David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 16

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 333-344).

CHAPITRE XVI.

Une perte.


J’arrivai à Yarmouth dans la soirée et descendis à l’auberge. Je savais que la seconde chambre de ma chère Peggoty, — ma chambre, — ne serait bientôt plus vide, si déjà même la maison n’avait pas reçu la visite de cet Hôte auquel tous les vivants doivent faire place. Je descendis donc à l’auberge et j’y dînai à la hâte en y retenant un lit.

Il était dix heures quand je me dirigeai vers la demeure de M. Barkis ; la plupart des boutiques étaient closes, et la ville avait un air de tristesse. En passant devant Omer et Joram, j’aperçus, à travers la porte entrebâillée, le digne tailleur-passementier qui fumait sa pipe. J’entrai et lui demandai de ses nouvelles.

« — Et vous-même, M. Copperfield ? prenez donc un siège… ; j’espère que la fumée ne vous incommode pas.

» — Nullement, » répondis-je, « je l’aime… dans la pipe d’un autre.

» — C’est-à-dire pas dans la vôtre, eh ! » dit M. Omer en riant, « tant mieux, Monsieur, c’est une mauvaise habitude pour un jeune homme ; je ne fume moi-même que pour mon asthme ; asseyez-vous donc. »

M. Omer m’ayant avancé une chaise, reprit sa place, essoufflé et aspirant sa pipe comme si elle eût contenu cet air vital si nécessaire à ses organes respiratoires.

« — J’ai le chagrin d’avoir reçu de mauvaises nouvelles de M. Barkis, » lui dis-je.

M. Omer me regarda d’un air sérieux et se contenta de hocher la tête.

« — Savez-vous comment il est ce soir ? » lui demandai-je.

» — Je vous eusse adressé la même question, » répondit-il, « si la délicatesse me l’eût permis ; c’est un des mauvais côtés de la principale branche de notre commerce ; quand quelqu’un est malade, nous ne pouvons nous informer de son état. »

C’était une délicatesse qui ne m’était pas venue à l’esprit, quoique je ne fusse pas entré dans la boutique sans quelque crainte d’y entendre l’ancien air de tic-toc.

« — Maintes fois, » continua-t-il, « nous sommes privés de nous montrer aussi polis que nous voudrions l’être. Ainsi, voilà quarante ans que je connais Barkis ; mais je ne saurais aller moi-même jusque chez lui pour savoir comment il va ; aussi sommes-nous forcés, pour savoir de ses nouvelles, de nous adresser à Émilie ; et justement, sachant qu’elle était ce soir chez sa tante, Joram et Minette sont allés, sous quelque prétexte, l’y trouver, et si vous voulez attendre, ils ne peuvent tarder à revenir. »

Je profitai de la permission d’attendre pour parler d’Émilie elle-même.

« — Eh bien ! tenez, Monsieur, » me dit M. Omer entre deux bouffées de sa pipe, « à vous parler franchement, je ne serais pas fâché que son mariage soit accompli.

» — Pourquoi, Monsieur Omer ?

» — Parce qu’elle est dans une espèce de transition et d’incertitude qui semble troubler son charmant caractère. Elle est tout aussi jolie… plus jolie même ; elle travaille tout aussi bien qu’auparavant ; elle valait six ouvrières et elle en vaut toujours six ; mais elle n’a pas, comme auparavant, le cœur à l’ouvrage ; vous me comprenez ?

» — Je vous comprends, » répondis-je.

Mon intelligence parut plaire à M. Omer, qui ajouta :

» — Vous savez comme cette ravissante petite fée est affectueuse : on voit que l’idée de quitter la demeure de son oncle, son oncle surtout, la tourmente ; c’est pour elle un pas pénible à franchir, et je le leur ai déclaré à tous. Je consens volontiers à lui faire grâce des derniers mois de son apprentissage, pour la voir établie dans le petit ménage à part qu’ils ont déjà préparé pour elle. Sans cette maladie de M. Barkis, je crois que tout serait terminé ; car M. Daniel Peggoty, tout en redoutant comme Émilie cette séparation, était convenu avec moi qu’il y avait urgence de ne pas prolonger cette incertitude qui finirait par être funeste à la santé de sa nièce chérie… mais je reconnais le pas de Joram et de Minette, nous allons savoir où en est le pauvre Barkis.

