David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 5

Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 105-139).

CHAPITRE V.

Je suis exilé de la maison maternelle.


Nous pouvions avoir fait un demi-mille et mon mouchoir était tout trempé, lorsque le voiturier s’arrêta tout-à coup.

En regardant pour savoir ce qui se passait, je vis, à ma grande surprise, Peggoty s’élancer d’une haie et monter dans la voiture. Elle me prit dans ses bras et m’y serra avec sa brusque tendresse sans prononcer un mot. Enfin, détachant de mon cou un de ses bras, elle l’enfonça jusqu’au coude dans sa poche et en tira des sacs de papier pleins de gâteaux dont elle bourra les miennes, puis elle me remit une bourse… toujours sans parler. Après une autre embrassade finale, elle descendit de la voiture et se mit à courir, n’ayant plus, je crois, un seul bouton à sa robe ; j’en ramassai un pour le garder comme un souvenir.

Le voiturier me regardait ayant l’air de me demander si elle allait revenir. Je secouai la tête et lui dis : « Non ! elle ne reviendra pas. » « Alors, en avant ! » cria le voiturier au cheval paresseux, et le cheval se remit en marche.

Cependant, après avoir pleuré pendant une demi-heure, je commençai à penser qu’il était bien inutile de pleurer davantage, d’autant plus que ni Roderick Random, ni mon capitaine de la marine royale n’avaient jamais pleuré, si je m’en souvenais bien, dans les crises difficiles de leur vie. Le voiturier, me voyant dans cette nouvelle disposition, me proposa d’étendre mon mouchoir sur le dos du cheval pour le faire sécher. Je le remerciai en y consentant.

J’eus alors le loisir d’examiner la bourse : c’était une bourse en cuir à fermoir, et elle contenait trois shellings qui semblaient neufs, tant Peggoty les avait frottés avec du blanc d’Espagne pour me faire plus de plaisir. Mais le plus précieux de mon trésor étaient trois demi-couronnes enveloppées d’un papier sur lequel était écrit, de la main de ma mère ; « Pour Davy, avec ma tendresse ! » Je fus si ému que je priai le voiturier de me rendre mon mouchoir ; il me conseilla de m’en passer tant il était trempé encore, et je me contentai de m’essuyer les yeux avec le parement de ma manche.

Après quelques accès de sanglots, je m’avisai de demander au voiturier s’il devait me conduire jusqu’au terme du voyage.

« — Jusqu’à quel terme ? me demanda-t-il à son tour.

» — Jusqu’à Londres.

» — Oh ! répondit-il, ce cheval serait bien mort avant d’être à moitié chemin. Je vous conduis jusqu’aux environs de Yarmouth, et là, je vous remettrai à la diligence qui se chargera de vous. »

M. Barkis (ainsi se nommait le voiturier), était si avare de ses paroles, que, de sa part, c’était beaucoup de m’avoir répondu si catégoriquement. Je crus devoir, en conséquence, lui offrir un gâteau, qu’il avala flegmatiquement, n’en faisant qu’une bouchée, exactement comme eût fait un éléphant.

Cependant il hasarda cette question.

« — Est-ce elle qui les a faits ?

» — Qui, elle ? Peggoty.

» — Oui, elle !

» — C’est elle qui fait toutes nos pâtisseries, répondis-je.

» — Ah ! vraiment ! » s’écria M. Barkis en tournant la bouche comme s’il allait siffler, quoiqu’il ne sifflât pas et se contentât de regarder sentimentalement les oreilles de son cheval, puis il ajouta :

« — Fille sage, n’est-ce pas ?… Peut-être vous lui écrirez ?

» — Sans aucun doute, répondis-je.

» — Si vous lui écrivez, peut-être vous souviendrez-vous de lui dire que Barkis veut bien.

» — Que Barkis veut bien ? répétai-je innocemment.

» — Oui, que Barkis veut bien.

» — Mais vous serez demain de retour à Blunderstone, M. Barkis, lui dis-je tristement à l’idée que j’en serais alors si loin, et vous pourrez remplir votre message beaucoup mieux que personne.

» — Non, dit-il, faites-moi ce plaisir.

» — Volontiers, répondis-je ; et, en effet, ce soir-là même, en attendant la diligence à Yarmouth, je demandai du papier, une plume et de l’encre, pour écrire à Peggoty un billet conçu en ces termes : « Ma chère Peggoty, je suis arrivé ici en bonne santé. Barkis veut bien. Ma tendresse à maman. Tout à vous, votre affectionné. — P. S. Il dit qu’il insiste particulièrement pour que vous sachiez que Barkis veut bien… »

Une fois que j’eus pris l’engagement qu’il désirait, M. Barkis retomba dans son silence, et moi, fatigué de toutes mes émotions depuis quelque temps, je m’étendis sur un des coussins de la carriole et dormis jusqu’à Yarmouth. Dans l’auberge où nous nous arrêtâmes, tout me parut si nouveau et si peu familier à mes yeux, que je renonçai tout d’abord à l’espoir secret que j’avais un moment entretenu, de rencontrer quelque membre de la famille Peggoty, et peut-être la petite Émilie elle-même.

