David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 6

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 84-92).

Je menais cette vie depuis un mois environ, lorsque l’homme à la jambe de bois se mit à parcourir la maison avec un balai et un seau d’eau ; j’en conclu qu’on préparait tout pour recevoir M. Creakle et ses élèves. Je ne me trompais pas, car bientôt le balai envahit la salle d’étude et nous en chassa M. Mell et moi. Nous allâmes vivre je ne sais où et je ne sais comment ; ce que je sais bien, c’est que, pendant plusieurs jours, nous rencontrions partout deux ou trois femmes, que je n’avais qu’à peine entrevues jusqu’alors, et que j’avalai une telle quantité de poussière que j’éternuais aussi souvent que si Salem-House avait été une vaste tabatière.

Un jour M. Mell m’annonça que M. Creakle arriverait le soir. Après le thé, j’appris qu’il était arrivé ; avant l’heure de me coucher, l’homme à la jambe de bois vint me chercher pour comparaître devant lui.

M. Creakle habitait une portion de la maison beaucoup plus confortable que la nôtre ; il avait un petit jardin qui paraissait charmant à côté de la récréation, sorte de désert en miniature, où un chameau et un dromadaire se seraient trouvés comme chez eux. Je me trouvai bien hardi d’oser remarquer qu’il n’y avait pas jusqu’au corridor qui n’eut l’air confortable, tandis que je me rendais tout tremblant chez M. Creakle. J’étais tellement abasourdi en entrant, que je vis à peine mistress Creakle ou miss Creakle qui étaient toutes deux dans le salon. Je ne voyais que M. Creakle, ce bon et gros monsieur qui portait un paquet de breloques à sa montre ; il était assis dans un fauteuil, avec une bouteille et un verre à côté de lui.

« Ah ! dit M. Creakle, voilà le jeune homme dont il faut limer les dents. Faites-le retourner. »

L’homme à la jambe de bois me retourna de façon à montrer le placard, puis lorsque M. Creakle eut eu tout le temps de le lire, il me replaça en face du maître de pension, et se mit à côté de lui. M. Creakle avait l’air féroce, ses yeux étaient petits et très-enfoncés ; il avait de grosses veines sur le front, un petit nez et un menton très-large. Il était chauve, et n’avait que quelques petits cheveux gras et gris, qu’il lissait sur ses tempes, de façon à leur donner rendez-vous au milieu du front. Mais ce qui chez lui me fit le plus d’impression, c’est qu’il n’avait presque pas de voix et parlait toujours tout bas. Je ne sais si c’est qu’il avait de la peine à parler même ainsi, ou si le sentiment de son infirmité l’irritait, mais, toutes les fois qu’il disait un mot, son visage prenait une expression encore plus méchante, ses veines se gonflaient, et quand j’y réfléchis, je comprends que ce soit là ce qui me frappa d’abord, comme ce qu’il y avait chez lui de plus remarquable.

« Voyons, dit M. Creakle. Qu’avez-vous à m’apprendre sur cet enfant ?

— Rien encore, répartit l’homme à la jambe de bols. Il n’y a pas en d’occasion. »

Il me sembla que M. Creakle était désappointé, Il me sembla que mistress Creakle et sa fille (que je venais da regarder pour la première fois, et qui étaient maigres et silencieuses à l’envi l’une de l’autre), n’étaient pas désappointées.

« Venez ici, monsieur ! dit M. Groaklo an me faisant signe de la main.

— Venez ici ! dit l’homme à la jambe da bois en répétant le geste de M. Creakle.

— J’ai l’honneur de connaître votre beau-père, murmura M. Creakle en m’empoignant par l’oreille. C’est un digne homme, un homme énergique. Il me connaît, et moi je le connais. Me connaissez-vous, vous, vous ? hein ! dit M. Croatie en me pinçant l’oreille avec un enjouement féroce.

— Pas encore, monsieur dis-je tout en gémissant. Pas encore ? hein ? répéta M. Creakle. Cela viendra, hein ?

— Cela viendra ! hein ? » répéta l’homme à la jambe de bois.

Je découvris plus tard que son timbre retentissant lui procurait l’honneur de servir d’interprète à M. Creakle auprès de ses élèves.

J’étais horriblement effrayé et je me contentai de dire que je l’espérais bien. Mais tout en parlant, je me sentais l’oreille tout en feu, il la pinçait si fort !

« Je vais vous dire ce que je suis, murmura M. Creakle en lâchant enfin mon oreille, mais après l’avoir tordue de façon à me faire venir les larmes aux yeux. Je suis un Tartare.

— Un Tartare, dit l’homme à la jambe de bois.

