David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 39

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 128-149).

Ma tante commençant, je suppose, à s’inquiéter sérieusement de mon abattement prolongé, imagina de n’envoyer à Douvres, sous prétexte de voir si tout se passait bien dans son cottage qu’elle avait loué, et dans le but de renouveler le bail avec le locataire actuel. Jeannette était entrée au service de mistress Strong, où je la voyais tous les jours. Elle avait été indécise en quittant Douvres, si elle confirmerait ou renierait une bonne fois ce renoncement dédaigneux au sexe masculin, qui faisait le fond de son éducation. Il s’agissait pour elle d’épouser un pilote. Mais, ma foi ! elle ne voulut pas s’y risquer, moins, pour l’honneur du principe en lui-même, je suppose, que parce que le pilote n’était pas de son goût.

Bien qu’il m’en coûtât de quitter miss Mills, j’entrai assez volontiers dans les intentions de ma tante cela me permettait de passer quelques heures paisibles auprès d’Agnès. Je consultai le bon docteur pour savoir si je pouvais faire une absence de trois jours ; il me conseilla de la prolonger un peu, mais j’avais le cœur trop à l’ouvrage pour prendre un si long congé. Enfin je me décidai à partir.

Quant à mon bureau des Doctors’-Commons, je n’avais pas grande raison de m’inquiéter de ce que je pouvais y avoir à faire. À vrai dire, nous n’étions pas en odeur de sainteté parmi les procureurs de première volée, et nous étions même tombés dans une position équivoque. Les affaires n’avaient pas été brillantes du temps de M. Jorkins, avant M. Spenlow, et bien qu’elles eussent été plus animées depuis que cet associé avait renouvelé, par une infusion de jeune sang, la vieille routine de l’étude, et qu’il lui eût donné quelque éclat par le train qu’il menait, cependant elle ne reposait pas sur des bases assez solides, pour que la mort soudaine de son principal directeur ne vînt pas l’ébranler. Les affaires diminuèrent sensiblement. M. Jorkins, en dépit de la réputation qu’on lui faisait chez nous, était un homme faible et incapable, et sa réputation au dehors n’était pas de nature à relever son crédit. J’étais placé auprès de lui, depuis la mort de M. Spenlow, et chaque fois que je lui voyais prendre sa prise de tabac, et laisser là son travail, je regrettais plus que jamais les mille livres sterling de ma tante.

Ce n’était pas encore là le plus grand mal. Il y avait dans les Doctors’Commons une quantité d’oisifs et de coulissiers qui, sans être procureurs eux-mêmes, s’emparaient d’une partie des affaires, pour les faire exécuter ensuite par de véritables procureurs disposés à prêter leurs noms en échange d’une part dans la curée. Comme il nous fallait des affaires à tout prix, nous nous associâmes à cette noble corporation de procureurs marrons, et nous cherchâmes à attirer chez nous les oisifs et les coulissiers. Ce que nous demandions surtout, parce que cela nous rapportait plus que le reste, c’étaient les autorisations de mariage ou les actes probatoires pour valider un testament ; mais chacun voulait les avoir, et la concurrence était si grande, qu’on mettait en planton, à l’entrée de toutes les avenues qui conduisaient aux Commons, des forbans et des corsaires chargés d’amener à leurs bureaux respectifs toutes les personnes en deuil ou tous les jeunes gens qui avaient l’air embarrassés de leur personne. Ces Instructions étaient si fidèlement exécutées, qu’il m’arriva par deux fois, avant que je fusse bien connu, d’être envoyé moi-même pour l’étude de notre rival le plus redoutable. Les intérêts contraires de ces recruteurs d’un nouveau genre étant de nature à mettre en jeu leur sensibilité, cela finissait souvent par des combats corps à corps, et notre principal agent, qui avait commencé par le commerce des vins en détail, avant de passer au brocantage judiciaire, donna même à la Cour le scandaleux spectacle, pendant quelques jours, d’un œil au beurre noir. Ces vertueux personnages ne se faisaient pas le moindre scrupule quand ils offraient la main, pour descendre de sa voiture, à quelque vieille dame en noir, de tuer sur le coup le procureur qu’elle demandait, représentant leur patron comme le légitime successeur du défunt, et de lui amener en triomphe la vieille dame, souvent encore très-émue de la triste nouvelle qu’elle venait d’apprendre. C’est ainsi qu’on m’amena à moi-même bien des prisonniers. Quant aux autorisations de mariage, la concurrence était si formidable, qu’un pauvre monsieur timide, qui venait dans ce but de notre côté, n’avait rien de mieux à faire que de s’abandonner au premier agent qui venait à le happer, s’il ne voulait pas devenir le théâtre de la guerre et la proie du vainqueur. Un de nos commis, employé à cette spécialité, ne quittait jamais son chapeau quand il était assis, afin d’être toujours prêt à s’élancer sur les victimes qui se montraient à l’horizon. Ce système de persécution est encore en vigueur, à ce que je crois. La dernière fois que je me rendis aux Commons, un homme très-poli, revêtu d’un tablier blanc, me sauta dessus tout à coup, murmurant à mon oreille les mots sacramentels : « Une autorisation de mariage ? » et ce fut à grand’peine que je l’empêchai de m’emporter à bras jusque dans une étude de procureur.

Mais après cette digression passons à Douvres.

