ? » ajouta-t-il en dégageant une de ses mains et me frappant amicalement sur l’épaule.

« — Je suis arrivé par la diligence de Cantorbéry cet après-midi. J’ai été adopté par une tante qui habite le comté de Kent, et j’ai terminé là mon éducation. Mais vous, Steerforth, qu’êtes-vous devenu ?

» — Mon cher, on a fait de moi ce qu’on appelle un oxonien, un étudiant d’Oxford ; c’est-à-dire, je suis, dans cette auguste Université, périodiquement, des cours de sciences et de belles-lettres qui m’ennuient à en périr. Aujourd’hui, je vais rendre visite à ma mère… Vous êtes, Copperfield, un charmant garçon, et, maintenant que je vous contemple, c’est toujours vous, toujours le même. Comment ne vous ai-je pas reconnu tout de suite ?

» — Oh ! moi, c’est tout d’abord que je vous ai reconnu, Steerforth ; mais vous êtes de ceux qu’on n’oublie pas aisément. »

Il sourit en passant la main dans les boucles de ses cheveux, et dit avec gaîté :

« — Oui, je vais remplir mon devoir filial. Ma mère habite les environs de Londres. Les routes sont détestables, notre maison est passablement ennuyeuse. Je me suis donc arrêté ici pour vingt-quatre heures ; sur ces vingt-quatre heures, depuis mon arrivée, j’en ai dormi cinq à six au théâtre.

» — J’ai été au théâtre aussi, Steerforth, à Covent-Garden. Quel délicieux et magnifique spectacle !

À ces mots Steerforth rit de tout son cœur.

« — Mon cher Davy, » me dit-il en me frappant sur l’épaule, « ou plutôt mon cher Daisy[1], car vous êtes une vraie fleur des champs, la pâquerette qui vient d’éclore sous les perles de la rosée du matin, n’a pas une corolle plus fraîche que votre cœur ingénu. J’étais aussi à Covent-Garden, et jamais on ne vit un plus misérable spectacle. Holà ! eh ! vous. »

Cette dernière apostrophe s’adressait au garçon de la salle commune, qui s’était tenu à distance, encore attentif à notre reconnaissance, et qui s’approcha avec un air respectueux.

« — Où avez-vous casé mon ami, M. Copperfield ?

» — Je vous demande pardon, Monsieur.

» — Et moi, c’est où il couchera cette nuit que je vous demande ? Quel est le numéro de sa chambre ? N’ayez pas l’air de ne pas me comprendre.

» — Monsieur, » dit le garçon avec l’air d’un homme qui a besoin d’excuse, « M. Copperfield est à présent au no 44.

» — Au no 44 ! À quoi diantre pensez-vous de mettre M. Copperfield dans un petit grenier sur une écurie ?

» — Ah ! Monsieur, voyez-vous, » reprit le garçon toujours sur le ton apologétique, « nous ne pensions pas que M. Copperfield fût difficile. Nous pouvons donner à M. Copperfield le 72, Monsieur, s’il le préfère ; à côté de vous, Monsieur.

» — Certainement qu’il le préfère, » dit Steerforth, « et qu’on fasse tout de suite son déménagement. »

Le garçon sortit pour se conformer à cet ordre. Steerforth rit encore à l’idée qu’on m’avait logé au 44. Il me frappa une troisième fois sur l’épaule et m’invita à déjeuner avec lui le lendemain à dix heures, — invitation que je fus heureux et fier d’accepter.

Comme il était assez tard, nous prîmes nos bougies et nous montâmes à nos chambres. Je trouvai la mienne, le 72, infiniment préférable au 44. Elle ne sentait plus le renfermé et au lieu d’une petite couchette, elle contenait un beau lit à colonnes. Ce fut sur un vaste oreiller que je m’endormis bientôt, pour rêver de la vieille Rome et de la féerie, de Steerforth et de l’amitié, jusqu’à ce que je fusse réveillé par le roulement des voitures qui franchissaient la porte voûtée de l’hôtel, — bruit solennel qui me procura un second rêve du matin, dans lequel je vis Jupiter ébranlant l’Olympe de son tonnerre.

Séparateur

  1. note du traducteur. Steerforth joue sur le mot daisy qui signifie pâquerette.