La diligence était dans la cour, toute propre et reluisante, mais sans qu’aucun cheval y fût attelé… Rien n’annonçait qu’elle partît jamais pour Londres. Pendant que je l’admirais et me demandais ce qu’il adviendrait définitivement de ma malle et de moi, une dame se montra à une fenêtre intérieure, et dit :

« — Est-ce là le petit Monsieur qui vient de Blunderstone ?

» — Oui, Madame, répondis-je.

» — Votre nom ?

» — Copperfield, Madame.

» — Ce n’est pas cela, reprit la dame ; on n’a payé ici le dîner de personne sous ce nom.

» — Est-ce sous le nom de Murdstone ? Madame, dis-je.

» — Si vous êtes M. Murdstone, demanda-t-elle, pourquoi preniez-vous d’abord un autre nom ? »

J’expliquai ce qui en était à la dame, qui sonna et dit à un garçon : « William, conduisez Monsieur à la salle à manger. » Le garçon qui sortit de la cuisine à cet ordre, parut très surpris de voir que ce n’était que moi.

Je fus introduit dans une grande salle tapissée de cartes géographiques. Je ne sais si je m’y serais trouvé plus étranger quand ces cartes auraient été réellement les pays qu’elles représentaient. Il me sembla que c’était prendre de grandes libertés que de m’asseoir, mon chapeau à la main, sur le bord d’une chaise près de la porte ; et lorsque le garçon mit une nappe exprès pour moi, et sur cette nappe une poivrière avec une salière, je devins tout rouge de modestie.

Le garçon apporta des côtelettes et des pommes de terre. Il ôta les couvercles des plats, et me dit en avançant une chaise vers la table avec beaucoup d’affabilité : « Maintenant, mon géant, asseyez-vous. » Je le remerciai et m’installai sur le siége ; mais en le voyant planté là devant moi, m’examinant avec ses yeux clignotants, mon embarras était extrême ; je ne savais comment me servir de la fourchette et du couteau. J’avais peur de m’éclabousser avec la sauce. J’allais cependant attaquer une seconde côtelette :

« — On a préparé, me dit-il, une pinte d’ale pour vous, faut-il vous la servir ?

» — Oui, répondis-je en le remerciant. »

Là-dessus il remplit un large verre, et l’élevant entre son œil et la lumière qui l’illumina comme un or liquide :

« — En vérité, poursuivit-il, c’est superbe, n’est-ce pas ?

» — C’est superbe, répétai-je en souriant », car je devenais enchanté de l’air amical de ce garçon aux cheveux hérissés en pointe, de son regard rieur, et de l’air cavalier avec lequel il se tenait là, debout, une main sur la hanche, élevant de l’autre le cristal couronné d’écume.

« — Il y avait hier ici, dit-il, un gentleman, un homme robuste, nommé Topsawyer… peut-être le connaissez-vous ?

» — Non, je ne crois pas…

» — Un homme avec des guêtres, chapeau à larges bords, redingote grise ?

» — Non, je n’ai pas le plaisir de le connaître, déclarai-je timidement.

» — Eh bien ! il entra dans cette salle, commanda un verre de cette même ale ; il le voulut absolument malgré ce que je lui dis, il l’avala et tomba raide mort sur le tapis. Elle était trop vieille pour lui. On n’eût pas dû la tirer, c’est un fait. »

Je fus très affecté de ce pénible incident, et dis que je pensais qu’il serait plus sage à moi de boire de l’eau.

« — Sans doute, » reprit-il fermant un œil sans cesser de fixer l’autre sur le verre plein, « mais les maîtres de la maison n’aiment pas qu’on laisse les choses qu’on a commandées, cela les blesse. Aussi je boirai cette ale moi-même, si vous le voulez bien. J’y suis habitué et l’habitude est tout. Je ne crois pas qu’elle me fasse mal, si je renverse la tête en arrière et l’avale d’un trait. La boirai-je ?

Je lui répondis qu’il m’obligerait beaucoup de la boire, à condition, toutefois, qu’il le ferait sans risque. En le voyant renverser sa tête et vider le verre d’un trait, j’eus une horrible peur, je le confesse, de le voir, comme le malheureux Topsawyer, tomber raide mort sur le tapis. Mais cela ne lui fit aucun mal ; au contraire, il me sembla encore plus gaillard et plus guilleret.

« — Oh ! qu’avons-nous ici ? » dit-il en mettant une fourchette dans le plat, « seraient-ce des côtelettes ?

» — Des côtelettes, oui, répondis-je.

« — Dieu me bénisse ! s’écria-t-il, je n’aurais pas cru que ce fussent des côtelettes. Or, une côtelette est justement la chose qu’il faut pour neutraliser les mauvais effets de cette bière. N’est-ce pas heureux. »

De sorte donc, que prenant une côtelette par l’os d’une main et une pomme de terre de l’autre, il mangea avec un excellent appétit, à mon extrême satisfaction ; il prit ensuite une seconde côtelette et une seconde pomme de terre, une troisième côtelette et une troisième pomme de terre. Alors, quand nous eûmes fini, il alla chercher un pouding, le servit devant moi, et parut rêver avec distraction pendant quelques instants.

« — Comment trouvez-vous le pâté ? demanda-t-il en s’arrachant à ses réflexions.

» — C’est un pouding, répondis-je.