Je trouvai tout dans un état très-satisfaisant, et je pus flatter les passions de ma tante en lui racontant que son locataire avait hérité de ses antipathies et faisait aux ânes une guerre acharnée. Je passai une nuit à Douvres pour terminer quelques petites affaires, puis je me rendis le lendemain matin de bonne heure à Canterbury. Nous étions en hiver : le temps frais et le vent piquant ranimèrent un peu mes esprits.

J’errai lentement au milieu des rues antiques de Canterbury avec un plaisir tranquille, qui me soulagea le cœur. J’y revoyais les enseignes, les noms, les figures que j’avais connus jadis. Il me semblait qu’il y avait si longtemps que j’avais été en pension dans cette ville, que je n’aurais pu comprendre qu’elle eût subi si peu de changements, si je n’avais songé que j’avais bien peu changé moi-même. Ce qui est étrange, c’est que l’influence douée et paisible qu’exerçait sur moi la pensée d’Agnès, semblait se répandre sur le lieu même qu’elle habitait. Je trouvais à toutes choses un air de sérénité, une apparence calme et pensive aux tours de la vénérable cathédrale comme aux vieux corbeaux dont les cris lugubres semblaient donner à ces bâtiments antiques quelque chose de plus solitaire que n’aurait pu le faire un silence absolu ; aux portes en ruines, jadis décorées de statues, aujourd’hui renversées et réduites en poussière avec les pèlerins respectueux qui leur rendaient hommage, comme aux niches silencieuses ou le lierre centenaire rampait jusqu’au toit le long des murailles pendantes aux vieilles maisons, comme au paysage champêtre ; au verger comme au jardin : tout semblait porter en soi, comme Agnès, l’esprit de calme innocent, baume souverain d’une âme agitée.

Arrivé à la porte de M. Wickfield, je trouvai M. Micawber qui faisait courir sa plume avec la plus grande activité dans la petite pièce du rez-de-chaussée où se tenait autrefois Uriah Heep. Il était tout de noir habillé, et sa massive personne remplissait complètement le petit bureau où il travaillait.

M. Micawber parut à la fois charmé et un peu embarrassé de me voir. Il voulait me mener immédiatement chez Uriah, mais je m’y refusai.

« Je connais cette maison de vieille date, lui dis-je, je saurai bien trouver mon chemin. Eh bien ! qu’est-ce que vous dites du droit, M. Micawber ?

— Mon cher Copperfield, me répondit-il, pour un homme doué d’une imagination transcendante, les études de droit ont un très-mauvais côté : elles le noient dans les détails. Même» dans notre correspondance d’affaires, dit M. Micawber en jetant les yeux sur des lettres qu’il écrivait, l’esprit n’est pas libre de prendre un essor d’expression sublime qui puisse le satisfaire. Maigre ça, c’est un grand travail ! un grand travail ! »

Il me dit ensuite qu’il était devenu locataire de la vieille maison d’Uriah Heep, et que mistress Micawber serait ravie de me recevoir encore une fois soue son toit.

« C’est une humble demeure, dit M. Micawber, pour me servir d’une expression favorite de mon ami Heep ; mais, peut-être nous servira-t-elle de marchepied pour nous élever à des agencements domiciliaires plus ambitieux. »

Je lui demandai s’il était satisfait de la façon dont le traitait son ami Heep. Il commença par s’assurer si la porte était bien fermée, puis il me répondit à voix basse :

« Mon cher Copperfield, quand on est sous le coup d’embarras pécuniaires, on est, vis-à-vis de la plupart des gens, dans une position très-fâcheuse, et ce qui n’améliore pas cette situation, c’est lorsque ces embarras pécuniaires vous obligent à demander vos émoluments avant leur échéance légale. Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon ami Heep a répondu à des appels auxquels je ne veux pas faire plus ample allusion, d’une façon qui fait également honneur et à sa tête et à son cœur.

— Je ne le supposais pas si prodigue de son argent ! remarquai-je.

— Pardonnes-moi dit M. Micawber, d’un air contraint, j’en parle par expérience.

— Je suis charmé que l’expérience vous ait si bien réussi, répondis-je.

— Vous êtes bien bon, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, et il se mit à fredonner un air.

— Voyez-vous souvent M. Wickfield ? demandai-je pour changer de sujet.

— Pas très-souvent, dit M. Micawber d’un air méprisant ; M. Wickfleld est à coup sûr rempli des meilleures intentions, mais… mais… Bref, il n’est plus bon à rien.

— J’ai peur que son associé ne fasse tout ce qu’il faut pour cela.

— Mon cher Copperfield ! reprit M. Micawber après plusieurs évolutions qu’il exécutait sur son escabeau d’un air embarrassé. Permettez-moi de vous faire une observation. Je suis ici sur un pied d’intimité j’occupe un poste de confiance ; mes fonctions ne sauraient me permettre de discuter certains sujets, pas même avec mistress Micawber (elle qui a été si longtemps la compagne des vicissitudes de ma vie, et qui est une femme d’une lucidité d’intelligence remarquable). Je prendrai donc la liberté de vous faire observer que, dans nos rapports amicaux qui ne seront jamais troublés, j’espère, je désire faire deux parts. D’un côté, dit M. Micawber en traçant une ligne sur son pupitre, nous placerons tout ce que peut atteindre l’intelligence humaine, avec une seule petite exception, de l’autre, se trouvera cette seule exception, c’est-à-dire les affaires de MM. Wickfleld-et-Heep et tout ce qui y a trait. J’ai la confiance que je n’offense pas le compagnon de ma jeunesse, en faisant à son jugement éclairé et discret une semblable proposition. »

Je voyais bien que M. Micawber avait changé d’allures ; il semblait que ses nouveaux devoirs lui imposassent une gêne pénible, mais cependant je n’avais pas le droit de me sentir offensé. Il en parut soulagé et me tendit la main.