— Quand je dis que je ferai une chose, je la fais, dit M. Creakle, et quand je dis qu’il faut faire une chose, je veux qu’on la fasse.

— Qu’il faut faire une chose, je veux qu’on la fasse, répéta l’homme à la jambe de bois.

— Je suis un caractère décidé, dit M. Creakle. Voilà ce que je suis. Je fais mon devoir, voilà ce que je fais. Quand ma chair et mon sang (il se tourna vers mistress Creakle), quand ma chair et mon sang se révoltent contre moi, ce n’est plus ma chair et mon sang ; je les renie. Cet individu a-t-il reparu ? demanda-t-il à l’homme à la jambe de bois.

— Non, répondit-il.

— Non ? dit M. Creakle. Il a bien fait. Il me connaît, qu’il se tienne à l’écart. Je dis qu’il se tienne a l’écart, dit M. Creakle en tapant sur la table regardant mistress Creakle, car il me connaît. Vous devez commencer aussi à me connaître, mon petit ami. Vous pouvez vous en aller. Emmenez-le.

J’étais bien content qu’il me renvoyât, car mistress Creakle et miss Creakle s’essuyaient les yeux, et je souffrais autant pour elles que pour moi. Mais j’avais à lui adresser une pétition qui avait pour moi tant d’intérêt que je ne pus m’empêcher de lui dire, tout en admirant mon courage :

« Si vous vouliez bien, monsieur. »

M. Creakle murmura : « Hein ? Qu’est-ce que ceci veut dire ? et baissa les yeux sur moi, comme s’il avait envie de me foudroyer d’un regard.

— Si vous vouliez bien, monsieur, balbutiai-je, si je pouvais (je suis bien fâché de ce que j’ai fait, monsieur) ôter cet écriteau avant le retour des élèves.

Je ne sais si M. Creakle eut vraiment envie de sauter sur moi, ou s’il avait seulement l’intention de m’effrayer, mais il s’élança hors de son fauteuil et je m’enfuis comme un trait, sans attendre l’homme à la jambe de bois ; je ne m’arrêtai que dans le dortoir, où je me fourrai bien vite dans mon lit, où je restai à trembler, pendant plus de deux heures.

Le lendemain matin M. Sharp revint. M. Sharp était le second de M. Creakle, le supérieur de M. Mell. M. Mell prenait ses repas avec les élèves, mais M. Sharp dînait et soupait à la table de M. Creakle. C’était un petit monsieur à l’air délicat, avec un très-grand nez ; il portait sa tête de côté, comme si elle était trop lourde pour lui. Ses cheveux étaient longs et ondulés, mais j’appris par le premier élève qui revint, que c’était une perruque (une perruque d’occasion, me dit-il), et que M. Sharp portait tous les samedis pour la faire boucler.

Ce fut Tommy Traddles qui me donna ce renseignement. Il revint le premier. Il se présenta à moi en m’informant que je trouverais son nom au coin de la grille à droite, au devant du grand verrou ; je lui dis : « Traddles, » à quoi il me répondit : « lui-même, » puis il me demanda une foule de détails sur moi et sur ma famille.

Ce fut très-heureux pour moi que Traddles revînt le premier. Mon écriteau l’amusa tellement, qu’il m’épargna l’embarras de le montrer ou de le dissimuler, en me présentant à tous les élèves immédiatement après leur arrivée. Qu’ils fussent grande ou petits, il leur criait : « Venez vite ! voilà une bonne farce ! » Heureusement aussi, la plupart des enfante revenaient tristes et abattus, et moins disposés à rire à mes dépens, que je ne l’avais craint. Il y en avait bien quelques-uns qui sautèrent autour de moi comme des sauvages, et il n’y en avait à peu près aucun qui sût résister à la tentation de faire comme si j’étais un chien dangereux : ils venaient me caresser et me cajoler comme ai j’étais sur le point de les mordre, puis ils disaient : « À bas, monsieur ! » et ils m’appelaient « Castor. » C’était naturellement fort ennuyeux pour moi, au milieu de tant d’étrangers, et cela me coûta bien des larmes, mais à tout prendre, j’avais redouté pis.

On ne me regarda comme positivement admis dans la pension, qu’après l’arrivée de F. Steerforth. On m’amena devant lui comme devant mon juge : il avait la réputation d’être très-instruit, et il était très-beau garçon : il avait au moins six ans plus que moi. Il s’enquit, sous un petit hangar dans la cour, des détails de mon châtiment, et voulut bien déclarer que selon lui, « c’était une fameuse infamie, » ce dont je lui sus éternellement gré.

« Combien d’argent avez-vous, Copperfield ? me dit-il tout en se promenant avec moi, une fois mon jugement prononcé.