» — Le pauvre Barkis, » dirent le gendre et la fille de M. Omer, « était aussi bas que possible. Il ne reconnaissait plus personne, et M. Chillip venait d’avouer mélancoliquement dans la cuisine, en faisant sa dernière visite, que ni tout le « Collège des médecins » de Londres, ni le « Collège des chirurgiens, » ni « l’École des apothicaires, » les appellerait-on tous ensemble, ne pourraient rien pour lui. Toute la science des uns y échouerait, toutes les drogues des autres, selon M. Chillip, ne seraient que poison pour lui. »

Apprenant que M. Daniel Peggoty était auprès du mourant, je résolus de m’y rendre de ce pas et je souhaitai le bonsoir à M. Omer, à M. et Mrs Joram. J’éprouvai en chemin un sentiment solennel qui transformait pour moi M. Barkis en un homme tout-à-fait différent.

Ce fut M. Daniel Peggoty qui m’ouvrit la porte. Il ne parut pas aussi surpris que je m’y attendais. Je fis la même réflexion pour ma chère bonne lorsqu’elle descendit à la cuisine ; j’ai plus d’une fois remarqué, depuis lors, qu’à l’approche de cette surprise redoutée qu’on appelle la mort, toutes les autres surprises s’amoindrissent et s’effacent.

Je trouvai la petite Émilie assise au coin de la cheminée, couvrant son visage de ses mains. Cham était debout à côté d’elle.

Nous parlions tous à demi-voix, écoutant par intervalles si quelque son parvenait jusqu’à nous de la chambre au-dessus. Je n’y avais pas fait attention lors de ma dernière visite, mais il y avait quelque chose d’étrange à ne pas voir Barkis avec les personnes qui étaient chez lui.

« — C’est bien aimable à vous d’être venu, M. Davy, » me dit M. Daniel Peggoty.

« — On ne peut plus aimable, » dit Cham.

« — Émilie, ma chère ! » s’écria M. Daniel Peggoty, « regardez donc ! voici M. Davy qui est venu nous voir ; un peu de courage ma chère petite ; quoi ! pas un mot à M. Davy ! »

Émilie eut comme un frisson. Je sens encore en ce moment l’impression glacée de sa main quand je la touchai avec la mienne. Le seul signe de vie qu’elle donna fut de la retirer ; puis, se levant de sa chaise, elle rampa, en quelque sorte, jusqu’à son oncle, et, presque agenouillée, se pressa toujours tremblante contre lui.

« — C’est un cœur si aimant, » dit M. Daniel Peggoty en caressant de sa large main les boucles de ses beaux cheveux, « qu’elle ne peut supporter un si grand chagrin. C’est naturel à la jeunesse, M. Davy, lorsqu’elle n’est pas faite à ces épreuves ; ma petite mouette est si timide… C’est naturel. »

Elle l’embrassa plus tendrement encore, mais sans lever la tête ni prononcer un mot.

« — Il se fait tard, ma chérie, » dit M. Daniel, « et voilà Cham qui est venu pour vous ramener à la maison. Encore un cœur aimant, celui-là !… allez avec lui, ma petite Émilie… Que dites-vous donc, ma chère ? »

Le son de la voix d’Émilie n’avait pas atteint mon oreille ; mais M. Daniel se baissait pour l’écouter, et il lui répondit :

« — Que je vous laisse rester avec votre oncle, ma chère ? Mais est-ce bien ce que vous demandez, quand votre futur est venu lui-même vous chercher ? Voyons donc cela ! ce serait un vieux hérisson de mer comme moi, qui tiendrait compagnie à cette petite créature… Elle aime tant son oncle ! N’en soyez pas jaloux, Cham. La petite folle !

» — Émilie a bien raison, M. Davy, » dit Cham, « il faut céder, oncle : puisqu’elle le veut et qu’elle est si effrayée, il vaut mieux qu’elle passe la nuit avec vous ; mais je la passerai aussi.

» — Non, non, » dit M. Daniel, vous ne le devez pas… un homme marié, ou qui va l’être ! perdre une journée de travail… car vous ne pourriez passer la nuit et travailler demain, Cham ; non, retournez à la maison, vous ne craindrez pas, j’espère, que nous n’ayons pas soin d’Émilie ? »

Cham céda et prit son chapeau pour s’en aller. Mais d’abord il voulut embrasser Émilie. À voir comme il s’approcha d’elle, il était impossible de ne pas reconnaître que la nature avait créé Cham pour être gentleman ; Émilie cependant, tout en recevant le baiser de son futur, embrassait plus étroitement son oncle. Ce fut moi qui allai fermer la porte sur Cham, ce que je fis avec précaution, pour qu’aucun bruit ne troublât le silence et le recueillement qui régnaient. En rentrant dans la cuisine, j’entendis que M. Daniel Peggoty disait à Émilie :