« Je suis enchanté de miss Wickfield, Copperfield, je vous le jure, dit M. Micawber. C’est une charmante jeune personne, pleine de charmes, de grâce et de vertu. Sur mon honneur, dit M. Micawber en faisant le salut le plus galant, comme pour envoyer un baiser, je rends hommage à miss Wickfield ; Hum !

— J’en suis charmé, lui dis-je.

— Si vous ne nous aviez pas assuré, mon cher Copper8eld, le jour où nous avons eu le plaisir de, passer la matinée avec vous, que le D était votre lettre de prédilection, j’aurais été convaincu que c’était l’A que vous préfériez. »

II y a des moments, tout le monde a passé par là, où ce que nous disons, ce que nous faisons, nous croyons l’avoir déjà dit, l’avoir déjà fait à une époque éloignée, il y a bien, bien longtemps ; où nous nous rappelons que nous avons été, il y a des siècles, entourés des mêmes personnes, des mêmes objets, des mêmes incidents ; où nous savons parfaitement d’avance ce qu’on va nous dire après, comme si nous nous en souvenions tout à coup ! Jamais je n’avais éprouvé plus vivement ce sentiment mystérieux, qu’avant d’entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber.

Je le quittai bientôt en le priant de transmettre tous mes souvenirs à sa famille. Il reprit sa place et sa plume, se frotta le front comme pour se remettre à son travail ; je voyais bien qu’il y avait dans ses nouvelles fonctions quelque chose qui nous empêcherait d’être désormais aussi intimes que par le passé.

Il n’y avait personne dans le vieux salon, mais mistress Heep y avait laissé des traces de son passage. J’ouvris la porte de la chambre d’Agnès : elle était assise près du feu et écrivait devant son vieux pupitre en bois sculpté.

Elle leva la tête pour voir qui venait d’entrer. Quel plaisir pour moi d’observer l’air joyeux que prit à ma vue ce visage réfléchi, et d’être reçu avec tant de bonté et d’affection !

« Ah ! lui dis-je, Agnès, quand nous fûmes assis à côté l’un de l’autre, vous m’avez bien manqué depuis quelque temps !

— Vraiment ? répondit-elle. Il n’y a pourtant pas longtemps que vous nous avez quittés ! »

Je secouai la tête.

« Je ne sais pas comment cela se fait, Agnès ; mais il me manque évidemment quelque faculté que je voudrais avoir. Vous m’aviez si bien habitué à vous laisser penser pour moi dans le bon vieux temps ; je venais si naturellement m’inspirer de vos conseils et chercher votre aide, que je crains vraiment d’avoir perdu l’usage d’une faculté dont je n’avais pas besoin près de vous

— Mais qu’est-ce donc ? dit gaiement Agnès.

— Je ne sais pas quel nom lui donner, répondis-je, je crois que je suis sérieux et persévérant !

— J’en suis sûre, dit Agnès.

— Et patient, Agnès ? repris-je avec un peu d’hésitation.

— Oui, dit Agnès en riant, assez patient !

— Et cependant, dis-je, je suis quelquefois si malheureux et si agité, je suis si irrésolu et si incapable de prendre un parti, qu’évidemment il me manque, comment donc dire ?… qu’il me manque un point d’appui !

— Soit, dit Agnès.

— Tenez ! repris-je, vous n’avez qu’à voir vous-même. Vous venez à Londres, je me laisse guider par vous ; aussitôt je trouve un but et une direction. Ce but m’échappe, je viens ici, et en un instant je suis un autre homme. Les circonstances qui m’affligeaient n’ont pas changé, depuis que je suis entré dans cette chambre : mais, dans ce court espace de temps, j’ai subi une influence qui me transforme, qui me rend meilleur ! Qu’est-ce donc, Agnès, quel est votre secret ? »

Elle avait la tête penchée, les yeux fixés vers le feu.

« C’est toujours ma vieille histoire, » lui dis-je. Ne riez pas si je vous dis que c’est maintenant pour les grandes choses, comme c’était jadis pour les petites. Mes chagrins d’autrefois étaient des enfantillages, aujourd’hui ils sont sérieux ; mais toutes les fois que j’ai quitté ma sœur adoptive…

Agnès leva la tête : quel céleste visage ! et me tendit sa main, que je baisai.