Je lui dis que j’avais sept shillings.

« Vous feriez mieux de me les donner, dit-il. Je vous les garderais ; si cela vous plaît, toutefois autrement, n’en faites rien. »

Je me hâtai d’obéir à cette amicale proposition, et je versai dans la main de Steerforth tout le contenu de la bourse de Peggotty.

— Voulez-vous en dépenser quelque chose maintenant ? dit Steerforth. Qu’en pensez-vous ?

— Non, merci, répondis-je.

— Mais c’est très-facile, si vous en avez envie ? dit Steerforth, vous n’avez qu’à parler.

— Non, merci, monsieur, répétai-je.

— Peut-être auriez-vous eu envie d’acheter une bouteille de cassis, pour un ou deux shillings. Nous la boirions peu à peu, là-haut dans le dortoir, reprit Steerforth. Vous êtes de mon dortoir, à ce qu’il paraît. »

L’idée ne m’en était pas venue, mais je n’en dis pas moins : « oui, cela me convient tout à fait.

— Parfaitement dit Steerforth. Je parie que vous seriez enchanté d’acheter pour un shilling de biscuits aux amandes ? »

Je répondis que cela me plaisait aussi.

« Et puis pour un ou deux shillings de gâteaux et de fruits ? dit Steerforth, n’est-ce pas, petit Copperfield ! »

Je souris parce qu’il souriait, mais malgré ça je ne savais trop qu’en penser.

« Bon ! dit Steerforth, cela durera ce que ça pourra, après tout. Vous pouvez compter sur moi. Je sors quand cela me plaît, je passerai le tout en contrebande. » Et en même temps il mit l’argent dans sa poche, en me recommandant de ne pas m’inquiéter : il veillerait à ce que tout se passât bien.

Il tint parole, et on pouvait dire que tout se passât bien, lorsqu’au fond du cœur je sentais que c’était mal, que c’était faire un mauvais usage des deux demi-couronnes de ma mère ; je conservai pourtant le morceau de papier qui les enveloppait : précieuse économie ! Quand nous montâmes nous coucher, il me montra le produit de mes sept shillings, et posant le tout sur mon lit, à la lueur de la lune, il me dit :

« Voilà tout, jeune Copperfield, vous avez là un fameux gala ! »

Je ne pouvais songer, vu mon âge, à faire les honneurs du festin, quand j’avais là Steerforth pour les faire : ma main tremblait à cette seule pensée. Je le priai de vouloir bien y présider, et ma requête fut appuyée par tous les élèves du dortoir. Il accepta, s’assit sur mon oreiller, fit circuler les mets avec une parfaite équité, je dois en convenir, et nous distriua le cassis dans un petit verre sans pied, qui lui appartenait. Quant à moi, j’étais assis à sa gauche, les autres étaient groupés autour de nous, assis par terre sur les lits les plus rapprochés du mien.

Comme je me rappelle cette soirée ! Nous parlions à voix basse, ou plutôt ils parlaient et je les écoutais respectueusement ; les rayons de la lune tombaient dans la chambre à peu de distance et dessinaient de leur pâle clarté une fenêtre sur le parquet. Nous restions presque tous dans l’ombre, excepté quand Steerforth plongeait une allumette dans sa petite boîte de phosphore, pour aller chercher quelque chose sur la table, lumière bleuâtre qui disparaissait aussitôt. Je me sens de nouveau saisi d’une certaine terreur mystérieuse ; il fait sombre, notre festin doit être caché, tout le monde chuchote autour de moi, et j’écoute avec une crainte vague et solennelle, heureux de sentir mes camarades autour de moi, et très-effrayé (bien que je fasse semblant de rire) quand Traddles prétend apercevoir un revenant dans un coin.

On raconta toutes sortes da choses sur la pension, et sur ceux qui y vivaient. J’appris que M. Creakle avait raison de se baptiser lui-même un Tartare ; que c’était le plus dur et le plus sévère des maîtres ; que pas un jour ne s’écoulait sans qu’il vînt punir de sa propre main les élèves en faute. Il ne savait absolument rien autre chose que de punir, disait Steerforth ; il était plus ignorant que le plus mauvais élève ; il ne s’était fait maître de pension, ajoutait-il, qu’après avoir fait banqueroute dans un faubourg de Londres, comme marchand de houblon ; il n’avait pu se tirer d’affaire que grâce à la fortune de mistress Creakle ; sans compter bien d’autres choses encore que je m’étonnais qu’ils pussent savoir.