» — Un pouding ! s’écria-t-il ; mais oui, Dieu me bénisse ! un pouding fait avec de la farine, de la graisse et des œufs ; mon pouding favori. N’est-ce pas heureux ! Allons, mon petit homme, à nous deux, voyons à qui en mangera le plus. »

Nous nous mîmes à l’œuvre ; mais vainement plus d’une fois me cria-t-il : courage !… que pouvait ma petite cuillère à thé contre sa grande cuillère à potage, mon appétit contre son appétit ? Dès la première bouchée je fus distancé, je n’eus plus de chance. L’admiration me laissa immobile ; jamais je n’avais vu personne se régaler ainsi d’un pouding, et lorsqu’il n’y en eut plus, il se mit à rire comme s’il s’en régalait encore.

Le trouvant si bon compagnon, ce fut alors que je lui demandai de l’encre, une plume et du papier pour écrire à Peggoty. Non-seulement il alla me chercher tout cela immédiatement, mais il eut la bonté de regarder par dessus mon épaule pendant que je griffonnais ma lettre. La lettre cachetée, il me demanda où j’allais en pension.

« — Près de Londres, » répondis-je. C’était tout ce que j’en savais.

« — Ah. ! mon Dieu, s’écria-t-il, j’en suis bien fâché.

» — Et pourquoi, je vous prie !

» — Ah ! mon Dieu, c’est à cette pension où l’on brisa deux côtes à un petit garçon ; oui, deux côtes… Le pauvre garçon, il avait… Voyons un peu… Quel âge avez-vous ?

» — Près de neuf ans.

» — C’est cela, juste son âge. Il avait huit ans six mois lorsqu’on lui brisa la première côte, et huit ans et huit mois lorsqu’on lui brisa la seconde. »

Je ne pus m’empêcher de remarquer tout haut que c’était une désagréable coïncidence, et je demandai comment cela avait eu lieu. La réponse n’avait rien de consolant, elle consistait en ces trois mots sinistres : En le fustigeant !

Le son du clairon de la diligence vint interrompre à propos une conversation qui cessait d’être gaie. Je pris ma bourse dans ma poche avec un mélange d’hésitation et d’orgueil.

« — Ai-je quelque chose à payer ? dis-je.

» — Une feuille de papier à lettre, répondit le garçon. Avez-vous jamais acheté une feuille de papier ?

» — Je ne m’en souviens pas.

» — Le papier est cher, reprit-il, à cause de la taxe ; six sous ! Voilà comme on nous surtaxe dans ce pays. Vous ne devez plus rien autre… excepté l’étrenne au garçon. Ne vous occupez pas de l’encre, c’est moi qui la fournis à mes frais. »

Je rougis et balbutiai en demandant : « — Combien puis-je… combien dois-je… donner au garçon, s’il vous plaît ?

» — Si je n’avais pas une petite famille d’enfants, et si mes enfants n’avaient pas la petite vérole, je ne recevrais pas une pièce de 12 sous. Si je n’avais pas à nourrir un père âgé et une jeune sœur (ici le garçon était vivement ému), je ne prendrais pas un liard. Si j’avais une bonne place et si l’on me traitait bien ici, je serais heureux de donner une bagatelle au lieu de la prendre ; mais je vis du rebut de la cuisine et je dors sur les sacs de charbon. » Ici le garçon fondit en larmes.

Je fus très touché de ses infortunes, et je me serais reproché ma dureté de cœur si je lui avais donné moins de dix-huit sous. Je lui glissai donc dans la main un de mes trois beaux shellings, qu’il reçut avec beaucoup de respect et d’humilité, sans oublier, un moment après, de vérifier avec le pouce s’il était bon.

Lorsque je fus installé sur le siège de derrière où j’avais ma place retenue, je fus un peu déconcerté de découvrir que j’étais supposé avoir mangé seul, sans aucun aide, tout le dîner qui m’avait été servi à l’auberge. Une dame qui voyageait dans l’intérieur, passa la tête par la portière et s’adressant au garde de la diligence : « George ! lui cria-t-elle, prenez garde à cet enfant, ou il crèvera. » Au même moment, les servantes de la maison accouraient sur le seuil de la cuisine pour admirer en riant le jeune phénomène. Quant au garçon malheureux, qui avait recouvré sa joyeuseté, il ne paraissait nullement confus ou troublé de me voir signalé ainsi comme une merveille, et il se joignait même à l’admiration générale. Si je l’avais soupçonné le moins du monde, je suppose que tous mes doutes eussent été éclaircis ; mais telle était ma simplicité confiante, tel était mon respect naturel pour les personnes plus âgées que moi (simplicité et respect que les enfants n’échangent que trop prématurément contre la sagesse mondaine)… je n’imaginais pas encore avoir été mystifié.