« Toutes les fois, Agnès, que vous n’avez pas été près de moi pour me conseiller et me donner, au début, votre approbation, je me suis égaré, je me suis engagé dans une foule de difficultés. Quand je suis venu vous retrouver, à la fin (comme je fais toujours), j’ai retrouvé en même temps la paix et le bonheur. Aujourd’hui encore, me voilà revenu au logis, pauvre voyageur fatigué, et vous ne vous figurez pas la douceur du repos que je goûte déjà près de vous. »

Je sentais si profondément ce que je disais, et j’étais si véritablement ému, que la voix me manqua ; je cachai ma tête dans mes mains, et je me mis à pleurer. Je n’écris ici que l’exacte vérité ! Je ne songeais ni aux contradictions ni aux inconséquences qui se trouvaient dans mon cœur, comme dans celui de la plupart des hommes ; je ne me disais pas que j’aurais pu faire tout autrement et mieux que je n’avais fait jusque-là, ni que j’avais eu grand tort de fermer volontairement l’oreille au cri de ma conscience : non, tout ce que je savais, c’est que j’étais de bonne foi, quand je lui disais avec tant de ferveur que près d’elle je retrouvais le repos et la paix.

Elle calma bientôt cet élan de sensibilité, par l’expression de sa douce et fraternelle affection, par ses yeux rayonnants, par sa voix pleine de tendresse ; et, avec ce calme charmant qui m’avait toujours fait regarder sa demeure comme un lieu béni, elle releva mon courage et m’amena naturellement à lui raconter tout ce qui s’était passé depuis notre dernière entrevue.

« Et je n’ai rien de plus à vous dire, Agnès, ajoutai-je, quand ma confidence fut terminée, si ce n’est que, maintenant, je compte entièrement sur vous.

— Mais ce n’est pas sur moi qu’il faut compter, Trotwood, reprit Agnès, avec un doux sourire ; c’est sur une autre.

— Sur Dora ? dis-je

— Assurément.

— Mais, Agnès, je ne vous ai pas dit, répondis-je avec un peu d’embarras, qu’il est difficile, je ne dirai pas de compter sur Dora, car elle est la droiture et la fermeté mêmes ; mais enfin qu’il est difficile, je ne sais comment m’exprimer, Agnès… Elle est timide, elle se trouble et s’effarouche aisément. Quelque temps avant la mort de son père, j’ai cru devoir lui parler… Mais si vous avez la patience de m’écouter, je vous raconterai tout. »

En conséquence, je racontai à Agnès ce que j’avais dit à Dora de ma pauvreté, du livre de cuisine, du livre des comptes, etc., etc., etc.

« Oh ! Trotwood ! reprit-elle avec un sourire, vous êtes bien toujours le même. Vous aviez raison de vouloir chercher à vous, tirer d’affaire en ce monde : mais fallait-il y aller si brusquement avec une jeune fille timide, aimante et sans expérience ! Pauvre Dora ! »

Jamais voix humaine ne put parler avec plus de bonté et de douceur que la sienne, en me faisant cette réponse. Il me semblait que je la voyais prendre avec amour Dora dans ses bras, pour l’embrasser tendrement ; il me semblait qu’elle me reprochait tacitement, par sa généreuse protection, de m’être trop hâté de troubler ce petit cœur ; il me semblait que je voyais Dora, avec toute sa grâce naïve, caresser Agnès, la remercier, et en appeler doucement à sa justice pour s’en faire une auxiliaire contre moi, sans cesser de m’aimer de toute la force de son innocence enfantine.

Comme j’étais reconnaissant envers Agnès, comme je l’admirais ! Je les voyais toutes deux, dans une ravissante perspective, intimement unies, plus charmantes encore, par cette union, l’une et l’autre.

« Que dois-je faire maintenant, Agnès ? lui demandai-je, après avoir contemplé le feu. Que me conseillez-vous de faire ?

— Je crois, dit Agnès, que la marche honorable à suivre, c’est d’écrire à ces deux dames. Ne croyez-vous pas qu’il serait indigne de vous de faire des cachotteries ?

— Certainement, puisque vous le croyez, lui dis-je.

— Je suis mauvais juge en ces matières, répondit Agnès avec une modeste hésitation ; mais il me semble… en un mot je trouve que ce ne serait pas vous montrer digne de vous-même, que de recourir à des moyens clandestins.

— Vous avez trop bonne opinion de moi, Agnès, j’en ai peur !

— Ce ne serait pas digne de votre franchise habituelle, répliqua-t-elle. J’écrirais à ces deux dames ; je leur raconterais aussi simplement et aussi ouvertement que possible, tout ce qui s’est passé, et je leur demanderais la permission de venir quelquefois chez elles. Comme vous êtes jeune, et que vous n’avez pas encore de position dans le monde, je crois que vous feriez bien de dire que vous vous soumettez volontiers à toutes les conditions qu’elles voudront vous imposer. Je les conjurerais de ne pas repousser ma demande, sans en avoir fait part à Dora, et de la discuter avec elle, quand cela leur paraîtrait convenable. Je ne serais pas trop ardent, dit Agnès doucement, ni trop exigeant ; j’aurais foi en ma fidélité, en ma persévérance, et en Dora !

— Mais si Dora allait s’effaroucher, Agnès, quand on lui parlera de cela ; si elle allait se mettre encore à pleurer, sans vouloir rien dire de moi !

— Est-ce vraisemblable ? demanda Agnès, avec le plus affectueux intérêt.

