David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 3

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 52-72).

CHAPITRE III.

Une rencontre.


Je n’ai pas trouvé l’occasion de reparler de ma bonne Peggoty depuis ma désertion du comptoir Murdstone et Grinby. Naturellement, aussitôt que je fus reçu à Douvres chez ma tante et assuré de sa protection, je lui écrivis tous les incidents de mes aventures.

Après mon installation chez M. Wickfield, je lui fis part, dans une lettre, de cette nouvelle phase de mon heureuse destinée : j’aurais cru faire un emploi coupable de l’argent que M. Dick avait absolument voulu me donner, si je n’avais, avant d’en dépenser un seul shelling, envoyé par la poste une demi-guinée à Peggoty pour rembourser celle que je lui avais empruntée ; ce ne fut qu’alors que je lui racontai la friponnerie dont j’avais été victime.

À toutes ces épîtres, ma chère Peggoty répondait toujours avec l’exactitude, sinon avec la concision d’un commis de banque : ses expressions n’étaient peut-être pas, en effet, d’une clarté remarquable ; elle s’épuisait en phrases commencées et qui restaient inachevées ; de gros pâtés d’encre et les traces évidentes des larmes de ma correspondante, auraient pu paraître à d’autres que moi une complication hiéroglyphique ; mais je devinais par le cœur tout ce que mon intelligence renonçait à déchiffrer.

Je compris, à travers toutes ses répétitions et ses réticences, que Peggoty conservait encore des préventions contre ma tante. On ne passe pas sans transition d’un extrême à l’autre. « On ne connaît jamais quelqu’un à fond, » m’écrivait-elle. Cependant elle me priait de faire ses compliments à Miss Betsey, mais timidement, comme à quelqu’un qui lui faisait peur ; elle craignait enfin que je fisse une nouvelle escapade tôt ou tard. J’interprétai ainsi, du moins, son affectation de répéter que si je prenais jamais la diligence pour Yarmouth, elle était prête à acquitter le prix de ma place.

J’appris aussi par Peggoty une nouvelle qui m’attrista vivement : on avait vendu aux enchères le mobilier de notre vieille maison. M, et Miss Murdstone l’avaient quittée ; la maison elle-même était en vente. Dieu sait si j’en aurais volontiers franchi le seuil tant qu’ils y seraient restés ; mais il m’était pénible de me figurer le toit de ma famille tout-à-fait abandonné, les ronces croissant dans les plates-bandes du jardin, et les sentiers disparaissant sous les feuilles amoncelées. Maintes fois je crus entendre le vent d’hiver mugir contre les murailles et la pluie en battre les fenêtres ; maintes fois la lune évoqua pour moi des fantômes qui s’insinuaient dans les chambres solitaires : la maison semblait comme morte, le vrai pendant du tombeau où reposaient mon père et ma mère sous l’if du cimetière.

Les lettres de Peggoty me tenaient au courant de son propre ménage où ma chambre m’attendait toujours. M. Barkis, disait-elle, était un excellent mari, quoique toujours un peu serré ; mais n’avons-nous pas tous nos défauts ? n’avait-elle pas les siens ? (Quels étaient-ils ? je n’en sais rien.) Dans chaque post-scriptum, M. Barkis m’envoyait ses compliments particuliers, ainsi que M. Peggoty, Cham, Mrs Gummidge et la petite Émilie.

Je communiquais ces diverses nouvelles à ma tante, en glissant sur le nom de la petite Émilie, parce qu’instinctivement je sentais qu’elle ne partagerait pas tous mes sentiments pour la pupille de M. Daniel.

Miss Betsey Trotwood ne me perdit pas de vue dans mes études ; elle faisait de fréquentes excursions à Cantorbéry, n’annonçant pas toujours sa visite, afin de me surprendre peut-être et de s’assurer par elle-même du bon emploi de mon temps. Ces surprises ayant tourné à mon avantage pendant la première année, elles devinrent plus rares quand cette chère tante vit que chacun faisait mon éloge et que j’étais réellement un bon écolier. Je voyais enfin régulièrement tous les quinze jours M. Dick, qui arrivait par la diligence le mercredi à midi et ne repartait que le jeudi matin. Il voyageait avec un grand portefeuille en cuir contenant une copie du fameux Mémoire, parce que, selon lui, il était enfin temps de le terminer.

