David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 53

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 341-346).

Il faut que je fasse encore ici une pause. Ô ! ma femme-enfant, je revois devant moi, sereine et calme, au milieu de la foule mobile qui agite ma mémoire, une figure qui me dit, avec son innocente tendresse et sa naïve beauté : « Arrêtez-vous pour songer à moi ; retournez-vous pour jeter un regard sur la petite fleur qui va tomber et se flétrir ! »

Je m’arrête. Tout le reste pâlit et s’efface à mes yeux. Je me retrouve avec Dora, dans notre petite maison. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est malade, j’ai une si longue habitude de la plaindre, que je ne compte plus le temps. Il n’est pas bien long peut-être à le détailler par mois et par jours mais pour moi qui en souffre comme elle à tous les moments de la journée, Dieu ! qu’il paraît long et pénible !

On ne me dit plus : « Il faut encore quelques jours. » Je commence à craindre en secret de ne plus voir le jour où ma femme-enfant reprendra sa course au soleil avec Jip, son vieux camarade.

Chose singulière ! il a vieilli presque subitement ; peut-être ne trouve-t-il plus, auprès de sa maîtresse, cette gaieté qui le rendait plus jeune et plus gaillard ; il se traîne lentement, il voit à peine, il n’a plus de force, et ma tante regrette le temps où il aboyait à son approche, an lieu de ramper comme il le fait à présent, jusqu’à elle, sans quitter le lit de Dora et de lécher doucement la main de son ancienne ennemie, qui est toujours au chevet du lit de ma femme.

Dora est couchée : elle nous sourit avec son charmant visage ; jamais elle ne se plaint ; jamais elle ne prononce un mot d’impatience. Elle dit que nous sommes tous très-bons pour elle, que son cher mari se fatigue à la soigner, que ma tante ne dort plus, qu’elle est toujours, au contraire, près d’elle, bonne, active et vigilante. Quelquefois les deux petites dames qui ressemblent à des oiseaux viennent la voir, et alors nous causons de notre jour de noces et de tout cet heureux temps.

Quel étrange repos dans toute mon existence d’alors, au dedans comme au dehors ! Assis dans cette paisible petite chambre, je vois ma femme-enfant tourner vers moi ses yeux bleus ses petits doigts s’entrelacent dans les miens. Bien des heures s’écoulent ainsi ; mais, dans toutes ces heures uniformes, il y a trois épisodes qui me sont plus présents encore à l’esprit que les autres.

Nous sommes au matin ; Dora est toute belle grâce aux soins de ma tante ; elle me montre comme ses cheveux frisent encore sur l’oreiller, comme ils sont longs et brillants, et comme elle aime à les laisser flotter à l’aise dans son filet.

« Ce n’est pas que j’en sois fière, » dit-elle en me voyant sourire, vilain moqueur, mais c’est parce que vous les trouviez beaux ; et parce que, quand j’ai commencé à penser à vous, je me regardais souvent dans la glace, en me demandant si vous ne seriez pas bien aise d’en avoir une mèche. Oh ! comme vous faisiez des folies, mon Dody, le jour où je vous en ai donné une !

— C’est le jour où vous étiez en train de copier des fleurs que je vous avais offertes Dora, et où je vous ai dit combien je vous aimais.

— Ah ! mais, moi, je ne vous ai pas dit alors, reprit Dora, comme j’ai pleuré sur ces fleurs, en pensant que vous aviez vraiment l’air de m’aimer ! Quand je pourrai courir comme autrefois, David, nous irons revoir les endroits où nous avons fait tant d’enfantillages, n’est-ce pas ? Nous reprendrons nos vieilles promenades ? et nous n’oublierons pas mon pauvre papa.

— Oui certainement, et nous serons encore bien heureux ; mais il faut vous dépêcher de vous guérir, ma chérie !

— Oh ! ce ne sera pas long ! Je vais déjà beaucoup mieux sans que ça paraisse. »

Maintenant nous sommes au soir ; je suis assis dans le même fauteuil, auprès du même lit, le même doux visage tourné vers moi. Nous avons gardé un moment le silence ; elle me sourit. J’ai cessé de transporter chaque jour dans le salon mon léger fardeau. Elle ne quitte plus son lit.

« Dody !

— Ma chère Dora !

— Ne me trouvez pas trop déraisonnable, après ce que vous m’avez appris l’autre jour de l’état de M. Wickfleld, si je vous dis que je voudrais voir Agnès ? J’ai bien envie de la voir !