— Ma foi, je n’en jurerais pas ! elle prend peur et s’effarouche comme un petit oiseau. Et si les miss Spenlow ne trouvent pas convenable qu’on s’adresse à elles (les vieilles filles sont parfois si bizarres)…

— Je ne crois pas, Trotwood, dit Agnès, en levant doucement les yeux vers moi ; qu’il faille se préoccuper beaucoup de cela. Il vaut mieux, selon moi, se demander simplement s’il est bien de le faire, et, si c’est bien, ne pas hésiter. »

Je n’hésitai pas plus longtemps. Je me sentais le cœur plus léger, quoique très-pénétré de l’immense importance de ma tâche et je me promis d’employer toute mon après-midi à composer ma lettre. Agnès m’abandonna son pupitre, pour composer mon brouillon. Mais je commençai d’abord par descendre voir M. Wickfleld et Uriah Heep.

Je trouvai Uriah installé dans un nouveau cabinet, qui exhalait une odeur de plâtre encore frais, et qu’on avait construit dans le jardin. Jamais mine plus basse ne figura au milieu d’une masse pareille de livres et de papiers. Il me reçut avec sa servilité accoutumée, faisant semblant de ne pas avoir su, de M. Micawber, mon arrivée, ce dont je me permis de douter. Il me conduisit dans le cabinet de M. Wickfield, ou plutôt dans l’ombre de son ancien cabinet, car on l’avait dépouillé d’une foule de commodités au profit du nouvel associé. M. Wickfield et moi nous échangeâmes nos salutations mutuelles tandis qu’Uriah se tenait debout devant le feu, se frottant le menton de sa main osseuse.

« Vous allez demeurer chez nous, Trotwood, tout le temps que vous comptez passer à Canterbury ? dit M. Wickfield, non sans jeter à Uriah un regard qui semblait demander son approbation.

— Avez-vous de la place pour moi ? lui dis-je.

— Je suis prêt, maître Copperfield, je devrais dire monsieur, mais c’est un mot de camaraderie qui me vient naturellement à la bouche, dit Uriah ; je suis prêt à vous rendre votre ancienne chambre, ci cela peut vous être agréable.

— Non, non, dit M. Wickfleld, pourquoi vous déranger ? il y a une autre chambre ; il y a une autre chambre.

— Oh ! mais, reprit Uriah, en faisant une assez laide grimace, je serais véritablement enchanté ! »

Pour en finir, je déclarai que j’accepterais l’autre chambre, ou que j’irais loger ailleurs ; on se décida donc pour l’autre chambre, puis je pris congé des associés, et je remontai.

J’espérais ne trouver en haut d’autre compagnie qu’Agnès, mais mistress Heep avait demandé la permission de venir s’établir près du feu, elle et son tricot, sous prétexte que la chambre d’Agnès était mieux exposée. Dans le salon, ou dans la salle à manger, elle souffrait cruellement de ses rhumatismes. Je l’aurais bien volontiers, et sans le moindre remords, exposée à toute la furie du vent sur le clocher de la cathédrale, mais il fallait faire de nécessité vertu, et je lui dis bonjour d’un ton amical.

« Je vous remercie bien humblement, monsieur, dit mistress Heep, quand je lui eus demandé des nouvelles de sa santé ; je vais tout doucement. Il n’y a pas de quoi se vanter. Si je pouvais voir mon Uriah bien casé, je ne demanderais plus rien, je vous assure ! Comment avez-vous trouvé mon petit Uriah, monsieur ? »

Je l’avais trouvé tout aussi affreux qu’à l’ordinaire ; je répondis qu’il ne m’avait pas paru changé.

« Ah ! vous ne le trouvez pas changé ? dit mistress Heep ; je vous demande humblement la permission de ne pas être de votre avis. Vous ne le trouvez pas maigre ?

— Pas plus qu’à l’ordinaire, répondis-je.

— Vraiment ! dit mistress Heep ; c’est que vous ne le voyez pas avec l’œil d’une mère. »

L’œil d’une mère me parut être un mauvais œil pour le reste de l’espèce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre qu’il pût être pour lui, et je crois qu’elle et son fils s’appartenaient exclusivement l’un à l’autre. L’œil de mistress Heep passa de moi à Agnès.

« Et vous, miss Wickfield, ne trouvez-vous pas qu’il est bien changé ? demanda mistress Heep.

— Non, dit Agnès, tout en continuant tranquillement à travailler. Vous vous inquiétez trop ; il est très-bien ! »

Mistress Heep renifla de toute sa force, et se remit à tricoter. Elle ne quitta un seul instant ni nous, ni son tricot. J’étais arrivé vers midi, et nous avions encore bien des heures devant nous avant celle du dîner ; mais elle ne bougeait pas, ses aiguilles se remuaient avec la monotonie d’un sablier qui se vide. Elle était assise à un coin de la cheminée j’étais établi au pupitre en face du foyer : Agnès était de l’autre côté, pas loin de moi. Toutes les fois que je levais les yeux, tandis que je composais lentement mon épître, je voyais devant moi le pensif visage d’Agnès, qui m’inspirait du courage, par sa douce et angélique expression ; mais je sentais en même temps le mauvais œil qui me regardait, pour se diriger de là sur Agnès, et revenir ensuite à moi, pour retomber furtivement sur son tricot. Je ne suis pas assez versé dans l’art du tricot, pour pouvoir dire ce qu’elle fabriquait, mais, assise là, près du feu, faisant mouvoir ses longues aiguilles, mistress Heep ressemblait à une manvaise fée, momentanément retenue dans ses mauvais desseins par l’ange assis en face d’elle, mais toute prête à profiter d’un bon moment pour enlacer sa proie dans ses odieux filets.