Je n’en trouvai pas moins, je l’avoue, qu’il était dur de me voir le sujet des grosses plaisanteries que se renvoyaient le cocher et le garde : « — La diligence est trop chargée par derrière ! » criait l’un. — « Il eût fallu mettre au roulage ce jeune voyageur ! » criait l’autre. Bientôt l’histoire de ma voracité supposée circula parmi tous mes compagnons de l’impériale et ils en firent des gorges chaudes. « — On vous fera payer pour deux à la pension, me disait celui-ci. » — « Vous avez dû faire des conditions particulières, me disait celui-là. » Mais le pire, c’est que je sentais que la honte m’empêcherait de manger, malgré mon léger repas, si nous faisions étape à une nouvelle auberge, et, dans ma précipitation de prendre ma place, j’avais oublié mes gâteaux. En effet, la diligence s’arrêta pour souper ; mais je n’eus pas le courage de m’asseoir avec les autres, quoique mon estomac criât la faim. « — Je n’ai besoin de rien, dis-je en me réfugiant au coin du feu. » Cette retraite ne me sauva pas des quolibets ; car un gros Monsieur, à la voix rauque, qui pendant tout le chemin s’était bourré de sandwiches en donnant de fréquentes accolades à une bouteille, prétendit que j’étais un boa constrictor qui, en un repas, dévorait assez pour toute sa journée. Cela dit, fidèle à son système de ne pas voyager sans provisions, il remplaça ses sandwiches par une énorme tranche de bœuf qu’il se découpa lui-même.

Nous étions partis de Yarmouth à trois heures de l’après-midi et nous devions être rendus à Londres vers les huit heures du matin. C’était la fin de l’été ; la soirée était belle. Lorsque nous traversions un village, je cherchais à me figurer ce qui se passait dans l’intérieur des maisons, et si les enfants couraient après nous pour se suspendre pendant un bout de chemin à l’arrière-train de la diligence, je me demandais s’ils avaient un père et s’ils étaient heureux chez eux. J’avais donc de quoi exercer mon imagination sans parler de l’endroit où j’allais… sujet de réflexion plus grave que les autres. Quelquefois aussi je revenais en idée à la maison maternelle, à mes premières sensations d’enfant, à la tendresse de ma mère et de Peggoty, puis enfin à cette dernière scène où j’avais mordu M. Murdstone.

La nuit ne fut pas aussi agréable que la soirée, car elle se fit froide. Assis entre deux Messieurs (celui qui m’avait comparé au boa et un autre), je faillis étouffer tant ils me serraient quand ils s’endormaient. Deux ou trois fois je ne pus m’empêcher de leur crier : « Pardon, s’il vous plaît. » Mais ils n’aimaient pas cela du tout, parce que je les réveillais. J’avais en face une vieille dame qui, s’enveloppant d’un grand manteau fourré, avait plutôt l’air, dans l’obscurité, d’une botte de foin que d’une dame. Elle voyageait avec un panier dont elle n’avait d’abord su que faire, jusqu’à ce que, sous prétexte que mes jambes étaient courtes, elle s’avisa de le pousser sous moi. Impossible de m’étendre et de m’allonger ; car si un de mes mouvements faisait résonner un verre logé dans le panier, je recevais un coup de pied auquel la dame ajoutait cette remontrance : « Ne pouvez-vous rester tranquille, mon petit poulet ? »

Enfin, le soleil se leva et mes compagnons semblèrent jouir d’un sommeil plus facile et plus léger, sans l’accompagnement de ces terribles bâillements et ronflements qui, pendant toute la nuit, avaient exprimé de véritables tortures. Ils finirent par se réveiller les uns après les autres, et je me rappelle ma surprise en les entendant tous déclarer qu’ils n’avaient pas dormi du tout ; ils repoussèrent même avec une sorte d’indignation l’accusation d’avoir fermé l’œil. C’est une surprise qui se renouvelle souvent pour moi aujourd’hui encore ; mais j’ai invariablement remarqué, sans m’en rendre bien compte, que de toutes les faiblesses humaines, celle dont nous nous reconnaissons le moins volontiers coupable, est de nous endormir dans la diligence.

Quelle merveilleuse apparition fut pour moi Londres aperçu à distance ! Quelle réalité l’approche de la capitale donna tout-à-coup aux aventures de mes héros favoris qui y étaient tous, ou à peu près, venus y chercher fortune ! « Oui, pensai-je, la voilà cette ville qui abonde plus qu’aucune autre au monde en prodiges et en crimes de toutes sortes ! » Je devais avoir retenu cette phrase de la lecture de quelque roman ; mais ce n’est pas le cas de citer ici tout mon monologue qui se termina au quartier de White-Chapel ; la diligence nous déposa, à l’heure annoncée, devant la porte de l’auberge où était le bureau des places retenues. Était-ce le Sanglier bleu ou le Taureau bleu ? Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait sur l’enseigne un animal bleu quelconque.

L’œil du garde se fixa sur moi lorsqu’il descendit de son poste, et il dit à la porte du bureau :

« — Y a-t-il ici quelqu’un pour réclamer un petit Monsieur appelé Murdstone de Blunderstone, comté de Suffolk ? »

Personne ne répondit.

« — Essayez le nom de Copperfield, je vous prie, Monsieur, lui dis-je avec un air malheureux.

« — Y a-t-il ici quelqu’un pour réclamer un petit Monsieur inscrit sous le nom de Murdstone de Blunderstone, comté de Suffolk, mais répondant au nom de Copperfield !… Allons, y a-t-il quelqu’un ? répéta le garde. »

Non, il n’y avait personne. Je promenais tout autour de moi des yeux inquiets ; mais la question n’avait appelé l’attention d’aucun de ceux qui étaient là, si j’en excepte un homme en guêtres, n’ayant qu’un œil, qui suggéra l’idée de me mettre un collier de cuivre comme à un chien, et de m’attacher dans l’écurie. »

On appuya l’échelle contre la diligence, et je descendis après la dame que j’ai comparée à une botte de foin, mais qui n’osa pas remuer que son panier ne fût déposé par terre. Bientôt, tous les voyageurs eurent disparu les uns après les autres, les bagages avec eux, et la voiture elle-même, les chevaux ayant été dételés, fut roulée à reculons par des palefreniers qui allèrent la remiser je ne sais où. Cependant, personne ne paraissait pour réclamer le petit Monsieur qui arrivait tout poudreux de Blunderstone, comté de Suffolk.