M. Dick aimait beaucoup le pain d’épice. Pour rendre ses visites plus agréables, ma tante lui avait ouvert un crédit dans une boutique dont la marchande était prévenue qu’il ne devait jamais aller au-delà d’un shelling par jour. Une précaution semblable bornait le compte de sa dépense à l’auberge où il passait la nuit, et j’en conclus que M. Dick avait le droit d’avoir son gousset bien garni, mais non de dépenser cet argent qu’il était si fier de faire résonner. Ma tante réglait son budget en comptable sévère, et comme il n’avait aucune idée de la tromper, ses finances étaient réellement inépuisables. Sur ce chapitre, comme sur toutes les matières en général, M. Dick était convaincu que ma tante était la plus sage et la plus étonnante des femmes. Je ne sus donc que penser, lorsqu’un mercredi soir, il me dit à part, avec un air de mystère confidentiel :

« — Mon cher Trotwood, que peut être l’homme qui se cache près de notre maison et fait peur à votre tante ?

» — Qui fait peur à ma tante ?

» — Oui ; je croyais que rien ne pouvait lui faire peur ; car, vous le savez, elle est la plus sage et la plus étonnante des femmes. La première fois que cet homme vint, » poursuivit M. Dick observant l’effet qu’il produisait sur moi, « — ce fut… attendez… ce fut… — Quelle est la date de l’exécution de Charles Ier ? L’année 1649, n’est-ce pas ?

» — Oui, 1649.

» — Je ne sais comment cela peut être, » dit M. Dick avec un air d’embarras et de doute, « car je ne crois pas être si vieux.

» — Est-ce en 1649 que cet homme apparut pour la première fois ?

» — Je vous avoue, mon cher Trotwood, que je ne comprends pas comment ce serait cette année-là : c’est bien cependant la date de l’histoire.

» — Oui.

» — Et je suppose que l’histoire ne ment jamais, » dit M. Dick avec un air d’espoir.

» — Oh ! non, jamais ! » répliquai-je très positivement… J’étais jeune et ingénu, je le croyais de bonne foi.

« — Eh bien ! alors, » dit M. Dick en secouant la tête, « je ne sais plus comment expliquer cela. Il y a quelque chose qui cloche ; car ce fut peu de temps après que, par je ne sais quelle méprise, on eut fait passer une partie des inquiétudes de la tête de Charles Ier dans la mienne, que cet homme vint pour la première fois. Je faisais une promenade avec Miss Trotwood, après le thé, à la brune… nous l’aperçûmes près de la maison.

» — Et que faisait-il là ? » demandai-je.

« — Ce qu’il faisait… voyons un peu. Ma foi ! je ne sais trop ; mais il tourna autour de nous jusqu’à ce que, se penchant vers l’oreille de Miss Trotwood, il lui dît quelques paroles que je ne pus entendre. Tout-à-coup Miss Trotwood s’évanouit et l’homme disparut. Où s’est-il tenu caché depuis ? sous terre ou n’importe en quel endroit : n’est-ce pas extraordinaire ?

» — S’est-il tenu caché depuis ce temps-là ?

» — Certainement, » répliqua M. Dick d’un air grave ; « il n’a plus reparu que hier soir ! Nous faisions encore notre promenade : il survint tout-à-coup derrière votre tante, et je le reconnus. C’était lui.

» — Et ma tante a-t-elle encore eu peur ?

» — Peur ? elle en a eu le frisson, » dit M. Dick frissonnant lui-même ; « elle s’est appuyée contre la palissade du jardin pour se soutenir, et elle a poussé un cri… puis, je dois vous avouer ceci tout bas, Trotwood, elle a fouillé dans sa poche et a donné sa bourse à cet homme. Comprenez-vous cela ?

» — C’est peut-être un mendiant.