Pendant le dîner, elle continua à nous surveiller avec le même regard. Après le dîner, son fils prit sa place, et une fois que nous fûmes seuls, au dessert, M. Wickfleld, lui et moi, il se mit à m’observer, du coin de l’œil, tout en se livrant aux plus odieuses contorsions. Dans le salon, nous retrouvâmes la mère, fidèle à son tricot et à sa surveillance. Tant qu’Agnès chanta et fit de la musique, la mère était installée à côté du piano. Une fois, elle demanda à Agnès de chanter une ballade, que son Ury aimait à la folie (pendant ce temps-là, ledit Ury bâillait dans son fauteuil) ; puis elle le regardait, et racontait à Agnès qu’il était dans l’enthousiasme. Elle n’ouvrait presque jamais la bouche sans prononcer le nom de son fils. Il devint évident pour moi, que c’était une consigne qu’on lui avait donnée.

Cela dura jusqu’à l’heure de se coucher. Je me sentais si mal à l’aise, à force d’avoir vu la mère et le fils obscurcir cette demeure de leur atroce présence, comme deux grandes chauves-souris planant sur la maison, que j’aurais encore mieux aimé rester debout toute la nuit, avec le tricot et le reste, que d’aller me coucher. Je fermai à peine les yeux. Le lendemain, nouvelle répétition du tricot et de la surveillance, qui dura tout le jour.

Je ne pus trouver dix minutes pour parler à Agnès : c’est à peine si j’eus le temps de lui montrer ma lettre. Je lui proposai de sortir avec moi, mais mistress Heep répéta tant de fois qu’elle était très-souffrante, qu’Agnès eut la charité de rester pour lui tenir compagnie. Vers le soir, je sortis seul, pour réfléchir à ce que je devais faire, embarrassé de savoir s’il m’était permis de taire plus longtemps à Agnès ce qu’Uriah Heep m’avait dit à Londres ; car cela commençait à m’inquiéter extrêmement.

Je n’étais pas encore sorti de la ville, du côté de la route de Ramsgate, où il faisait bon se promener, quand je m’entendis appeler, dans l’obscurité, par quelqu’un qui venait derrière moi. Il était impossible de se méprendre à cette redingote râpée, à cette démarche dégingandée ; je m’arrêtai pour attendre Uriah Heep.

« Eh bien ? dis-je.

— Comme vous marchez vite ! dit-il ; j’ai les jambes assez longues, mais vous les avez joliment exercées !

— Ou allez-vous ?

— Je viens avec vous, maître Copperfield, si vous voulez permettre à un ancien camarade de vous accompagner. » Et en disant cela, avec un mouvement saccadé, qui pouvait être pris pour une courbette ou pour une moquerie, il se mit à marcher à côté de moi.

«  Uriah 1 ! lui dis-je aussi poliment que je pus, après un moment de silence.

— Maître Copperfield ! me répondit Uriah.

— À vous dire vrai (n’en soyez pas choqué), je suis sorti seul, parce que j’étais un peu fatigué d’avoir été si longtemps en compagnie. »

Il me regarda de travers, et me dit avec une horrible grimace :

« C’est de ma mère que vous voulez parler ?

— Mais oui.

— Ah ! dame ! vous savez, nous sommes si humbles, reprit-il ; et connaissant, comme nous le faisons, notre humble condition, nous sommes obligés de veiller à ce que ceux qui ne sont pas humbles comme nous, ne nous marchent pas sur le pied. En amour, tous les stratagèmes sont de bonne guerre, monsieur. »

Et se frottant doucement le menton de ses deux grandes mains, il fit entendre un petit grognement. Je n’avais jamais vu une créature humaine qui ressemblât autant à un mauvais babouin.

« C’est que, voyez-vous, dit-il, tout en continuant de se caresser ainsi le visage et en hochant la tête, vous êtes un bien dangereux rival, maître Copperfield, et vous l’avez toujours été, convenez-en !

— Quoi ! c’est à cause de moi que vous montez la garde autour de miss Wickfield, et que vous lui ôtez toute liberté dans sa propre maison ? lui dis-je.

— Oh ! maître Copperfield ! voilà des paroles bien dures, répliqua-t-il.

— Vous pouvez prendre mes paroles comme bon vous semble ; mais vous savez aussi bien que moi ce que je veux vous dire, Uriah.

— Oh non ! il faut que vous me l’expliquiez, dit-il ; je ne vous comprends pas.

— Supposez-vous, lui dis-je, en m’efforçant, à cause d’Agnès, de rester calme ; supposez-vous que miss Wickfield soit pour moi autre chose qu’une sœur tendrement aimée ?

— Ma foi ! Copperfield, je ne suis pas forcé de répondre à cette question. Peut-être que oui, peut-être que non. »

Je n’ai jamais rien vu de comparable à l’ignoble expression de ce visage, à ces yeux chauves, sans l’ombre d’un cil.

« Alors venez ! lui dis-je ; pour l’amour de miss Wickfield…

— Mon Agnès ! s’écria-t-il, avec un tortillement anguleux plus que dégoûtant. Soyez assez bon pour l’appeler Agnès, maître Copperfield !

— Pour l’amour d’Agnès Wickfield… que Dieu bénisse !

— Je vous remercie de ce souhait, maître Copperfield !

— Je vais vous dire ce que, dans toute autre circonstance, j’aurais autant songé à dire à… Jacques Retch.