J’appris que l’homme à la jambe de bois, qui s’appelait Tungby, était un barbare impitoyable qui, après avoir servi d’abord dans le commerce du houblon, avait suivi M. Creakle dans la carrière de l’enseignement ; on supposait que c’était parce qu’il s’était cassé la jambe au service de M. Creakle, et qu’il savait tous ses secrets, l’ayant assisté dans beaucoup d’opérations peu honorables. J’appris qu’à la seule exception de M. Creakle, Tungby considérait toute la pension, maîtres ou élèves comme ses ennemis naturels, et qu’il mettait son plaisir à se montrer grognon et méchant. J’appris que M. Creakle avait un fils, que Tungby n’aimait pas ; et qu’un jour, ce fils qui aidait son père dans la pension, ayant osé lui adresser quelques observations sur la façon dont il traitait les enfants, peut-être même protester contre les mauvais traitements que sa mère avait à souffrir, M. Creakle l’avait chassé de chez lui, et que, depuis ce jour, mistress Creakle et miss Creakle menaient la vie la plus triste du monde.

Mais ce qui m’étonna le plus, ce fut d’entendre dire qu’il y avait un de ses élèves sur lequel M. Creakle n’avait jamais osé lever la main, et que cet élève était Steerforth. Steerforth confirma cette assertion, en disant qu’il voudrait bien voir qu’il le touchât du bout du doigt. Un élève pacifique (ce ne fut pas moi) lui ayant demandé comment il s’y prendrait si M. Creakle en venait là, il trempa une allumette dans le phosphore, comme pour donner plus d’éclat à sa réponse, et dit qu’il commencerait par lui donner un bon coup sur la tête avec la bouteille d’encre qui était toujours sur la cheminée. Après quoi, pendant quelques minutes, nous restâmes dans l’obscurité, n’osant pas seulement souffler de peur.

J’appris que M. Sharp et M. Mell ne recevaient qu’un misérable salaire ; que, lorsqu’il y avait à dîner sur la table de M. Creakle de la viande chaude et de la viande froide, il était convenu que M. Sharp devait toujours préférer la froide. Ce fait nous fut de nouveau confirmé par Steerforth, le seul admis aux honneurs de la table de M. Creakle. J’appris que la perruque de M. Sharp n’allait pas à sa tête, et qu’il ferait mieux de ne pas tant faire son fier avec sa perruque, parce qu’on voyait ses cheveux roux passer par-dessous.

J’appris qu’un des élèves était le fils d’un marchand de charbon, et qu’on le recevait dans la pension en payement du compte de charbon, ce qui lui avait valu le surnom de M. Troc, sobriquet emprunté au chapitre du livre d’arithmétique, qui traitait de ces matières. Quant à la bière, disait-on, c’est un vol fait aux parents, aussi bien que le pudding. On croyait, en général, que miss Creakle était amoureuse de Steerforth. Quoi de plus probable, me disais-je, tandis qu’assis dans les ténèbres, je songeais à la voix si douce, au beau visage, aux manières élégantes, aux cheveux bouclés de mon nouvel ami ? J’appris aussi que M. Mell était un assez bon garçon, mais qu’il n’avait pas six pence à lui appartenant, et qu’à coup sûr la vieille Mme Mell, sa mère, était pauvre comme Job. Cela me rappela mon déjeuner où j’avais cru entendre : « Mon Charles ! » Mais, grâce à Dieu, je me rappelle aussi que je n’en soufflai mot à personne.

Toute cette conversation se prolongea un peu de temps après le banquet. La plus grande partie des convives étaient allés se coucher dès que le repas avait été terminé, et nous finîmes par les imiter après être restés encore à chuchoter et à écouter tout en nous déshabillant.

« Bonsoir, petit Copperfield, dit Steerforth, je prendrai soin de vous.

— Vous êtes bien bon, dis-je, le cœur plein de gratitude. Je vous remercie beaucoup.

— Avez-vous une sœur ? dit Steerforth, tout en bâillant.

— Non, répondis-je.

— C’est dommage, dit Steerforth. Si vous en aviez eu une, je crois que ce serait une gentille petite personne, timide, jolie, avec des yeux très-brillants. J’aurais aimé à faire sa connaissance. Bonsoir, petit Copperfteld.

— Bonsoir, monsieur, répondis-je. Je ne pensai qu’à lui au fond de mon lit, je me soulevai pour le regarder ; couché au clair de la lune, sa jolie figure tournée vers moi, la tête négligemment appuyée sur son bras, c’était, à mes yeux, un grand personnage, il n’est pas étonnant que j’en eusse l’esprit tout occupé ; les sombres mystères de son avenir inconnu ne se révélaient pas sur sa face à la clarté de la lune. Il n’y avait pas une ombre, attachée à ses pas, pendant la promenade que je fis, en rêve avec lui, dans le jardin.