Plus solitaire que Robinson Crusoé, j’entrai dans le bureau où, sur l’invitation du commis, je passai derrière le comptoir et m’assis sur la balance qui servait à peser les bagages.

Là, pendant que je regardais les paquets, les malles, les registres, etc., respirant les parfums d’une écurie voisine, un cortège effrayant de réflexions nouvelles défila dans mon cerveau. Si personne ne venait me réclamer, combien de temps me tolérerait-on là ? Consentirait-on à m’y laisser jusqu’à ce que j’eusse dépensé les sept shellings qui restaient dans ma bourse ? Dormirais-je sur un des effets de voyage qui attendaient là leur propriétaire ? Irais-je me laver tous les matins à la pompe de la cour ? ou me mettrait-on chaque soir à la porte pour me permettre seulement de revenir le matin attendre toute la journée qu’on vînt me réclamer ? Et si ce n’était pas une méprise ou une négligence sans intention ? Si M. Murdstone avait imaginé ce plan pour se débarrasser de moi ? Une fois mes sept shellings consommés, que devenir ? Les gens du Sanglier bleu courraient-ils le risque de me voir mourir de faim dans le bureau et d’être forcés de m’enterrer à leurs frais ? Pourquoi ne pas partir tout de suite et retourner auprès de ma mère ! Mais comment retrouver ma route ? Et si j’arrivais qui me recevrait ! Étais-je sûr de personne, excepté de Peggoty ? Peut-être ferais-je mieux d’aller m’engager comme matelot ou comme soldat… Mais qui voudrait enrôler sur terre ou sur mer un petit garçon de mon âge ?

Ces pensées et cent autres semblables me donnèrent une véritable fièvre, et j’étais au plus haut paroxysme de mes appréhensions sinistres, lorsqu’entra un homme qui alla s’adresser directement au commis. Celui-ci vint me prendre par le bras sur le plateau de la balance, et me livra au survenant comme il eût fait d’un paquet pesé, enregistré et payé.

En sortant du bureau, tenu par la main, j’examinais cet homme haut de taille, jeune encore, les joues creuses, et ayant au menton une barbe aussi noire que celle de M. Murdstone ; mais il n’avait pas les cheveux lustrés de celui-ci : son habit râpé avait des manches un peu courtes ; son pantalon ne descendait qu’à la cheville, et sa cravate blanche n’était pas d’une propreté irréprochable ; quant au reste de son linge, impossible de le juger ; on ne le voyait pas.

« — Vous êtes le nouvel écolier ? me demanda-t-il.

» — Oui, Monsieur. » Réponse que je fis, persuadé, sauf preuve du contraire, que je devais être l’écolier en question.

« — Je suis un des maîtres du pensionnat Salem, dit-il. »

Je fis un salut respectueux et le suivis, ne sachant trop si je pouvais mentionner à un si digne personnage une chose aussi vulgaire que ma malle. Aussi étions-nous déjà à quelques pas du bureau, lorsque je me hasardai à y faire humblement allusion. Nous revînmes sur nos pas, et il donna quelques instructions au commis de la diligence, relativement au voiturier qui viendrait la prendre le lendemain matin.

« — Pardon, Monsieur, lui dis-je quelques pas plus loin, le pensionnat est-il loin ?

» — Au-delà de Blackheath, répondit-il ; » et, voyant bien que mes connaissances géographiques n’allaient pas jusqu’à me révéler cette distance, il ajouta :

« — Environ six milles de chemin ; mais nous irons par la voiture publique. »

J’avais l’estomac si faible, que l’idée de jeûner encore pendant un parcours de six milles m’effraya. Je m’armai de tout mon courage pour dire à mon guide que je lui serais bien obligé s’il me permettait d’acheter quelque chose à manger. Il parut surpris. — Après m’avoir bien regardé et avoir réfléchi : « J’ai à voir une vieille femme qui demeure ici tout près, me dit-il ; le mieux sera d’acheter un pain ou tout ce qui vous sera agréable, et de déjeuner chez cette personne qui nous procurera du lait. »

Nous cherchâmes en conséquence une boutique de boulanger, où nous nous décidâmes pour un pain brun qui me coûta six sous. De là, nous nous arrêtâmes aussi chez un épicier où nous achetâmes un œuf et une tranche de lard, dépense qui me laissa encore quelques sous du shelling dont le boulanger m’avait rendu la monnaie. Ces provisions faites, nous traversâmes un quartier qui me parut bruyant et tumultueux à donner le vertige ; nous passâmes sur un pont qui devait être London-Bridge, et nous arrivâmes à la demeure de la vieille femme, qui logeait dans un hospice charitable fondé pour quatre-vingts pauvresses, d’après l’inscription gravée au fronton de la porte principale.