— À qui, monsieur ? dit Uriah, tendant le cou, et abritant son oreille de sa main, pour mieux entendre.

— Au bourreau, repris-je ; c’est-à-dire à la dernière personne à qui l’on dût penser. Et pourtant il faut être franc, c’était le visage d’Uriah qui m’avait suggéré naturellement cette allusion. Je suis fiancé à une autre personne. J’espère que cela vous satisfait ?

— Parole d’honneur ? » dit Uriah.

J’allais répéter ma déclaration avec une certaine indignation, quand il s’empara de ma main, et la pressa fortement.

« Oh, maître Copperfield ! dit-il ; si vous aviez seulement daigné me témoigner cette confiance, quand je vous ai révélé l’état de mon âme, le jour où je vous ai tant dérangé en venant coucher dans votre salon, jamais je n’aurais songé à douter de vous. Puisqu’il en est ainsi, je m’en vais renvoyer immédiatement ma mère ; trop heureux de vous donner cette marque de confiance. Vous excuserez, j’espère, des précautions inspirées par l’affection. Quel dommage, maître Copperfield, que vous n’ayez pas daigné me rendre confidence pour confidence ! je vous en ai pourtant offert bien des occasions ; mais vous n’avez jamais eu pour moi toute la bienveillance que j’aurais souhaitée. Oh non ! bien sûr, vous ne m’avez jamais aimé, comme je vous aimais ! »

Et, tout en disant cela, il me serrait la main entre ses doigts humides et visqueux. En vain, je m’efforçai de me dégager. Il passa mon bras sous la manche de son paletot chocolat, et je fus ainsi forcé de l’accompagner.

« Revenons-nous à la maison ? dit Uriah, en reprenant le chemin de la ville. » La lune commençait à éclairer les fenêtres de ses rayons argentés.

« Avant de quitter ce sujet, lui dis-je après un assez long silence, il faut que vous sachiez bien, qu’à mes yeux, Agnès Wickfield est aussi élevée au-dessus de vous et aussi loin de toutes vos prétentions, que la lune qui nous éclaire !

— Elle est si paisible, n’est-ce pas ? dit Uriah ; mais avouez, maître Copperfield, que vous ne m’avez jamais aimé comme je vous aimais. Vous me trouviez trop humble, j’en suis sûr.

— Je n’aime pas qu’on fasse tant profession d’humilité, pas plus que d’autre chose, répondis-je.

— Là ! dit Uriah, le visage plus pâle et plus terne encore que de coutume; j’en étais sûr. Mais vous ne savez pas, maître Copperfield, à quel point l’humilité convient à une personne dans ma situation. Mon père et moi nous avons été élevés dans une école de charité ; ma mère a été aussi élevée dans un établissement de même nature. Du matin au soir, on nous enseignait à être humbles, et pas grand’chose avec. Nous devions être humbles envers celui-ci, et humbles envers celui-là ; ici, il fallait ôter notre casquette ; là, il fallait faire la révérence, ne jamais oublier notre situation, et toujours nous abaisser devant nos supérieurs ; Dieu sait combien nous en avions de supérieurs ! Si mon père a gagné la médaille de moniteur, c’est à force d’humilité ; et moi de même. Si mon père est devenu sacristain, c’est à force d’humilité. Il avait la réputation, parmi les gens bien élevés, de savoir si bien se tenir à sa place, qu’on était décidé à le pousser. « Soyez humble, Uriah, disait mon père, et vous ferez votre chemin. » C’est ce qu’on noua a rabâché, à vous comme à moi, à l’école ; et c’est ce qui réussit le mieux. « Soyez humble, disait-il, et vous parviendrez. » Et réellement, ça n’a pas trop mal tourné.

Pour la première fois, j’apprenais que ce détestable semblant d’humilité était héréditaire dans la famille Heep ; j’avais vu la récolte, mais je n’avais jamais pensé aux semailles.

« Je n’étais pas plus grand que ça, dit Uriah, que j’appris à apprécier l’humilité et à en faire mon profit. Je mangeais mon humble chausson de pommes de bon appétit. Je n’ai pas voulu pousser trop loin mes humbles études, et je me suis dit : Tiens bon ! » Vous m’avez offert de m’enseigner le latin, mais pas si bête ! Mon père me disait toujours : «  Les gens aiment à vous dominer, courbez la tête et laissez faire. » En ce moment, par exemple, je suis bien humble, maître Copperfield, mais ça n’empêche pas que j’ai déjà acquis quelque pouvoir ! »

Tout ce qu’il me disait là, je lisais bien sur son visage, au clair de la lune, que c’était tout bonnement pour me faire comprendre qu’il était décidé à se servir de ce pouvoir-là. Je n’avais jamais mis en doute sa bassesse, sa ruse et sa malice ; mais je commençais seulement alors à comprendre tout ce que la longue contrainte de sa jeunesse avait amassé dans cette âme vile et basse de vengeance impitoyable.

Ce qu’il y eut de plus satisfaisant dans ce récit dégoûtant qu’il venait de me faire, c’est qu’il me lâcha le bras pour pouvoir encore se prendre le menton à deux mains. Une fois séparé de lui, j’étais décidé à garder cette position. Nous marchâmes à une certaine distance l’un de l’autre, m’échangeant que quelques mots.

