David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 11

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 239-265).

CHAPITRE XI.

Les bons anges et les mauvais anges.


J’étais sur ma porte, au moment de sortir, le lendemain de cette déplorable journée de mal de tête, de mal de cœur et de repentir, me rappelant confusément la date de notre dîner et le repoussant dans le plus sombre lointain, lorsque je vis un commissionnaire, une lettre à la main, qui montait mon escalier. Il ne se pressait guère ; mais, en m’apercevant sur le palier, il gravit deux à deux les marches qui le séparaient encore de moi, et survint tout haletant, comme s’il était épuisé à courir.

« — M. Trotwood Copperfield, Esq., » dit le messager touchant son chapeau avec sa petite canne.

J’hésitais à répondre à ces noms, tant j’étais troublé par la conviction que la lettre venait d’Agnès. Cependant j’avouai être T. Copperfield, Esq. Le messager me crut sur parole, et me dit qu’il devait attendre ma réponse. Je le laissai seul sur le palier et allai me renfermer dans ma chambre, avec une telle émotion nerveuse qu’il me fallut déposer un moment la lettre sur ma table avant de me résoudre à briser le cachet.

C’était un billet très amical, ne contenant aucune allusion à l’état où j’étais dans la loge du théâtre ; il était court d’ailleurs, et le voici : « Mon cher Trotwood, je ne sors pas aujourd’hui, et je vous attendrai si vous voulez venir me trouver, n’importe à quelle heure, chez M. Waterbrook, l’agent d’affaires de mon père, Ely-Place, Holborn. Toujours votre affectionnée,

» Agnès. »

Je fus si long-temps à écrire une réponse qui me satisfît, que le messager d’Agnès put en penser tout ce qu’il voulut à moins qu’il ne pensât que j’apprenais à écrire. Je recommençai au moins six fois ; c’était tantôt : « Comment puis-je, ma chère Agnès, avoir l’espoir d’effacer de votre souvenir l’impression de dégoût, etc… » ou : « Shakspeare a fait cette observation, ma chère Agnès, qu’il est bien étrange qu’un homme veuille introduire un ennemi dans sa gorge ; » mais cette citation d’Othello me rappela Markham, et je ne l’achevai pas. J’essayai aussi de rimer mes excuses… et je ne fus pas plus content de mes vers que de ma prose, jusqu’à ce que j’eusse trouvé cette simple phrase : — « Ma chère Agnès, votre lettre est bien de vous, et que pourrais-je en dire pour la louer davantage ? Je serai auprès de vous à quatre heures. Avec tristesse et affection, votre dévoué.

» T. C. »

Ce billet était à peine hors de mes mains, que j’aurais voulu le déchirer et le remplacer par un autre ; mais le commissionnaire était enfin parti avec ma réponse.

J’avais quitté l’étude de mes patrons à trois heures et demie. J’aurais pu devancer le rendez-vous de quinze minutes, et cependant le cadran de l’horloge de Saint-André me montra que j’étais en retard quand j’agitai le marteau de la maison de M. Waterbrook… À mesure que j’approchais de cette maison, le cœur me manquait ; je ne frappai qu’avec le courage du désespoir.

Les bureaux de M. Waterbrook étaient au rez-de-chaussée, son salon et ses pièces d’apparat au premier étage. Je fus introduit dans un joli boudoir, où était assise Agnès, tricotant une bourse de soie.

Son air calme et si doux me rappela si bien mes innocentes journées de Cantorbéry, que j’en ressentis plus vivement le remords de ma grossière et stupide démence. Je ne puis nier que je versai des larmes ; je ne sais pas encore si ce n’était pas ce que je devais faire de plus sage ou de plus ridicule.

« — Tout autre que vous m’aurait vu, Agnès, » dis-je en détournant la tête, « je me consolerais peut-être ; mais vous ! Ah ! il vaudrait mieux être mort !… »

Elle posa un moment sur mon bras sa main… sa main, dont le toucher n’était comme le toucher d’aucune autre main… J’éprouvai à tel point l’influence bienfaisante, que je ne pus m’empêcher de porter cette main à mes lèvres et de la baiser avec reconnaissance.

