David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 58

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 394-401).

Oh ! oui, une nuit bien longue et bien ténébreuse troublée par tant d’espérances déçues, tant de chers souvenirs, tant d’erreurs passées, tant de chagrins stériles, tant de regrets amers qui venaient la hanter comme des spectres nocturnes.

Je quittai l’Angleterre, sans bien comprendre encore toute la force du coup que j’avais à supporter. Je quittai tous ceux qui m’étaient chers et je m’en allai ; je croyais que j’en étais quitte, et que tout était fini comme cela. De même que, sur un champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle sans savoir seulement qu’il est blessé; de même, laissé seul avec mon cœur indiscipliné, je ne me doutais pas non plus de la profonde blessure contre laquelle il allait avoir à lutter.

Je le compris enfin, mais non point tout d’un coup ; ce ne fut que petit à petit et comme brin à brin. Le sentiment de désolation que j’emportais en m’éloignant ne fit que devenir plus vif et plus profond d’heure an heure. Ce n’était d’abord qu’un sentiment vague et pénible de chagrin et d’isolement. Mais il se transforma, par degrés imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que j’avais perdu, amour, amitié, intérêt de tout ce que l’amour avait brisé dans mes mains ; une première foi, une première affection, le rêve entier de ma vie. Que me restait-il désormais ? un vaste désert qui s’étendait autour de moi sans interruption, presque sans horizon.

Si ma douleur était égoïste, je ne m’en rendais pas compte. Je pleurais sur ma femme-enfant, enlevée si jeune, à la fleur de son avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l’amitié et l’admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la, mienne. Je pleurais sur le cœur brisé qui avait trouvé le repos dans la mer orageuse ; je pleurais sur les débris épars de cette vieille demeure, où j’avais entendu souffler le vent du soir, quand je n’étais encore qu’un enfant.

Je ne voyais aucune issue à cet abîme de tristesse où j’étais tombé. J’errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec moi. J’en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me disais dans mon cœur que jamais il ne pourrait être allégé.

Dans ces moments de crise et de découragement, je croyais que j’allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au moins près des miens, et je revenais sur mes pas, pour être plutôt avec eux. D’autres fois, je continuais mon chemin, j’allais de ville en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant laisser derrière moi je ne sais quoi non plus.

Il me serait impossible de retracer une à une toutes les phases douloureuses que j’eus à traverser dans ma détresse. Il y a de ces rêves qu’on ne saurait décrire que d’une manière vague et imparfaite ; et quand je prends sur moi de me rappeler cette époque de ma vie, il me semble que c’est un de ces rêves-là qui me reviennent à l’esprit. Je revois, en passant, des villes inconnues, des palais, des cathédrales, des temples, des tableaux, des châteaux et des tombes, des rues fantastiques, tous les vieux monuments de l’histoire et de l’imagination. Mais non, je ne les revois pas, je les rêve, portant toujours partout mon fardeau pénible, et ne reconnaissant qu’à peine les objets qui passent et disparaissent dans cette fantasmagorie de mon esprit. Ne rien voir, ne rien entendre, uniquement absorbé dans le sentiment de ma douleur, voilà la nuit qui tombe sur mon cœur indiscipliné. Mais sortons-en… comme je finis par en sortir, Dieu merci ! Il est temps de secouer ce long et triste rêve, et de quitter les ténèbres pour une nouvelle aurore.

Pendant plusieurs mois je voyageai ainsi, avec ce nuage obscur sur l’esprit. Des raison mystérieuses semblaient m’empêcher de reprendre le chemin de mon paya natal, et m’engager à poursuivre mon pèlerinage. Tantôt je prenais ma course de pays en pays, sans me reposer, sans m’arrêter nulle part. Tantôt je restais longtemps au même endroit, sans savoir pourquoi. Je n’avais ni but, ni mobile.

J’étais en Suisse. Je revenais d’Italie par un des grands passages à travers les Alpes, où j’errais, avec un guide, dans les sentiers écartés des montagnes. Si ces solitudes majestueuses parlaient à mon cœur, je n’en savais en vérité rien. J’avais trouvé quelque chose de merveilleux et de sublime dans ces hauteurs prodigieuses, dans ces précipices horribles, dans ces torrents mugissants, dans ces chaos de neige et de glace, mais c’était tout ce que j’y avais vu.