» — Non, non, ce n’était pas un mendiant ; car, lorsqu’il a disparu… sous terre encore, sans doute… elle est rentrée toute tremblante à la maison ; et ce matin, quand je suis parti, je l’ai laissée dans une agitation qui ne lui est pas habituelle. »

Dès les premiers mots de cette histoire, je n’eus pas le moindre doute, que l’apparition de l’inconnu ne fût une pure hallucination de M. Dick, une de celles qui étaient passées de la tête de l’infortuné Charles Ier dans la sienne ; mais, en y réfléchissant bien, je soupçonnai qu’il pouvait bien avoir échappé lui-même, sans le savoir, à quelque complot contre sa liberté, et que ma tante avait payé probablement le droit de le garder auprès d’elle. Cette supposition se fondait sur ce que je savais de l’attachement de ma tante pour lui. Comme je lui étais moi-même sincèrement attaché, je fus heureux, le mercredi de la quinzaine suivante, lorsque je le vis arriver, souriant comme toujours et n’ayant plus rien à me dire de l’homme qui faisait peur à ma tante.

Ces mercredis étaient de vrais congés pour M. Dick lui-même, et, grâce à lui, j’en jouissais doublement. Il fut bientôt connu de tous les élèves de M. Strong, et quoique le plaisir de lancer le cerf-volant fût le seul jeu auquel il prît une part active, il s’intéressait de cœur à tous ceux du pensionnat. Combien de fois je l’ai vu attentif au coup décisif d’une partie de billes ! Combien de fois, monté sur une petite éminence, comme un juge du camp, il oublia la tête du roi-martyr et ses soucis pour suivre les péripéties d’une partie de barres, saluant les vainqueurs avec enthousiasme ! Quelles douces émotions lui causait une partie de boules ! Et comme il bravait la froidure en hiver pour nous voir, spectateur ravi, patiner sur la glace !

M. Dick était le favori de tout le pensionnat, et il s’y faisait admirer par son adresse dans une foule de petites choses. Quel artiste pour tailler une peau d’orange en je ne sais combien de figures ! Quel constructeur de petits bateaux ! Quel talent il avait pour transformer une carte en char romain et des bobines en roues ! Ses cages en fil de fer ou avec des barreaux de bois étaient admirables. Il n’avait pas son égal, enfin, pour confectionner des corbeilles et divers articles de bimbeloterie.

Mais la renommée de M. Dick ne resta pas confinée dans l’enceinte du pensionnat ; il devint un ami d’Agnès et même d’Uriah. Au bout de quelques mercredis, le Dr Strong me questionna à son sujet, et ce que je lui racontai de son histoire l’intéressa tellement qu’il voulut faire sa connaissance. Je le lui présentai, et le Docteur le présenta à sa charmante femme, toujours charmante et jolie (quoique toujours plus pâle et moins gaie qu’autrefois). S’il arrivait au pensionnat avant que la classe fût finie, M. Dick m’attendait chez le Dr Strong, ou, parfois encore, il venait sans bruit, avec l’agrément des maîtres, prendre place parmi nous, exprimant par son silence une profonde vénération pour la science.

Cette vénération s’étendait jusqu’à la personne du Dr Strong, que M. Dick regardait comme le plus grand philosophe des siècles passés et du siècle présent. Il se passa longtemps avant qu’il pût consentir à lui parler la tête couverte ; et quand il fut admis à l’honneur de son intimité, il lui ôtait son chapeau de temps en temps encore pour lui témoigner son admiration. Il est vrai que le docteur lui lisait des fragments du fameux Dictionnaire… comme il se les serait lus à lui-même, — le Docteur souriant à son auditeur, et celui-ci, à la fois fier, modeste, sérieux et charmé devant l’oracle.

Quant à moi, je sentais mon affection pour M. Dick croître avec les années. Il est vrai que, quoique ma tante l’eût nommé mon tuteur conjointement avec elle, peu à peu les rôles furent intervertis ; il me consultait volontiers et suivait mes avis, persuadé qu’un neveu de ma merveilleuse tante ne pouvait pas être un esprit ordinaire.

Un jeudi matin, au moment où je venais d’accompagner M. Dick jusqu’au bureau de la diligence, je rencontrai Uriah dans la rue. Il me rappela que je lui avais promis d’aller prendre le thé avec lui et sa mère. « Mais, » ajouta-t-il, « Monsieur Copperfield, je n’espère pas que vous teniez parole… nous sommes dans une condition si humble. »

Je ne savais pas réellement encore si j’aimais ou si je détestais Uriah ; mais il m’était pénible de passer pour être fier, et je m’engageai pour cette soirée même, pourvu que M. Wickfield y consentît, ce dont je ne doutais guère.