« — Asseyez-vous, » dit Agnès avec sa grâce si simple ; « ne soyez pas malheureux, Trotwood. Si vous ne pouvez avoir confiance en moi, qui prendrez-vous pour confidente ?

» — Oh ! Agnès, » répondis-je, « vous êtes mon bon ange. »

Elle sourit… et hocha la tête avec tristesse, il me sembla.

« — Oui, Agnès, » répétai-je, « mon bon ange, toujours mon bon ange.

» — Si je l’étais, en effet, » dit-elle, « si je l’étais… j’aurais à cœur de vous prévenir… »

Je la regardai d’un air curieux, mais déjà avec un pressentiment de ce qu’elle voulait dire.

« — Oui, » continua-t-elle d’un air sérieux, « j’aurais à cœur de vous prévenir contre votre mauvais ange.

» — Ma chère Agnès, » lui dis-je, « si c’est de Steerforth que vous voulez parler…

» — C’est de lui, Trotwood, » répliqua-t-elle.

« — En ce cas, Agnès, vous lui faites injure. Lui, mon mauvais ange, ou le mauvais ange de n’importe qui ? Steerforth, mon ami, mon défenseur, mon guide ? Ma chère Agnès, n’êtes-vous pas injuste, est-ce digne de vous de le juger d’après l’état où j’étais l’autre soir ?

» — Je ne le juge pas d’après ce que je vis ce soir-là, » dit-elle avec calme.

» — Et sur quoi le jugez-vous donc ?

» — Sur plusieurs choses, très légères en elles-mêmes, mais qui ne me paraissent pas telles quand je les rapproche. Je le juge, Trotwood, en partie d’après ce que vous m’en avez raconté vous-même, et en partie d’après votre caractère et l’influence qu’il exerce sur vous. »

Il y eut toujours, dans l’accent modeste de sa voix, quelque chose qui semblait faire vibrer en moi une fibre particulière… une fibre qui ne répondait qu’à ce son. Cet accent était toujours grave ; mais, toutes les fois qu’il était très grave, comme en ce moment, il avait une puissance qui me subjuguait complètement. J’étais assis auprès d’elle, la contemplant, les yeux baissés sur son ouvrage, l’écoutant, et Steerforth, en dépit de toute mon affection pour lui, m’apparaissait sous un jour plus sombre.

« — C’est bien hardi à moi, » dit Agnès relevant les yeux, « connaissant si peu le monde et ayant vécu dans une retraite si étroite, c’est bien hardi à moi de vous donner cette opinion avec tant d’assurance ; mais je sais ce qui m’inspire, Trotwood ; c’est le souvenir de notre enfance, c’est l’intérêt que je porte à tout ce qui vous concerne. Je suis certaine de la vérité de mon assertion ; j’obéis à un sentiment irrésistible, à une conviction intérieure, quand je vous préviens que vous avez rencontré un dangereux ami. »

Je la contemplai encore, je l’écoutai encore après qu’elle eut parlé, et l’image de Steerforth, sans sortir de mon cœur, s’y revêtit de noires couleurs.

« — Je ne suis pas assez déraisonnable, » reprit Agnès après l’intervalle de son silence, « pour attendre que vous changerez tout-à-coup vos sentiments et vos propres convictions. Vous ne devez même pas le faire légèrement. Tout ce que je demande à votre nature confiante, si jamais vous pensez à moi… je veux dire, « ajouta-t-elle en souriant et voyant bien que j’allais l’interrompre, « je veux dire toutes les fois que vous penserez à moi, pensez à ce que je viens de vous déclarer… Me pardonnez-vous, voyons !

» — Je vous pardonnerai, Agnès, » répondis-je, « quand vous rendrez enfin justice à Steerforth et l’aimerez autant que moi.

» — Pas plus tôt ? » demanda Agnès.

Et je vis comme un nuage passer sur son front si pur, quand je lui parlai ainsi ; mais elle me sourit, je souris moi-même, et notre intimité fut rétablie.