Un soir, je descendais, avant le coucher du soleil, au fond d’une vallée où je devais passer la nuit. À mesure que je suivais le sentier autour de la montagne d’où je venais de voir l’astre du jour bien au-dessus de moi, je crus sentir le goût du beau et l’instinct d’un bonheur tranquille s’éveiller chez moi, sous la douce influence de ce spectacle paisible, et ranimer dans mon cœur une faible lueur de ces émotions depuis longtemps inconnues. Je me souviens que je m’arrêtai dans ma marche avec une espèce de chagrin dans l’âme qui ne ressemblait plus à l’accablement et au désespoir. Je me souviens que je fus tenté d’espérer qu’il n’était pas impossible qu’il vînt à s’opérer en moi quelque bienheureux changement.

Je descendis dans la vallée au moment où le soleil du soir dorait les cimes couvertes de neige qui allaient le masquer comme d’un nuage éternel. La base de la montagne qui formait la gorge où se trouvait situé le petit village, était d’une riche verdure ; au-dessus de cette joyeuse végétation croissaient de sombres forets de sapins, qui fendaient ces masses de neige comme un coin et soutenaient l’avalanche. Plus haut, on voyait des rochers grisâtres, des sentiers raboteux, des glaçons et de petites oasis de pâturage qui allaient se perdre dans la neige dont la cime des monts était couronnée. Ça et là, sur le revers delà montagne, quelques points sur la neige, et chaque point était une maison. Tous ces chalets solitaires, écrasés par la grandeur sublime des cimes gigantesques qui les dominaient paraissaient trop petits, en comparaison, pour des jouets d’enfant. Il en était de même du village, groupé dans la vallée, avec son pont de bois jeté sur le ruisseau qui tombait en cascade sur les rochers brisés, et courait à grand bruit au milieu des arbres. On entendait au loin, dans le calme du soir, une espèce de chant : c’étaient les voix des bergers, et en voyant un nuage, éclatant des feux du soleil couchant, flotter à mi-côte sur le flanc de la montagne, je croyais presque entendre sortir de son sein les accents de cette musique sereine qui n’appartenait pas à la terre. Tout d’un coup, au milieu de cette grandeur imposante, la voix, la grande voix de la nature me parla ; docile à son influence secrète, je posai sur le gazon ma tête fatiguée, je pleurai comme je n’avais pas pleuré encore depuis la mort de Dora.

J’avais trouvé quelques instants auparavant un paquet de lettres qui m’attendait, et j’étais sorti du village pour les lire pendant qu’on préparait mon souper. D’autres paquets s’étaient égarés et je n’en avais pas reçu depuis longtemps. Sauf une ligne ou deux, pour dire que j’étais bien et que j’étais arrivé à cet endroit, je n’avais eu ni le courage ni la force d’écrire une seule lettre depuis mon départ.

Le paquet était entre mes mains. Je l’ouvris, et je reconnus l’écriture d’Agnès.

Elle était heureuse, comme elle nous l’avait dit, de se sentir utile. Elle réussissait dans ses efforts, comme elle l’avait espéré. C’était tout ce qu’elle me disait sur son propre compte. Le reste avait rapport à moi.

Elle ne me donnait pas de conseils ; elle ne me parlait pas de mes devoirs ; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutumée, qu’elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu’avec mon caractère je ne manquerais pas de tirer une leçon salutaire du chagrin même qui m’avait frappé. Elle savait que les épreuves et la douleur ne feraient qu’élever et fortifier mon âme. Elle était sûre que je donnerais à tous mes travaux un but plus noble et plus ferme après le malheur que j’avais eu à souffrir. Elle qui se réjouissait tant du nom que je m’étais déjà fait, et qui attendait avec tant d’impatience les succès qui devaient l’illustrer encore, elle savait bien que je continuerais à travailler. Elle savait que dans mon cœur, comme dans tous les cœurs vraiment bons et élevés, l’affliction donne de la force et non de la faiblesse. De même que les souffrances de mon enfance avaient contribué à faire de moi ce que j’étais devenu ; de même des malheurs plus grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore, pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes écrits, l’enseignement que j’en avais reçu moi-même. Elle me remettait entre les mains de Dieu, de celui qui avait recueilli dans son repos mon innocent trésor ; elle me répétait qu’elle m’aimait toujours comme une sœur, et que sa pensée me suivait partout, fière de ce que j’avais fait, mais infiniment plus fière encore de ce que j’étais destiné à faire un jour.