— Je vais lui écrire, ma chérie.

— Vraiment ?

— À l’instant même.

— Comme vous êtes bon, David ! soutenez-moi sur votre bras. En vérité, mon ami, ce n’est pas une fantaisie, un vain caprice. J’ai vraiment besoin de la voir !

— Je conçois cela, et je n’ai qu’à le lui dire ; elle viendra tout de suite.

— Vous êtes bien seul quand vous descendez au salon maintenant, murmura-t-elle en jetant ses bras autour de mon cou.

— C’est bien naturel, mon enfant chérie, quand je vois votre place vide !

— Ma place vide ! Elle me serre contre son cœur, sans rien dire. Vraiment, je vous manque donc, David ? reprend-elle avec un joyeux sourire. Moi qui suis si sotte, si étourdie, si enfant ?

— Mon trésor, qui donc me manquerait sur la terre comme vous ?

— Oh, mon mari ! je suis si contente et si fâchée, pourtant ! Elle se serre encore plus contre moi, et m’entoure de ses deux bras. Elle rit, puis elle pleure ; enfin elle se calme, elle est heureuse.

« Oui, bien heureuse ! dit-elle. Vous enverrez à Agnès toutes mes tendresses et vous lui direz que j’ai grande envie de la voir. Je n’ai plus d’autre envie.

— Excepté de vous guérir, Dora.

— Oh ! David ! quelquefois, je me dis… vous savez que j’ai toujours été une petite sotte !… que ce jour là n’arrivera jamais !

— Ne dites pas cela, Dora ! Mon amour, ne vous mettez pas de ces idées-là dans la tête.

— Je ne peux pas, David, et je ne le voudrais pas d’ailleurs. Mais cela ne m’empêche pas d’être très-heureuse, quoique j’éprouve de la peine à penser que mon cher mari se trouve bien seul, devant la place vide de sa femme-enfant. »

Cette fois, il fait nuit ; je suis toujours auprès d’elle. Agnès est arrivée ; elle a passé avec nous un jour entier. Nous sommes restés la matinée avec Dora : ma tante, elle et moi. Nous n’avons pas beaucoup causé, mais Dora a eu l’air parfaitement heureux et paisible. Maintenant nous sommes seuls.

Est-il bien vrai que ma femme-enfant va bientôt me quitter ! On me l’a dit ; hélas ! ce n’était pas nouveau pour mes craintes ; mais je veux en douter encore. Mon cœur se révolte contre cette pensée. Bien des fois, aujourd’hui je l’ai quittée pour aller pleurer à l’écart. Je me suis rappelé que Jésus pleura sur cette dernière séparation des vivants et des morts. J’ai repasse dans mon cœur cette histoire pleine de grâce et de miséricorde. J’ai cherché à me soumettre, à prendre courage ; mais, je le crains, sans y réussir tout à fait. Non, je ne peux admettre qu’elle touche à sa fin. Je tiens sa main dans les miennes ; son cœur repose sur le mien ; je vois son amour pour moi tout vivant encore. Je ne puis m’empêcher, me défendre d’une pâle et faible espérance qu’elle me sera conservée.

« Je veux vous parler, David. Je veux vous dire une chose que j’ai souvent pensé à vous dire, depuis quelque temps. Vous voulez bien ajouta-t-elle avec un doux regard.

— Oui, certainement, mon enfant. Pourquoi ne le voudrais-je pas ?

— Ah ! c’est que je ne sais pas ce que vous en penserez ; peut-être vous l’êtes-vous déjà dit vous-même ? peut-être l’avez- vous déjà pensé ? David, mon ami, je crois que j’étais trop jeune. »

Je pose ma tête près de la sienne sur l’oreiller ; elle plonge ses yeux dans les miens et me parle tout doucement. Petit à petit, à mesure qu’elle avance, je sens, le cœur brisé, qu’elle me parle d’elle-même comme au passé.

«  Je crois, mon ami, que j’étais trop jeune. Je ne parle pas seulement de mon âge, j’étais trop jeune d’expérience, de pensées, trop jeune en tout. J’étais une pauvre petite créature. Peut-être eût-il mieux valu que nous ne nous fussions aimés que comme des enfants, pour l’oublier ensuite ? Je commence à craindre que je ne fusse pas en état de faire une femme. »

J’essaye d’arrêter mes larmes, et de lui répondre : « Oh ! Dora, mon amour, vous ne l’étiez pas moins que moi de faire un mari !