Le maître du pensionnat Salem souleva le loquet d’une des petites portes toutes pareilles de cet établissement, et nous entrâmes dans le ménage d’une de ces vingt-quatre vieilles, qui soufflait son feu pour faire bouillir l’eau d’une petite casserole. En voyant entrer le maître, la vieille suspendit l’opération de son soufflet. Je crus entendre qu’elle disait : — « Ah ! c’est mon Charlot ! » Mais en voyant que le maître n’était pas seul, elle se leva et se frotta les mains, un peu confuse, en nous faisant une demi-révérence.

« — Pouvez-vous faire cuire le déjeuner de ce petit jeune homme, s’il vous plaît ? dit le maître du pensionnat Salem.

» — Si je le puis ? répondit la vieille ; oui, je le puis, assurément.

» — Comment se porte aujourd’hui Mistress Fibbitson ? » demanda le maître en regardant une seconde vieille dans un fauteuil près du feu, et cachée si bien sous un tas de vêtements que je me félicite encore de ne pas m’être assis sur elle par mégarde.

« — Ah ! elle n’est pas très bien, répondit la première : c’est un de ses mauvais jours. Elle a toujours froid, et je crois que si le feu s’éteignait par quelque accident, elle s’éteindrait aussi pour toujours. »

J’examinai alors plus attentivement cette pauvre invalide : quoiqu’il fît chaud ce jour-là, elle semblait ne penser qu’au feu. On l’aurait cru jalouse de la petite casserole ; or, comme on l’employa à faire cuire mon œuf et à frire mon lard, elle m’en voulut tout d’abord, me menaça même, une fois, du poing pendant cette opération culinaire ; ayant, du reste, rapproché encore son grand fauteuil de la cheminée, elle enveloppait ainsi le feu comme si c’était elle qui le réchauffait, et le surveillait avec une avare défiance. Enfin mon déjeuner étant cuit et le feu délivré, elle en exprima sa joie par un accès de rire… qui, je dois le dire, n’était nullement mélodieux.

Je m’assis pour manger mon œuf, mon lard et mon pain brun. Grâce à l’addition d’une jatte de lait qu’était allée me chercher la première vieille, je fis là un repas délicieux. Pendant que je jouissais de mon régal, la première vieille dit au maître :

« — Avez-vous sur vous votre flûte ?

» — Oui, répondit-il.

» — Jouez-en un air, dit la vieille avec un ton caressant. Jouez, je vous en prie. »

Le maître, sans se faire prier, passa une main sous son habit, il tira sa flûte en trois morceaux, et, les ayant ajustés, il commença immédiatement sa musique. Il m’en est resté l’impression que jamais homme ne joua plus mal de la flûte. Impossible d’imaginer une cacophonie pareille de sons naturels ou artificiels. Je ne sais si ces sons formaient ce qu’on appelle un air, et si cet air réveilla en moi mes plus tristes pensées ; mais le premier effet de son influence fut de me rappeler tous mes chagrins, jusqu’à me faire venir les larmes aux yeux ; le second, de m’ôter tout appétit, et le troisième de produire une telle somnolence, que j’avais peine à tenir les yeux ouverts. Ce souvenir m’endort presque encore aujourd’hui ; oui, j’ai beau faire, je cesse de voir cette petite chambre de l’hospice, avec son buffet dans un de ses quatre coins, ses fauteuils à dossiers carrés, l’escalier qui conduisait à la chambre au-dessus, la cheminée dont le manteau était décoré de trois plumes de paon (infortuné paon, s’il eût pu se douter du lieu où devait briller un jour sa queue superbe !). Tout cela s’efface et s’évanouit devant moi ; je sommeille… Ce n’est plus la flûte que j’entends, ce sont les roues de la diligence. Je recommence le voyage ; mais un cahot me réveille en sursaut ; la flûte gémit de nouveau, et le maître du pensionnat Salem, croisant les jambes, enchante mélancoliquement la pauvre vieille. La même influence reproduit les mêmes effets : tout disparaît encore : plus de flûte, plus de maître, plus de vieille, plus de pensionnat Salem, plus de David Copperfield, plus rien qu’un profond sommeil.

Je rêvai, cette fois, que, tandis que l’artiste exécutait cette mélodie lamentable, la pauvre vieille, qui s’était de plus en plus rapprochée de lui dans son extase d’admiration, s’appuyait sur sa chaise, l’embrassait affectueusement et arrêtait soudain la musique. J’étais dans un juste-milieu entre le sommeil et la veille ; mais bientôt après, je fus bien sûr de ne pas rêver en entendant, très distinctement, la même femme demander à Mrs Fibbitson : « — N’est-ce pas délicieux ? — Oui, oui, « répondit Mrs Fibbitson en regardant le feu, comme si c’était à lui qu’elle attribuait tout le mérite de cet enchantement.

Quand je lui parus avoir assez longuement sommeillé, le maître du pensionnat Salem démonta sa flûte en trois morceaux, les cacha dans sa poche, et m’emmena. La voiture publique de Salem n’était pas loin. Nous nous hissâmes sur l’impériale ; mais j’étais si enclin à dormir, qu’à la première halte, lorsque nous prîmes un nouveau voyageur, celui-ci s’installa à ma place, et l’on me mit dans l’intérieur, dont je me trouvai l’unique occupant. J’y goûtai un sommeil profond jusqu’à ce que la voiture gravît au pas une colline entre deux rangées d’arbres. Bientôt elle s’arrêta : elle était arrivée à destination.