Je serrai sa lettre sur mon cœur, je pensai à ce que j’étais une heure auparavant, lorsque j’écoutais les voix qui expiraient dans le lointain ; et en voyant les nuages vaporeux du soir prendre une teinte plus sombre, toutes les couleurs nuancées de la vallée s’effacer ; la neige dorée sur la cime des montagnes se confondre avec le ciel pâle de la nuit, je sentis la nuit de mon âme passer et s’évanouir avec ces ombres et ces ténèbres. Il n’y avait pas de nom pour l’amour que j’éprouvais pour elle plus chère désormais à mon cœur qu’elle ne l’avait jamais été.

Je relus bien des fois sa lettre, je lui écrivis avant de me coucher. Je lui dis que j’avais eu grand besoin de son aide, que sans elle je ne serais pas, je n’aurais jamais été ce qu’elle croyait, mais qu’elle me donnait l’ambition de l’être, et le courage de l’essayer.

Je l’essayai en effet. Encore trois mois, et il y aurait un an que j’avais été si douloureusement frappé. Je résolus de ne prendre aucune résolution avant l’expiration de ce terme, mais d’essayer seulement de répondre à l’estime d’Agnès. Je passai tout ce temps-là dans la petite vallée où j’étais et dans les environs.

Les trois mois écoulés je résolus de rester encore quelque temps loin de mon pays de m’établir pour le moment dans la Suisse, qui m’était devenue chère par le souvenir de cette soirée ; de reprendre une plume, de me remettre au travail.

Je me conformai humblement aux conseils d’Agnès ; j’interrogeai la nature, qu’on n’interroge jamais en vain ; je ne repoussai plus loin de moi les affections humaines. Bientôt j’eus presque autant d’amis dans la vallée que j’en avais jadis à Yarmouth, et quand je les quittai à l’automne pour aller à Genève, ou que je vins les retrouver au printemps, leurs regrets et leur accueil affectueux n’allaient au cœur, comme s’ils me les adressaient dans la langue de mon pays.

Je travaillais ferme et dur ; je commençais de bonne heure et je finissais tard. J’écrivais une nouvelle dont je choisis le sujet en rapport avec mes peines récentes ; je l’envoyai à Traddles, qui s’entremit pour la publication, d’une façon très-avantageuse à mes intérêts ; et le bruit de ma réputation croissante fut porté jusqu’à moi par le flot de voyageurs que Je rencontrais sur mon chemin. Après avoir pris un peu de repos et de distraction, je me remit à l’œuvre avec mon ardeur d’autrefois, sur un nouveau sujet d’imagination, qui me plaisait infiniment. À mesure que j’avançais dans l’accomplissement de cette tâche, je m’y attachais de plus en plus, et je mettais toute mon énergie à y réussir. C’était mon troisième essai en ce genre. J’en avais écrit à peu près la moitié, quand je songeai, dans un intervalle de repos, à retourner en Angleterre.

Depuis longtemps, sans nuire à mon travail patient et à mes études incessantes, je m’étais habitué à des exercices robustes. Ma santé, gravement altérée lorsque j’avais quitté l’Angleterre, s’était entièrement rétablie. J’avais beaucoup vu ; j’avais beaucoup voyagé, et j’espère que j’avais appris quelque chose dans mes voyages.

J’ai raconté maintenant tout ce qu’il me paraissait utile de dire sur cette longue absence… Cependant, j’ai fait une réserve. Si je l’ai faite, ce n’est pas que j’eusse l’intention de taire une seule de mes pensées, car, je l’ai déjà dit, ce récit est ma mémoire écrite. J’ai voulu garder pour la fin ce secret enseveli au fond de mon âme. J’y arrive à présent.

Je ne puis sonder assez avant ce secret de mon propre cœur pour pouvoir dire à quel moment je commençai à penser que j’aurais pu jadis faire d’Agnès l’objet de mes premières et de mes plus chères espérances. Je ne puis dire à quelle époque de mon chagrin j’en vins à songer que, dans mon insouciante jeunesse, j’avais rejeté loin de moi le trésor de son amour. Peut-être avais-je recueilli quoique murmure de cette lointaine pensée, chaque fois que j’avais eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qui manquait à mon bonheur. Mais c’est une pensée que je n’avais voulu accueillir, quand elle s’était présentée, que comme un regret mêlé de reproche pour moi-même lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le monde.