« — Et vous, Agnès, » lui demandai-je à mon tour, « quand me pardonnerez-vous l’autre soirée ?

» — Quand je vous la rappellerai, » répondit-elle.

Agnès aurait voulu écarter ainsi ce sujet ; mais je désirais en décharger mon cœur, et j’insistai pour lui raconter comment j’avais été entraîné à cette débauche et à ses conséquences finales. Ce fut, en effet, un grand soulagement pour moi de le faire, et d’appuyer sur mes obligations à Steerforth, qui avait pris soin de moi dès que je n’avais plus été capable de me conduire moi-même.

« — Vous ne devez pas oublier, » dit Agnès, changeant la conversation avec son calme habituel, « que vous êtes tenu de me confier non-seulement tous vos chagrins, mais encore vos plaisirs, et surtout vos amours… Qui a succédé à Miss Larkins, Trotwood ?

» — Personne, Agnès.

» — Quelqu’un ? » répliqua-t-elle en riant et en levant un doigt.

« — Non, Agnès, sur mon honneur. Il est une jeune lady, certainement, chez Mrs  Steerforth, qui est fort spirituelle, et avec qui j’aime à causer… Miss Dartle… mais je ne l’adore pas. »

Agnès sourit encore de sa pénétration.

« — Si vous êtes exact à me faire vos confidences, » dit-elle, « je me propose de tenir un registre de vos sentiments passionnés, avec la date, la durée et le dénouement de chacun, semblable à la table chronologique des rois et des reines dans l’histoire d’Angleterre… Avez-vous vu Uriah ?

» — Uriah Heep ? Non. Est-il à Londres ?

» — Il vient là-bas, dans les bureaux de M. Waterbrook, tous les jours, » répondit Agnès. » Il était à Londres une semaine avant moi ; j’ai peur qu’il ne soit venu pour quelque affaire désagréable.

» — Pour quelque affaire qui vous rend inquiète, Agnès, je le vois, et qu’est-ce que ce peut-être ? »

Agnès laissa son ouvrage, et, croisant ses mains, me regarda d’un air pensif avec ses yeux si doux :

« — Je crois, » dit-elle, « qu’il va devenir l’associé de mon père.

» — Quoi ! » m’écriai-je indigné, « Uriah, cet être vil et rampant, s’élever jusqu’au rang d’associé de votre père ? n’avez-vous fait aucune remontrance ? Réfléchissez-y bien ; vous devez parler, vous devez empêcher M. Wickfield d’accomplir un acte si peu sensé… s’il en est temps encore.

» — Vous rappelez-vous, » répondit Agnès, « notre dernière conversation sur mon père ?… Ce fut peu de jours après… deux ou trois jours, je crois, qu’il me donna le premier avis de ce que je vous dis là. Il était pénible de le voir lutter entre le désir de me représenter la chose comme tout-à-fait volontaire, et la difficulté de cacher qu’elle était forcée. J’en fus navrée.

» — Forcée ! Agnès ! qui la lui impose ?

» — Uriah, » reprit-elle après un moment d’hésitation, « s’est rendu indispensable à mon père ; il est subtil et persévérant, il a épié les faiblesses de son patron, il les a caressées, il en a tiré avantage, jusqu’à ce que… pour m’exprimer en un seul mot, Trotwood… mon père ait eu peur de lui. »

Je devinai qu’elle ne disait pas tout, qu’elle ne savait pas tout, qu’elle ne soupçonnait pas tout ; je craignis moi-même de pousser plus loin mes questions, et ce fut Agnès qui, voyant que je ne parlais plus, poursuivit d’elle-même :

« — Son ascendant sur mon père est très grand ! il fait profession d’humilité et de reconnaissance… peut-être est-il humble et reconnaissant ; mais son influence est réellement considérable, et je crains qu’il n’en use durement. »

Il m’échappa ici une exclamation de mépris contre Uriah, et Agnès, sans s’interrompre, continua :

« — À l’époque dont je parle, il avait prétendu vouloir quitter l’étude, — à son grand regret, — mais parce qu’il avait d’autres projets d’avenir. Mon père laissa percer plus de tristesse, d’inquiétude que jamais ; il ne parut un peu rassuré que par l’expédient d’une association, quoique en même temps il en parût honteux.