Aussi, à six heures, voyant Uriah quitter l’étude un peu plus tôt que de coutume, je lui annonçai que j’étais prêt à l’accompagner chez lui.

« — Ma mère sera bien flattée de cet honneur, » me dit-il pendant que nous nous dirigions ensemble vers sa maison.

« — Avez-vous beaucoup étudié vos livres de droit dans ces derniers temps ? » lui demandai-je pour détourner les compliments dont son humilité allait m’accabler.

« — Ah ! Monsieur Copperfield, » reprit-il : « c’est un auteur bien dur que M. Tidd, bien dur pour moi qui ne sais pas le latin.

» — Le latin, » lui dis-je avec entraînement, « voulez-vous l’apprendre ? Je vous l’enseignerai avec plaisir en l’apprenant moi-même.

» — Oh ! merci, M. Copperfield, » répondit Uriah en secouant la tête, « merci ; je n’oserais profiter de votre offre obligeante. Il n’appartient pas à un homme de mon humble situation de savoir le latin. Non, non ! il faut que les gens comme moi n’aient pas tant d’ambition. Je ne veux pas blesser mes supérieurs par trop de science. Si je parviens jamais, ce doit être humblement… Merci ; voici mon humble maison, Monsieur Copperfield. »

Nous franchîmes la porte et je fus introduit dans une pièce basse, moitié cuisine, moitié salon, dont les fenêtres donnaient sur la rue. J’y trouvai Mrs Heep, vrai portrait de son fils, aussi humble que lui, s’épuisant en excuses et me demandant même pardon d’embrasser devant moi son cher Uriah, en faisant la remarque que les pauvres gens avaient aussi des sentiments naturels comme les autres. Mrs Heep portait encore ses habits de veuve, par humilité peut-être, malgré le laps de temps écoulé depuis la mort de son mari.

La théière et les tasses étaient déjà sur la table.

« — Mon Uriah, » dit Mrs Heep en faisant le thé, « ce sera un jour mémorable pour nous que celui où M. Copperfield daigne nous honorer d’une visite.

» — Je lui ai dit que ce serait là votre pensée, ma mère, » répondit Uriah, et les compliments recommencèrent. J’en fus un peu embarrassé, sans doute ; mais je n’étais pas insensible non plus au plaisir de me voir traité en hôte si honoré, et Mrs Heep ne me parut pas une femme trop désagréable. La mère et le fils redoublèrent de prévenances et m’offrirent respectueusement les meilleurs gâteaux qui étaient sur la table, puis ils me firent parler, par d’adroites questions, tantôt sur ma tante, tantôt sur mon beau-père, quoique je fusse assez réservé relativement à M. Murdstone ; tantôt sur M. Wickfield, tantôt sur Agnès. Ah ! que mes hôtes avaient beau jeu contre ma juvénile franchise ! Je finis cependant par m’apercevoir, aux regards mêmes qu’Uriah échangeait avec sa mère, que j’en avais trop dit, et je désirais terminer ma visite, lorsqu’en tournant la tête du côté de la rue, je vis passer et repasser deux ou trois fois une figure qui m’avait aperçu et cherchait à vérifier mon identité. Il faisait chaud ; non-seulement la fenêtre était ouverte, mais la porte aussi, et le survenant s’arrêta enfin en s’écriant : « Copperfield ! est-il possible ? »

C’était M. Micawber ! oui c’était M. Micawber, avec son lorgnon, sa canne, son col de chemise aux angles saillants, son air de gentilhomme affable, son accent à la fois solennel et amical, M. Micawber tout entier.

Je n’étais pas trop charmé de voir M. Micawber en pareil lieu ; mais enfin je n’étais pas trop fâché non plus de le retrouver, et je lui tendis cordialement la main en lui demandant des nouvelles de Mrs Micawber et de toute sa famille.