Si, à cette époque, je m’étais trouvé souvent près d’Agnès peut-être, dans ma faiblesse, eussé-je trahi ce sentiment intime. Ce fut là la crainte vague qui me poussa d’abord à rester loin de mon pays. Je n’aurais pu me résigner à perdre la plus petite part de son attention de sœur, et, mon secret une fois échappé, j’aurais mis entre nous deux une barrière jusque-là inconnue.

Je ne pouvais pas oublier que le genre d’affection qu’elle avait maintenant pour moi était mon œuvre que, si jamais elle m’avait aimé d’un autre amour, et parfois je me disais que cela avait peut-être existé dans son cœur, je l’avais repoussé. Quand nous n’étions que des enfants, je m’étais habitué à le regarder comme une chimère. J’avais donné tout mon amour à une autre femme ; je n’avais pas fait ce que j’aurais pu faire ; et si Agnès était aujourd’hui pour moi ce qu’elle était, une sœur, et non pas une amante, c’était moi qui l’avais voulu ; son noble cœur avait fait le reste.

Lorsque je commençai à me remettre, à me reconnaître et à m’observer, je songeai qu’un jour peut-être, après une longue attente, je pourrais réparer les fautes du passé ; que je pourrais avoir le bonheur indicible de l’épouser. Mais en s’écoulant, le temps emporta cette lointaine espérance. Si elle m’avait jamais aimé, elle ne devait m’en être que plus sacrée ; n’avait-elle pas toutes mes confidences ? Ne l’avais-je pas mise au courant de toutes mes faiblesses ? Ne s’était-elle pas immolée jusqu’à devenir ma sœur et mon amie ? Cruel triomphe sur elle-même ! Si au contraire elle ne m’avait jamais aimé, pouvais-je croire qu’elle m’aimerait à présent ?

Je m’étais toujours senti si faible en comparaison de sa persévérance et de son courage ! maintenant je le sentais encore davantage. Quoique j’eusse pu être pour elle, ou elle pour moi, si j’avais été autrefois plus digne d’elle, ce temps était passé. Je l’avais laissé fuir loin de moi. J’avais mérité de la perdre.

Je souffris beaucoup dans cette lutte ; mon cœur était plein de tristesse et de remords, et pourtant je sentais que l’honneur et le devoir m’obligeaient à ne pas venir faire offrande, à cette personne si chère, de mes espérances évanouies, moi qui, par un caprice frivole, étais allé en porter l’hommage ailleurs, quand elles étaient dans toute leur fraîcheur de jeunesse. Je ne cherchais pas à me cacher que je l’aimais, que je lui étais dévoué pour la vie, mais je me répétais qu’il était trop tard, à présent, pour rien changer à la nature de nos relations convenues.

J’avais souvent réfléchi à ce que me disait ma Dora quand elle me parlait, à ses derniers moments, de ce qui nous serait arrivé dans notre ménage, si nous avions eu de plus longs jours à passer ensemble ; j’avais compris que bien souvent les choses qui ne nous arrivent pas ont sur nous autant d’effet en réalité que celles qui s’accomplissent. Cet avenir dont elle s’effrayait pour moi, c’était maintenant une réalité que le destin m’avait envoyée pour me punir, comme elle l’aurait fait tôt ou tard, même auprès d’elle, si la mort ne nous avait pas séparés auparavant. J’essayai de songer à tous les heureux effets qu’aurait pu exercer sur moi l’influence d’Agnès, pour devenir plus courageux, moins égoïste, plus attentif à veiller sur mes défauts et à corriger mes erreurs. Et c’est ainsi qu’à force de penser à ce qui aurait pu être, j’arrivai à la conviction sincère que cela ne serait jamais.

Voilà dans quel accès de perplexités et de doutes je passai les trois ans qui s’écoutèrent depuis mon départ, jusqu’au jour où je repris le chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau, chargé d’émigrants, avait mis à la voile ; et c’était trois ans après qu’au même endroit, à la même heure, au coucher du soleil, j’était debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en Angleterre, les yeux fixés sur l’onde aux teintes roses, où j’avais vu réfléchir l’image de ce vaisseau.

Trois ans ! c’est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien court en détail ! Et mon pays m’était bien cher, et Agnès aussi !… Mais elle n’était pas à moi… jamais elle ne serait à moi… Cela aurait pu être autrefois, mais c’était passé !…