» — Et comment reçûtes-vous, Agnès, la communication qu’il vous fit ?

» — Je pense, mon cher Trotwood, que je ne pouvais agir autrement que je n’agis. Avec la certitude que le sacrifice était nécessaire à la paix de mon père, je le suppliai de le faire pour diminuer son travail : ce serait pour moi un moyen de lui tenir compagnie plus souvent… Ah ! Trotwood ! » s’écria Agnès en cachant ses yeux pleins de larmes, « je me reproche d’avoir été plutôt l’ennemie de mon père que sa fille tendre. Je sais combien son dévouement de père a altéré son existence ; je sais que, pour concentrer toutes ses affections sur moi, il a rétréci le cercle de ses sympathies et de ses devoirs ; je sais combien la préoccupation de mon sort a assombri son caractère, affaibli son énergie naturelle,… Ah ! si je pouvais réparer le mal dont je suis la cause innocente ! »

J’avais quelquefois vu des larmes dans les yeux d’Agnès, — quand je fus couronné au pensionnat, — quand nous nous étions fait nos adieux, — quand elle m’avait une première fois entretenu de son père ; — mais je ne l’avais jamais vue se livrer à une pareille douleur. Je fus navré de ne pouvoir que lui répondre.

« — Agnès, ne pleurez pas ! ne pleurez pas, ma sœur chérie ! »

Mais Agnès m’était trop supérieure par son caractère et sa résolution, comme je le reconnais bien aujourd’hui, pour avoir long-temps besoin de cette vaine et impuissante consolation. L’air céleste qui, dans mes souvenirs, la distingue de toutes les femmes, reparut sur ses traits comme si le nuage n’avait fait que glisser sur un ciel serein.

« — Trotwood, » me dit-elle, « nous n’avons plus long-temps à rester seuls, et je dois profiter de l’occasion pour vous conjurer d’être amical pour Uriah ; ne le repoussez pas. Je vous crois généralement peu porté pour lui, contenez votre antipathie, s’il est possible, il peut ne pas la mériter, car nous ne pouvons l’accuser positivement de rien. Dans tous les cas, pensez d’abord à mon père et à moi. »

Agnès n’aurait pas eu le temps d’en dire davantage : la porte du boudoir s’ouvrit, et je vis entrer Mrs  Waterbrook, qu’il me sembla reconnaître pour la dame qui était avec elle au théâtre. Elle me reconnut plus facilement elle-même, et je ne sais si mon émotion ne lui parut pas l’effet d’une nouvelle ivresse.

Peu à peu, me jugeant sous un jour plus favorable par les réponses que je fis à quelques-unes de ses questions, elle daigna m’inviter à dîner pour le lendemain. J’acceptai et partis : en descendant, je laissai au cabinet de M. Waterbrook ma carte pour Uriah.

Le lendemain, j’avais à peine franchi le seuil de la porte, que l’odorat m’avertit que je n’étais pas le seul convive, et je m’en doutai surtout, en trouvant à l’entrée du salon, pour m’annoncer, le même garçon qui avait aidé Mrs  Crupp, et qui feignit de ne pas savoir mon nom. Je lui sus gré de cette discrétion ; sa conscience était complice de la mienne.

M. Waterbrook fut bien cordial, Mrs  Waterbrook aussi aimable que je pouvais le désirer, et je fus présenté à quelques Messieurs qui devaient être mes voisins de table.

« — Nous attendons encore M. Traddles, » me dit le maître de la maison.

« — M. Traddles ! mais c’est un de mes camarades d’école, et je me souviens de lui comme d’un bon garçon.