— Je n’en sais rien. Et elle secouait comme jadis ses longues boucles. Peut-être. Mais si j’avais été plus en état de me marier, cela vous aurait peut-être fait du bien aussi. D’ailleurs, vous avez beaucoup d esprit et moi je n’en ai pas.

— Est-ce que nous n’avons pas été très-heureux, ma petite Dora ?

— Oh ! moi, j’ai été bien heureuse, bien heureuse. Mais, avec le temps, mon cher mari se serait lassé de sa femme-enfant. Elle aurait été de moins en moins sa compagne. Il aurait senti tous les jours davantage ce qui manquait à son bonheur. Elle n’aurait pas fait de progrès. Cela vaut mieux ainsi.

— Ô Dora, ma bien-aimée, ne me dites pas cela. Chacune de vos paroles a l’air d’un reproche !

— Vous savez bien que non, répond-elle en m’embrassant. Ô mon ami, vous n’avez jamais mérité cela de moi, et je vous aimais bien trop pour vous faire, sérieusement, le plus petit reproche ; c’était mon seul mérite, sauf celui d’être jolie, du moins vous le trouviez… Êtes-vous bien seul en bas, David ?

— Oh ! oui, bien seul !

— Ne pleurez pas. Mon fauteuil est-il toujours là ?

— À son ancienne place.

— Oh ! comme mon pauvre ami pleure ! Chut ! Chut ! Maintenant promettez-moi une chose. Je veux parler à Agnès. Quand vous descendrez, priez Agnès de monter chez moi, et pendant que je causerai avec elle, que personne ne vienne, pas même ma tante. Je veux lui parler à elle seule. Je veux parler à Agnès toute seule ! »

Je lui promets de lui envoyer tout de suite Agnès ; mais je ne peux pas la quitter ; j’ai trop de chagrin.

« Je vous disais que cela valait mieux ainsi ! murmure-t-elle en me serrant dans ses bras. Oh ! David, plus tard vous n’auriez pas pu aimer votre femme-enfant plus que vous ne le faites ; plus tard, elle vous aurait causé tant d’ennuis et de désagréments, que peut-être vous l’auriez moins aimée. J’étais trop jeune et trop enfant, je le sais. Cela vaut bien mieux ainsi ! »

Je vais dans le salon et j’y trouve Agnès ; je la prie de monter. Elle disparaît, et je reste seul avec Jip.

Sa petite niche chinoise est près du feu ; il est couché sur son lit de flanelle ; il cherche à s’endormir en gémissant. La lune brille de sa plus douce clarté. Et mes larmes tombent à flots, et mon triste cœur est plein d’une angoisse rebelle, il lutte douloureusement contre le coup qui le châtie, oh ! oui bien douloureusement.

Je suis assis au coin du feu, je songe, avec un vague remords, à tous les sentiments que j’ai nourris en secret depuis mon mariage. Je pense à toutes les petites misères qui se sont passées entre Dora et moi, et je sens combien on a raison de dire que ce sont toutes ces petites misères qui composent la vie. Et je revois toujours devant moi la charmante enfant, telle que je l’ai d’abord connue, embellie par mon jeune amour, comme par le sien, de tous les charmes d’un tel amour. Aurait-il mieux valu, comme elle me le disait, que nous nous fussions aimés comme des enfants, pour nous oublier ensuite ? Cœur rebelle, répondez.

Je ne sais comment le temps se passe ; enfin je suis rappelé à moi par le vieux compagnon de ma petite femme. Il est plus agité, il se traîne hors de sa niche, il me regarde, il regarde la porte, il pleure parce qu’il veut monter.

« Pas ce soir Jip ! pas ce soir ! Il se rapproche lentement de moi, il lèche ma main, et lève vers moi ses yeux qui ne voient plus qu’à peine.

« Oh, Jip peut-être plus jamais ! » Il se couche à mes pieds, s’étend comme pour dormir, pousse un gémissement plaintif : il est mort.

« Oh ! Agnès ! venez, venez voir ! »

Car Agnès vient de descendre en effet. Son visage est plein, de compassion et de douleur, un torrent de larmes s’échappe de ses yeux, elle me regarde sans me dire un mot, sa main me montre le ciel !

« Agnès ? »

C’est fini. Je ne vois plus rien ; mon esprit se trouble, et au même instant, tout s’efface de mon souvenir.