Une courte promenade nous conduisit, — le maître et moi, — au pensionnat Salem, maison à l’aspect triste, et entourée d’un haut mur de briques. Sur la porte était un écriteau avec ces mots : Salem-House. Le maître sonna : avant qu’on nous ouvrît, nous fûmes reconnus, à travers un judas grillé, par un homme à figure farouche, au cou de taureau, à la chevelure tenue courte au-dessus des oreilles, et qui avait une jambe de bois.

« — Le nouvel écolier, dit le maître. »

L’homme à la jambe de bois inspecta d’un coup d’œil mon petit individu, et, quand il referma la porte sur moi, il mit la clé dans sa poche. Nous nous dirigions vers l’habitation, sous une allée touffue, lorsque l’homme à la jambe de bois, debout sur le seuil de sa loge, appela mon conducteur :

« — Holà ! »

Nous tournâmes la tête, et le vîmes armé d’une paire de bottes.

« — Holà ! le savetier est venu depuis que vous êtes parti, Monsieur Mell, et il dit qu’il lui est impossible de les raccommoder encore. Il prétend qu’il ne reste plus un seul morceau de la botte primitive, et il s’étonne que vous ayez pu songer à la possibilité d’un raccommodage. »

En parlant ainsi, il jeta les bottes vers M. Mell, qui fit quelques pas pour aller les ramasser, et qui, en les emportant, les regardait d’un air désolé. Je remarquai alors, pour la première fois, que celles qu’il avait aux pieds étaient passablement usées, et qu’on pouvait même apercevoir ses bas à travers une gerçure du cuir.

Salem-House était un bâtiment carré de briques avec deux ailes, sans ornement d’architecture extérieure, et d’un ameublement modeste. Cette maison me parut si solitaire et si silencieuse, que je demandai à M. Mell si les écoliers étaient sortis. Il eut l’air surpris que j’ignorasse que l’on était à l’époque des vacances ; — que tous les enfants étaient chez leurs parents ; que M. Creakle, le chef de l’établissement, était aux bains de mer avec Mrs et Miss Creakle ; enfin, qu’on m’y envoyait pendant les vacances comme punition.

La salle d’études, où il m’introduisit après m’avoir expliqué tout cela, était une triste et longue pièce avec trois rangs de pupitres, hérissée, tout le long des murs, de champignons pour y pendre les chapeaux et les ardoises. Deux misérables souris blanches, laissées là par leur propriétaire, parcouraient tous les recoins d’une cage en forme de château, cherchant avec leurs yeux rouges quelque chose à ronger. Dans une autre cage plus étroite, un oiseau voletait d’un bâton à l’autre sans chanter ni gazouiller. Une atmosphère étrange et d’une fadeur dégoûtante y rappelait à la fois la fétidité du cuir, celle du papier qu’on laisse moisir, et celle des pommes renfermées qui commencent à fermenter. Les taches d’encre étaient si multipliées, qu’il n’y en aurait pas eu davantage si, la toiture enlevée, il était tombé pendant quatre saisons une suite de pluies d’encre, de grêles d’encre et de neiges d’encre.

M. Mell m’ayant quitté pour aller porter dans sa chambre son irréparable paire de bottes, j’eus tout le loisir d’arpenter cette salle et d’en inspecter les divers compartiments. Tout-à-coup j’aperçus un pupitre sur lequel était un écriteau de carton avec ces mots écrits en grosses lettres : — Prenez garde à lui, il mord.

Je sautai aussitôt sur le banc, ayant peur qu’il y eût sous le pupitre quelque gros chien. Mais j’eus beau regarder, je ne le vis pas, et, en rentrant, M. Mell, me trouvant là, me demanda ce que je faisais.

« — Pardonnez-moi, Monsieur, lui dis-je, mais je cherche le chien.

» — Le chien ? quel chien ?

» — N’est-ce pas un chien ? Monsieur.

» — De quel chien voulez-vous parler, encore une fois ?

» — De celui auquel il faut prendre garde, Monsieur, parce qu’il mord.

» — Non, Copperfield, répliqua-t-il gravement, ce n’est pas un chien, c’est un petit garçon. J’ai pour instructions, Copperfield, de vous attacher au dos cet écriteau ; je suis fâché de commencer par là avec vous, mais j’y suis forcé. »

Ce disant, il me fit descendre, prit l’écriteau, parfaitement disposé pour cela, et me l’attacha aux épaules comme un havresac. Partout où j’allai ensuite, j’eus l’agrément de le porter avec moi.

On ne saurait imaginer tout ce que cet écriteau me fit souffrir. Qu’on pût me voir ou non, je croyais toujours que quelqu’un me voyait. Il ne me servait de rien de me retourner et de ne trouver personne, puisque quelqu’un pouvait toujours survenir du côté où j’avais le dos tourné. Mes souffrances étaient encore aggravées par l’homme cruel à la jambe de bois. Il était autorisé à me faire subir ce tourment, et s’il me surprenait adossé à un arbre ou un mur, il me criait de sa voix formidable : « Holà eh ! Copperfield ; montrez votre écriteau ou je ferai mon rapport. »

Je fus, un matin, obligé de me promener dans la cour de récréation, traversée par tous les employés et les fournisseurs de l’établissement, afin que mon écriteau, lu par tous les domestiques, par le boucher, par le boulanger, les avertît tous qu’on devait prendre garde à moi. Je commençais à avoir peur de moi-même comme d’une espèce de petit sauvage qui mordait.