» — Ce doit être lui, » répondit M. Waterbrook avec l’air protecteur dont les gens d’affaires parlent de ceux qui dépendent d’eux. « Il fait son stage au barreau… Ah ! vous avez raison, c’est un bon garçon, un excellent garçon qui n’a d’autre ennemi que lui-même.

» — Est-il donc son propre ennemi ? » demandai-je très fâché de l’apprendre.

« — Je m’explique, » répondit M. Waterbrook faisant une sorte de moue significative et jouant avec sa chaîne de montre et ses breloques, de l’air d’un homme qui est en veine de prospérité. Traddles est un de ces jeunes gens qui se coupent à eux-mêmes l’herbe sous le pied. Si celui-là réalise jamais un million, je serai bien surpris. Il me fut recommandé par un confrère : je ferai quelque chose pour lui ; c’est un garçon qui rédige assez bien un mémoire… je puis lui être utile… oui, oui ! »

En ce moment, Traddles entra, et quand il eut salué M. et Mrs  Waterbrook, nous renouâmes connaissance. Nous n’étions pas à côté l’un de l’autre à table ; il fut obligé de quitter le salon presque immédiatement après le dîner, devant partir en voyage pour un mois le lendemain de grand matin : nous n’eûmes donc pas une grande conversation ensemble ; mais nous échangeâmes nos adresses et nous nous promîmes de nous voir à son retour.

Après mon entretien avec Agnès, qu’on juge si je fus ravi de trouver aussi Uriah au nombre des invités ; il se montra sans doute aussi humble là qu’ailleurs. Je lui adressai rarement la parole, et il se tint toujours à une respectueuse distance de moi comme des autres personnes avec lesquelles il avait l’honneur de dîner ; mais, quand je rentrai chez moi, je m’aperçus bientôt qu’il me suivait, en se rapprochant à chaque pas de manière à me coudoyer bientôt, jusqu’à ce qu’il me demandât humblement la permission de m’accompagner. Évidemment il désirait un entretien, un tête-à-tête. Je me souvins de la recommandation qui m’avait été faite la veille, et comme mon escalier n’était pas éclairé, je lui pris la main pour l’empêcher de se heurter contre la rampe ou la muraille. Cette main dans la mienne ! ! En vérité, je crus un moment tenir un crapaud, et fus tenté de lâcher le reptile.

Une fois dans ma chambre, je le fis asseoir, quoiqu’il m’en coûtât, sur mon sopha ; j’étais à un âge où je savais mal dissimuler mes sensations.

« Vous avez probablement, » me dit-il, « entendu parler d’un changement dans ma position sociale, M. Copperfield ?

« — Oui, » répondis-je, « on m’en a parlé.

« — Ah ! » reprit-il froidement, « je pensais bien que Miss Agnès le saurait. Je suis enchanté d’apprendre qu’elle le sait. Ah ! je vous remercie, mon ch… Monsieur Copperfield. »

Mon tire-botte était là, comme tous les jours, près du tapis de la cheminée ; je le lui aurais de bon cœur jeté à la tête pour m’avoir fait tomber dans son piège ; mais je pus me contenir.

« — Quel prophète vous avez été, M. Copperfield, » poursuivit Uriah. « Quel excellent prophète, loué soit Dieu ! Vous souvenez-vous de m’avoir dit un soir que peut-être je deviendrais l’associé de M. Wickfield dans son étude, et qu’on dirait un jour : Wickfield et Heep ? Vous pouvez ne pas vous en souvenir, mais quand quelqu’un est humble, M. Copperfield, ce quelqu’un-là garde de telles paroles comme un trésor dans sa mémoire.

» — Je me souviens, en effet, » lui repartis-je, « d’avoir parlé de cela, quoique certainement je ne pouvais croire alors la chose très vraisemblable.

» — Ah ! qui l’aurait cru, M. Copperfield, » s’écria-t-il avec enthousiasme. « Je ne le croyais pas moi-même. Je me souviens vous avoir répondu que j’étais trop humble, et je me jugeais tel, réellement et sincèrement. »

En s’exprimant ainsi, avec son sourire de figure de bois sculpté, il évitait mon regard et contemplait le feu.