« — Maintenant, je vais monter pour dire à votre tante que M. Davy est ici, et cela lui fera du bien à la pauvre femme. Asseyez-vous près du feu en m’attendant, ma chérie, et réchauffez-vous : vos mains sont glacées. N’ayez donc pas tant de peur… Quoi ! vous désirez monter avec moi ? Eh bien ! comme vous voudrez, venez… Je crois, M. Davy, » ajouta-t-il avec une sorte d’orgueil, « que si son oncle n’avait plus d’autre asile que le fossé de la grand’route, elle irait y demeurer avec lui… Mais il y aura bientôt quelqu’un autre que vous ne voudrez plus quitter, mon Émilie ! »

Un peu plus tard, lorsque je montai moi-même, en passant devant la porte de ma petite chambre, qui était sans lumière, je crus y voir Émilie étendue sur le parquet… mais était-ce réellement Émilie, n’était-ce pas l’ombre de quelque meuble ? Je ne saurais en être certain.

Resté seul devant le feu, j’eus le loisir de penser à la peur de la mort qui… agitait ainsi la jolie petite Émilie, et cette sensation, jointe à l’incertitude d’idées dont M. Omer m’avait parlé, me parut l’explication naturelle d’une agitation si extraordinaire. En comptant moi-même silencieusement les oscillations de la pendule avant que ma chère Peggoty descendît pour me voir, j’eus le loisir aussi de sympathiser avec ce qui m’avait semblé d’abord une faiblesse exagérée. Peggoty me pressa sur son cœur, me bénit et me remercia de la consolation que j’apportais à son affliction. Elle me pria ensuite de monter auprès de M. Barkis, disant avec des sanglots que le pauvre homme m’avait toujours aimé et admiré, qu’il parlait souvent de moi avant de tomber dans sa stupeur, et qu’elle croyait que s’il recouvrait sa connaissance, il se ranimerait à ma vue.

Hélas ! il n’était guère probable que rien pût le ranimer. Il était à moitié hors du lit, dans une attitude souffrante, la tête et une épaule penchées sur le coffre qui lui avait coûté tant d’inquiétudes et de soucis. J’appris que lorsqu’il s’était vu hors d’état de se lever péniblement pour l’ouvrir, ou même de vérifier s’il était en sûreté au moyen de l’espèce de baguette divinatoire dont je l’avais vu se servir, il avait exigé qu’on le plaçât sur une chaise à son chevet. Le temps et le monde lui échappaient ; mais le coffre était là… Les dernières syllabes qu’il avait prononcées résumaient l’explication qu’il donnait sans cesse : — « Vieilles hardes ! »

« — Barkis, mon ami, » dit Peggoty avec cet accent d’encouragement qu’on prend pour s’adresser aux malades, « voici mon cher enfant, mon cher Davy, qui nous réunit tous les deux, celui que vous chargiez de vos messages, vous en souvenez-vous ? Ne voulez-vous pas dire bonjour à M. Davy ? »

M. Barkis resta muet et insensible comme le coffre sur lequel il avait cherché à s’appuyer. Nous étions au pied du lit, M. Daniel et moi, et le bon marinier me dit à l’oreille en mettant sa main devant sa bouche :

« — Il s’en va avec la marée. »

J’avais les larmes aux yeux ainsi que M. Daniel, mais je répétai tout bas : « Avec la marée ?

» — Le long de la côte, » me répondit M. Daniel, « les malades ne meurent que lorsque la marée est à peu près épuisée, les enfants ne naissent que lorsque le flot est de retour ; il s’en va avec la marée ; le reflux aura lieu à trois heures et demie ; s’il survit jusqu’à ce que le flux retourne, il vivra jusqu’à la marée prochaine. »

Nous passâmes des heures entières à veiller près de ce lit de mort. Je ne prétends pas expliquer quelle mystérieuse influence j’exerçai sur les sens affaiblis du moribond ; mais lorsqu’enfin il commença à s’agiter et à murmurer quelques paroles, il rêvait certainement qu’il me conduisait au pensionnat.

« — Il revient à lui, » dit Peggoty.

M. Daniel me toucha le coude et me dit tout bas d’un air solennel :

« — La marée et lui partent ensemble.

» — Barkis, mon cher homme ! » dit Peggoty.

« — Clara Peggoty Barkis ! » répondit-il faiblement : « la meilleure femme de la terre !

» — Regardez, Barkis, voici M. Davy, » dit Peggoty, car il rouvrait les yeux.

J’étais sur le point de lui demander s’il me reconnaissait, lorsqu’il essaya de me prendre la main et me dit très distinctement avec un doux sourire :

« — Barkis veut bien ! »

Et comme le flot baissait, il partit avec la marée.

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