Il y avait, dans cette cour, une vieille porte sur laquelle les écoliers avaient coutume de sculpter leurs noms : elle était complètement couverte de ces inscriptions à la pointe du couteau. En lisant tous ces noms, je me demandais : « Comment celui-ci et celui-là apprendront-ils, à leur retour des vacances, qu’ils ont un nouveau camarade dont il faut se défier parce qu’il mord ? » Un de ces noms, le plus souvent et le plus profondément gravé, était celui d’un certain J. Steerforth. « — Ce doit être un grand garçon me disais-je, qui lira mon écriteau avec emphase et me tirera les cheveux. » Un autre écolier s’appelait Tommy Traddles. « Ce Tommy-là, disais-je, me tournera en ridicule en prétendant être horriblement effrayé ; ce troisième, George Demple, fera une chanson à mes dépens ; » enfin, la pension se composait de quarante-trois élèves, selon M. Mell. Il n’y avait pas un seul de ces quarante-trois élèves qui ne m’apparût à la lecture de son nom sur cette porte, et qui ne me huât en criant à sa manière : « — Prenez garde à lui, il mord ! »

La même idée me poursuivait à côté de chaque pupitre et de chaque banc dans la salle d’étude, à côté de chaque couchette vide du dortoir, lorsque j’allais moi-même, le soir, me mettre au lit. Je me souviens d’avoir rêvé plusieurs nuits de suite de ma mère, quand ma mère n’aimait que moi ; puis je rêvais encore que je dînais chez la famille Peggoty ou que je voyageais sur l’impériale de la diligence, ou que j’admirais l’appétit de mon infortuné ami le garçon de l’auberge ; mais, tout-à-coup, ces divers personnages poussaient un cri de terreur en découvrant sur mon dos le fatal écriteau.

Dans la monotonie de ma vie, et avec l’appréhension continuelle de la réouverture des classes, c’était un insupportable supplice. J’avais, chaque jour, de longs exercices à faire avec M. Mell, et je m’en tirais assez bien, M. et Miss Murdstone n’étant pas là. Mais, entre ces leçons, je me promenais sous la surveillance de l’homme à la jambe de bois. J’eus ainsi le temps de graver dans ma mémoire toutes les particularités de cette grande maison, son atmosphère humide, certaines dalles verdâtres et effondrées de la cour, un vieux réservoir à travers les crevasses duquel l’eau filtrait goutte à goutte, quelques arbres au tronc décoloré, qui semblaient avoir été plus trempés par la pluie et avoir moins reçu les rayons du soleil que les autres.

Nous dînions à une heure après midi, M. Mell et moi, à l’entrée d’un long réfectoire rempli de tables de sapin et sentant l’odeur de la graisse. Après le dîner, venaient de nouvelles leçons jusqu’à l’heure où l’on servait le thé, que M. Mell buvait dans une tasse de porcelaine bleue, et moi dans une tasse d’étain. Tout le long de la journée, jusqu’à sept ou huit heures du soir, M. Mell, installé à son pupitre spécial de la salle d’étude, était incessamment occupé avec un registre, une règle et des feuilles volantes qu’il couvrait de chiffres et d’écritures. Je sus, plus tard, qu’il dressait ainsi les mémoires de chaque élève pour le dernier semestre expiré. Son labeur quotidien terminé, il prenait sa flûte et en jouait avec une telle ardeur qu’il me semblait qu’il finirait par y laisser son dernier souffle

Je me revois moi-même assis dans les salles mal éclairées, le front sur une main, écoutant les plaintives mélodies de M. Mell ou repassant mes leçons du jour suivant. Je me revois là encore, songeant à la maison qui avait autrefois été ma maison, et à la plage de Yarmouth, en me trouvant bien triste et bien seul. Je me revois traversant le double rang de couchettes du dortoir et m’asseyant sur le bord de la mienne pour pleurer, parce que Peggoty n’était pas là pour me consoler en me mettant au lit. Je me revois descendant, chaque matin, un long escalier, et regardant la cloche qui m’a réveillé. Je me répète que cette même cloche va bientôt réveiller aussi J. Steerforth et mes autres condisciples inconnus, — idée terrible qui ne le cède en terreur qu’à celle qui me représente l’homme à la jambe de bois ouvrant sa grille rouillée au redouté M. Creakle. Je ne puis croire que je fusse, en vérité, un bien dangereux caractère, mais je ne me dissimule pas que l’écriteau me dénoncera à tous.

M. Mell ne me parlait pas beaucoup, mais il ne me traitait jamais durement. Je suppose que nous nous tenions réciproquement compagnie sans nous parler. J’ai oublié de mentionner qu’il se parlait quelquefois à lui-même, faisant de gros yeux, grinçant les dents, serrant les poings ou s’arrachant les cheveux sans cause connue ; mais c’étaient là ses manies. J’en avais d’abord été effrayé, puis je m’y étais accoutumé.

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