« — Mais les plus humbles personnes, M. Copperfield, » reprit-il aussitôt, « peuvent devenir des instruments utiles. Je suis heureux de penser que j’ai été un instrument utile pour M. Wickfield, et que je puis l’être plus encore. Oh ! quel digne homme il est, M. Copperfield, mais qu’il a été imprudent !

» — Je suis fâché de l’apprendre, » lui dis-je, « sous tous les rapports, » ajoutai-je avec une intention qui ne lui échappa pas.

» — Vous avez bien raison, M. Copperfield, vous avez bien raison, » répéta Uriah, « sous tous les rapports ; par rapport à Miss Agnès principalement. Vous ne vous rappelez pas votre propre expression si éloquente, M. Copperfield ; mais je n’ai pas oublié que vous me dîtes un jour que tout le monde devait l’admirer et que je vous en remerciai de tout mon cœur. L’avez-vous oublié, M. Copperfield ?

» — Non, » répondis-je sèchement.

« — Oh ! combien je suis charmé que vous ne l’ayez pas oublié ! » s’écria Uriah. « Quand je pense que vous êtes le premier qui allumâtes les étincelles de l’ambition dans mon humble poitrine, et que vous ne l’avez pas oublié ! »

L’emphase avec laquelle il appuyait sur ces étincelles de son ambition et le regard qu’il fixa sur moi, me firent tressaillir comme si je l’avais vu tout-à-coup s’illuminer, sans métaphore, d’une flamme brillante. En ce moment, malgré tout mon mépris pour l’individu, je me sentis dominé par un esprit supérieur au mien. Je dissimulai sans doute mal mon inquiétude, ma perplexité secrète. Je restai muet un moment devant lui, et je ne sais si j’aurais long-temps soutenu la finesse de ce regard, quoique, d’ailleurs, dans son attitude, Uriah conservât son air de déférence servile. Je fis enfin un effort pour dire :

« — Ainsi donc, M. Wickfield, qui vaut cinq cents fois un homme tel que vous… ou tel que moi, » ajoutai-je avec un certain embarras, « a été imprudent d’après vos propres paroles, M. Heep !

» — Oh ! très imprudent, en effet, M. Copperfield, » répondit Uriah avec un soupir modeste… « oh ! oui, très imprudent. Mais je vous prie de m’appeler Uriah, s’il vous plaît… avec la même familiarité d’autrefois.

» — Uriah donc, puisque cela vous plaît, » dis-je, non sans que cette concession ne me coûtât encore.

« — Je vous remercie, » reprit-il avec onction, « je vous remercie, M. Copperfield ! Quand vous me dites Uriah, il me semble entendre le souffle frais de la brise ou le tintement des vieilles cloches, comme la brise soufflait, comme les cloches sonnaient dans ma jeunesse. Mais, pardon, je me suis interrompu. De qui parlions-nous ?

» — De M. Wickfield.

» — Ah ! c’est vrai, — il a été bien imprudent, M. Copperfield ; c’est un sujet dont je ne voudrais pas toucher un mot à personne autre que vous, et même avec vous je ne puis que l’effleurer, voilà tout. À ma place, bien des gens auraient, dans ces dernières années, mis sous leur pouce M. Wickfield (le brave digne homme !), oui, sous leur pouce, » répéta Uriah en ouvrant sa main de harpie sur la table et la faisant craquer sous la pression de son horrible doigt.

Je ne crois pas qu’il me fût apparu plus odieux, courbant sous le pied fourchu du diable la tête de M. Wickfield.

« — Oh ! oui, M. Copperfield, » poursuivit-il d’une voix mielleuse dont l’accent contrastait avec son geste diabolique, « cela n’est pas douteux ; quelle perte d’argent, quelle perte d’honneur, et je ne sais quoi encore ! M. Wickfield le sait. Je suis l’humble instrument qu’il a employé, et il m’élève à un rang que je n’eusse jamais espéré d’atteindre. Combien je dois être reconnaissant ! »

Ici, sans me regarder en face, il cessa d’appuyer le pouce sur la table pour le passer sur sa maigre mâchoire, comme s’il se rasait.