« — Pardon, » dit-il avec son emphase gracieuse, « mais avant de sacrifier sur l’autel de l’amitié… ne suis-je pas indiscret ? Je regarderai comme un honneur d’être présenté aux personnes chez qui je découvre mon jeune ami. »

Pouvais-je faire moins que d’introduire M. Micawber ? Mistress Heep et Uriah se déclarèrent humblement heureux de le recevoir et de lui offrir une tasse de thé. Mais ma gêne augmenta bientôt quand M. Micawber me demanda si j’étais toujours dans le commerce des vins ?

« — Non, » m’empressai-je de lui répondre, « je suis un élève du Dr Strong. » Là-dessus grands compliments de M. Micawber qui me félicita de pouvoir cultiver une intelligence déjà aussi ornée que la mienne.

« — Nous irons voir Mrs Micawber ? » dis-je pour éloigner M. Micawber.

« — Oui, » répondit-il, « mon jeune ami, si vous voulez lui faire cette faveur. Ah ! » ajouta-t-il, « je ne crains pas d’avouer ici que j’ai eu à traverser dans la vie des difficultés effrayantes, quelquefois même elles ont été plus fortes que moi ; mais j’ai toujours eu la bonne consolation de ma confiance dans Mrs Micawber, sans oublier celle que j’ai jadis trouvée en vous, mon jeune ami. »

M. Micawber conclut ce double hommage à l’affection conjugale et à l’amitié, en disant : « Bonsoir, M. Heep, votre serviteur, Mrs Heep ! Puis, faisant un de ses saluts les plus fashionables, il sortit avec moi en foulant bruyamment le trottoir et fredonnant un air.

La famille Micawber était logée dans une auberge de médiocre apparence, et Mrs Micawber fut à la fois surprise et charmée de me revoir : « Mon amie, » lui dit M. Micawber, « je vous demande la permission de descendre pour lire le journal et je vous laisse avec « l’élève du Dr Strong ! » M. Micawber pensait qu’il était de bon air de me donner cette nouvelle qualification.

Resté seul avec Mrs Micawber, j’appris d’elle comment ils avaient été déçus dans l’espérance qui les avait autrefois conduits de Londres à Plymouth. La place dans la douane qui leur avait été promise fut donnée à un autre : M. Micawber avait alors voulu entrer dans le commerce du charbon : déception nouvelle. Un capital leur était nécessaire. M. Micawber, qui rentra à ce moment, déplora avec sa chère moitié l’absence de tout capital qui les réduisait aux plus dures extrémités. « Hélas ! mon cher Copperfield, » ajouta-t-il, « le croiriez-vous ? J’attends ici depuis trois jours, de Londres, une légère somme pour acquitter les frais de notre séjour dans cet hôtel… Heureusement, il y a une dernière ressource, quand il n’y en a plus d’autres : un homme ne doit pas se dire sans ami quand il possède encore une paire de rasoirs. » En entendant cette horrible allusion au suicide, Mrs Micawber jeta ses bras autour du cou de son mari et le conjura de se calmer. Il pleura d’attendrissement, mais recouvra à ce point sa tranquillité d’esprit qu’il sonna le garçon de l’hôtel et commanda pour le déjeuner du lendemain un plat de crevettes avec un pouding aux rognons.

Lorsque je pris congé d’eux ils mirent une telle insistance pour m’engager à dîner avec eux avant leur départ, que je ne pus refuser, et j’acceptai pour le samedi, M. Micawber espérant recevoir ce jour-là ses fonds de Londres.

Le lendemain soir, étant à ma fenêtre, je vis passer avec un mélange de surprise et de contrariété, M. Micawber et Uriah Heep qui s’en allaient bras dessus, bras dessous, Uriah humblement sensible à l’honneur qui lui était fait, M. Micawber enchanté de protéger Uriah : mais le samedi je fus bien plus surpris en apprenant à table, de M. Micawber lui-même, qu’il avait passé la soirée chez Uriah Heep et y avait dégusté une excellente eau-de-vie.