L’indignation me soulevait le cœur quand je vis sa face rusée éclairée par la flamme de ma cheminée et ses lèvres se mouvoir pour articuler encore une confidence.

« — M. Copperfield, » continua-t-il, « mais je vous empêche de vous coucher.

» — Non, non, je me couche généralement tard.

» — Merci, M. Copperfield ! Je suis sorti de mon humble situation depuis le jour où je vous vis pour la première fois, cela est vrai ; mais je suis resté humble et j’espère être toujours humble. Vous ne concevrez pas une mauvaise opinion de mon humilité si je vous fais une petite confidence, M. Copperfield, n’est-ce pas ?

» — Non, non, » répondis-je, résistant à mes vrais sentiments.

» — Je vous en remercie ! » Il tira son mouchoir de sa poche, et s’essuyant le creux des mains : « Miss Agnès, M. Copperfield…

» — Eh bien ! Uriah ?

» — Oh ! qu’il est agréable d’être appelé spontanément Uriah ! » s’écria-t-il avec une contorsion convulsive comme en doit faire ce poisson qu’on nomme la torpille… Vous l’avez trouvée bien belle ce soir, M. Copperfield ?

» — Je l’ai trouvée belle comme elle est toujours, et supérieure, sous tous les rapports, à ceux au milieu de qui elle est.

» — Oh ! merci, » s’écria-t-il, « merci, cela est si vrai. Je vous remercie beaucoup de ce que vous venez de dire.

» — Pas du tout, » répondis-je avec hauteur, « vous n’avez aucune raison de me remercier.

» — Et c’est là justement, M. Copperfield, » dit-il, « la confidence que je vais prendre la liberté de déposer dans votre cœur. Humble comme je suis (s’essuyant toujours les mains), humble comme est ma mère, humble comme le fut toujours notre pauvre mais honnête toit, l’image de Miss Agnès… est dans mon cœur depuis des années… Je vous fais volontiers le confident de mon secret, M. Copperfield ; car j’ai éprouvé de l’amitié pour vous depuis le premier moment où j’eus le plaisir de vous voir dans le cabriolet de Madame votre tante. Ô M. Copperfield, avec quelle pureté d’affection j’adore la terre où s’impriment les pas de mon Agnès ! »

Je ne sais comment je contins l’envie qui me prit de saisir le fer à tisonner et d’en traverser le corps d’Uriah. Dans mon délire, l’image d’Agnès ne cessa donc pas de me modérer, en même temps que l’outrage qu’elle recevait de cet animal au poil roux, me mettait hors de moi. Je me rappelai la recommandation qu’elle m’avait faite, et je vis d’ailleurs, dans la physionomie du misérable profanateur, qu’il savait avoir, pour se protéger, un pouvoir que je ne devais pas braver.

« — Avez-vous fait connaître vos sentiments à Agnès ? » lui demandai-je avec plus de sang-froid que je ne croyais pouvoir en montrer dans l’espèce de cauchemar qu’il jetait sur mon esprit.

« — Oh ! non, M. Copperfield ! ô Seigneur ! non, à personne, à vous le premier, à vous seul. Vous voyez que je sors à peine de ma basse situation. J’espère beaucoup, parce qu’elle observe combien je suis utile à son père (car je lui suis, je crois, en effet, très utile, M. Copperfield), combien je facilite son travail et l’empêche de s’égarer. Elle est si attachée à son père (ô quelle aimable qualité dans une fille ! M. Copperfield), que j’ai la confiance qu’avec le temps, et par amour pour lui, elle se montrera bonne pour moi. »

Le misérable me faisait mesurer toute la profondeur de son plan, et je compris pourquoi il me l’exposait si exactement.

« — Si vous êtes assez aimable pour garder mon secret, M. Copperfield, » poursuivit-il, « tout en ne pas me contrecarrant, je regarderai cela comme une faveur particulière ; vous ne voudriez pas causer de la peine à personne, je sais votre bon cœur ; mais vous m’avez connu si humble (et je le suis encore), que vous n’auriez pu, sans penser à mal, être contre moi auprès de mon Agnès. Je l’appelle mon Agnès, vous voyez, M. Copperfield : une chanson a dit :

« Je donnerais des trônes,
Pour dire, elle est à moi ! »

J’espère réaliser mon projet un de ces jours. »

Chère Agnès ! trop aimante et trop parfaite pour n’importe qui, était-il possible qu’elle fût destinée à être la femme d’un pareil misérable ? Telle était ma réflexion tandis que Uriah continuait :

« — Rien n’est pressé encore, voyez-vous, M. Copperfield, mon Agnès est jeune ; ma mère et moi, nous devons nous élever un peu plus haut avant de terminer nos derniers arrangements. D’ailleurs, j’aurai le temps de la familiariser avec nos espérances, quand les occasions s’en présenteront. Oh ! que je vous suis obligé d’avoir bien voulu recevoir ma confidence. Qu’il m’est doux de penser que, sachant ce qui en est, et étant l’ami de la famille à laquelle vous seriez si fâché de faire aucun tort… vous ne travaillerez pas contre moi. »

Il me prit la main, et je n’osai la soustraire à sa froide étreinte, puis il tira sa montre et dit :

« — Ah ! mon Dieu ! il est plus d’une heure du matin : comme le temps passe vite avec ces souvenirs d’autrefois. Comment ferai-je ? la maison meublée où je loge est fermée depuis minuit, et tout le monde y est couché.

» — Je suis fâché, » lui dis-je, « qu’il n’y ait ici qu’un lit…

» — Oh ! laissons-là les lits, M. Copperfield, » répliqua-t-il ; « auriez-vous quelque objection à me permettre de rester jusqu’au matin près de votre feu ?

» — Si c’est comme cela, » dis-je, « prenez mon lit, et ce sera moi qui dormirai au coin de la cheminée. »

Avec quelle humilité il se récria sur ma proposition. Je voulus insister ; il résista si bien que je fus obligé de tout disposer près du feu pour qu’il y passât la nuit. Mon sopha fut bientôt changé en couchette, les coussins en oreiller, une nappe en draps, ma grosse redingote en couverture ; je lui prêtai aussi un bonnet de coton, et cette coiffure le rendit si horrible, que je n’ai plus mis de bonnet de coton de ma vie.

Je n’oublierai jamais cette nuit affreuse : quelle agitation dans mon lit ! Quel déplorable contraste, quand je réunissais par l’imagination Agnès et la créature qui aspirait à elle ! Quels projets au milieu de mon insomnie ! quels rêves quand, un moment, j’avais fermé les yeux ! c’était tantôt l’image d’Agnès et son père suppliants tous deux et me remplissant le cœur de vagues appréhensions ; tantôt l’apparition d’Uriah, et puis, au réveil, le souvenir que j’avais là, dans la pièce à côté de ma chambre, cet agent inférieur de la cour d’enfer !

Je rêvai aussi, une fois, qu’enfin j’avais saisi, dans le feu, le fer à tisonner, et que je l’avais passé tout rouge au travers du corps d’Uriah ! Je me levai en sursaut et j’allai vérifier s’il était toujours sur mon sopha. Il n’y était que trop, plus horrible dans la réalité que sous la forme qu’il revêtait parmi les monstres de mon imagination. Quelle nuit ! je le répète, et quel désespoir quand, ouvrant ma fenêtre, je ne voyais aucun signe de l’approche du jour à l’horizon brumeux.

Le matin revint cependant, et, Dieu merci, mon hôte refusa de déjeuner avec moi. Il sortit… Il me sembla que c’était la nuit elle-même qui désertait en personne mon appartement. Lorsque je sortis moi-même pour me rendre chez M. Spenlow, je recommandai à Mrs  Crupp de laisser toutes mes fenêtres ouvertes, d’aérer surtout le salon qui avait été souillé par la respiration de l’abominable personnage.

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