« — Je vous dirai, » ajouta M. Micawber, « que votre ami Uriah Heep est un jeune homme qui pourrait être procureur-général ; oui, mon cher Copperfield, si j’avais connu ce jeune homme à l’époque de la crise de mes affaires, je crois que mes créanciers auraient été mieux traités qu’ils ne le furent. »

Je n’osai ni demander l’explication de ce moyen de contenter des créanciers, ni dire à M. Micawber que j’espérais qu’il n’avait pas été trop communicatif, ni m’informer s’ils avaient beaucoup parlé de moi. J’eus peur de blesser les sentiments de M. Micawber ou, à tout événement, ceux de Mrs Micawber, qui était très susceptible ; mais j’éprouvais une véritable inquiétude et j’y songeai souvent par la suite.

Nous eûmes un joli petit dîner, composé d’un élégant plat de poisson, d’un rôti de veau, de saucisses à la poële, d’un perdreau et d’un pouding, le tout arrosé de bière et de vin, puis après le dîner, d’un bol de punch chaud que Mrs Micawber prépara de ses propres mains.

M. Micawber fut charmant à table : je ne l’avais jamais vu de si bonne compagnie. À la fois gai et sentimental, il se déclara enchanté de son séjour à Cantorbéry et but à la prospérité de cette ville où il avait passé quelques heures si agréables : il but aussi à ma santé et rappela nos bonnes relations d’autrefois ; à mon tour je proposai un toast à Mrs Micawber, et là-dessus M. Micawber prononça lui-même l’éloge du caractère de sa femme, disant qu’elle avait toujours été son guide, son oracle et son amie : « Copperfield ! » s’écria-t-il, « quand vous serez arrivé à l’âge de vous marier, je vous recommande d’épouser une femme comme elle si on peut en trouver une seconde ! »

Nous animant de plus en plus à mesure que le bol de punch s’épuisait, nous chantâmes la chanson écossaise du bon vieux temps, Auld lang syne, et elle nous attendrit aux larmes sans que nous fussions bien certains de la comprendre.

En un mot, la soirée fut joviale et complète ; aussi, ayant pris congé cordialement de M. Micawber et de son aimable femme, j’étais peu préparé à recevoir le lendemain matin, à sept heures, la lettre suivante, datée de la veille à neuf heures et demie, quinze minutes après que je les avais quittés :

mon cher jeune ami,

« Le dé en est jeté, plus d’espoir ; dissimulant les ravages de l’inquiétude sous le masque de la gaîté, je ne vous ai pas révélé, ce soir, que les fonds attendus de Londres ne sont pas arrivés et n’arriveront pas ! Dans cette situation, humiliante à endurer, humiliante à contempler, humiliante à raconter, j’ai soldé mes frais d’auberge par une lettre de change à quatorze jours de date, payable à mon domicile de Pentonville, Londres. — Quand on la présentera à l’échéance, je ne lui ferai pas honneur ; ma ruine sera le résultat : la foudre menace l’arbre et l’arbre doit tomber.

» Que l’infortuné qui vous écrit, mon cher Copperfield, soit pour vous un phare dans la vie ; il vous écrit avec cette intention et cette espérance ; s’il pouvait se croire ainsi utile à son jeune ami, un rayon de lumière pourrait encore pénétrer dans le sombre cachot où se terminera son existence, — quoique à présent, pour ne rien dire de trop, sa longévité soit extrêmement problématique.

» Voici la dernière communication que vous recevrez jamais, mon cher Copperfield.

» De
» Ce
xxx» Pauvre
xxxxxxxxxx» Proscrit.
decepauvre» Wilkins Micawber. »

Je fus si affecté par cette lettre déchirante, que je courus immédiatement au petit hôtel pour y porter quelques paroles de consolation à Mrs Micawber avant de me rendre chez le Dr Strong ; mais, en chemin, je rencontrai la diligence de Londres avec M. et Mrs Micawber sur l’impériale, M. Micawber, la personnification de la félicité tranquille, souriant à la conversation de Mrs Micawber et mangeant des noix. Le goulot d’une bouteille sortait de sa poche sur la poitrine. Comme ils ne m’aperçurent pas, je pensai, toute réflexion faite, que je ferais mieux de ne pas les voir. Je pris donc la direction du pensionnat avec un poids de moins sur le cœur, n’étant pas fâché non plus que ces bons amis fussent partis… Je les aimais toujours cependant.


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