Je ne sais ce qui l’avait mis en gaieté, si c’était la communication que je lui avais faite, ou le récit qu’il m’avait prodigué de son passé ; mais il était beaucoup pins en train que de coutume. À dîner, il parla beaucoup ; il demanda à sa mère (qu’il avait relevée de faction à notre retour de la promenade) s’il n’était pas bien temps qu’il se mariât ; et une fois il jeta sur Agnès un tel regard que j’aurais donné tout au monde pour qu’il me fût permis de l’assommer.

Lorsque nous restâmes seuls après le dîner, M. Wickfleld, lui et moi, Uriah se lança plus encore. Il n’avait bu que très peu de vin : ce n’était donc pas là ce qui pouvait l’exciter ; il fallait que ce fût l’ivresse de son triomphe insolent, et le désir d’en faire parade en ma présence.

La veille, j’avais remarqué qu’il cherchait à faire boire M. Wickfield ; et, sur un regard que m’avait lancé Agnès en quittant la chambre, j’avais proposé, au bout de cinq minutes, que nous allassions rejoindre miss Wickfield au salon. J’étais sur le point d’en faire autant, mais Uriah me devança.

« Nous voyons rarement notre visiteur d’aujourd’hui, dit-il en s’adressant à M. Wickfield assis à l’autre bout de la table (quel contraste dans les deux pendants !), et si vous n’y aviez pas d’objection, nous pourrions vider un ou deux verres de vin à sa santé. Monsieur Copperfield, je bois à votre santé et à votre prospérité ! »

Je fus obligé de toucher, pour la forme, la main qu’il me tendait à travers la table, puis je pris, avec une émotion bien différente, la main de sa pauvre victime.

« Allons, mon brave associé, dit Uriah, permettez-moi de vous donner l’exemple, en buvant encore à la santé de quelque ami de Copperfield ! »

Je passe rapidement sur les divers toasts proposés par M. Wickfield, à ma tante, à M. Dick, à la Cour des Doctors’-Commons, à Uriah. À chaque santé il vidait deux fois son verre, tout en sentant sa faiblesse et en luttant vainement contre cette misérable passion : pauvre homme ! comme il souffrait de la conduite d’Uriah, et pourtant comme il cherchait à se le concilier. Heep triomphait et se tordait de plaisir, il faisait trophée du vaincu, dont il étalait la honte à mes yeux. J’en avais le cœur serré ; maintenant encore, ma main répugne à l’écrire.

« Allons, mon brave associé, dit enfin Uriah ; à mon tour de vous en proposer une ; mais je demande humblement qu’on nous donne de grands verres ; buvons à la plus divine de son sexe. »

Le père d’Agnès avait à la main son verre vide. Il le posa, fixa les yeux sur le portrait de sa fille, porta la main à son front, puis retomba dans son fauteuil.

« Je ne suis qu’un bien humble personnage pour vous proposer sa santé, reprit Uriah ; mais je l’admire, ou plutôt le l’adore ! »

Quelle angoisse que celle de ce père qui pressait convulsivement sa tête grise dans ses deux mains pour y comprimer une souffrance intérieure plus cruelle à voir mille fois que toutes les douleurs physiques qu’il pût jamais endurer !

« Agnès, dit Uriah sans faire attention à l’état de M. Wickfield ou sans vouloir paraître le comprendre, Agnès Wickfield est je puis le dire, la plus divine des femmes. Tenez, on peut parler librement, entre amis, eh bien ! on peut être fier d’être son père, mais être son mari… »

Dieu m’épargne d’entendre jamais un cri comme celui que poussa M. Wickfield en se relevant tout à coup.

« Qu’est-ce qu’il a donc ? dit Uriah qui devint pâle comme la mort. Ah çà ! ce n’est pas un accès de folie, j’espère, monsieur Wickfleld ? J’ai tout autant de droit qu’un autre à dire, ce me semble, qu’un jour votre Agnès sera mon Agnès ! J’y ai même plus de droit que personne. »

Je jetai mes bras autour de M. Wickfield, je le conjurai, au nom de tout ce que je pus imaginer, de se calmer, mais surtout au nom de son affection pour Agnès. Il était hors de lui, il s’arrachait les cheveux, il se frappait le front, il essayait de me repousser loin de lui, sans répondre un seul mot, sans voir qui que ce fût, sans savoir, hélas ! dans son désespoir aveugle, ce qu’il voulait, le visage fixe et bouleversé. Quel spectacle efrayant !

Je le conjurai, dans ma douleur, de ne pas s’abandonner à cette angoisse et de vouloir bien m’écouter. Je le suppliai de songer à Agnès ; à Agnès et à moi ; de se rappeler comment Agnès et moi nous avions grandi ensemble, elle que j’aimais et que je respectais, elle qui était son orgueil et sa joie. Je m’efforçai de remettre sa fille devant ses yeux ; je lui reprochai même de ne pas avoir assez de fermeté pour lui épargner la connaissance d’une pareille scène. Je ne sais si mes paroles eurent quelque effet, ou si la violence de sa passion finit par s’user d’elle-même ; mais peu à peu il se calma, il commença à me regarder, d’abord avec égarement, puis avec une lueur de raison. Enfin il me dit : « Je le sais, Trotwood ! ma fille chérie et vous… je le sais ! Mais lui, regardez-le ! »

Il me montrait Uriah, pâle et tremblant dans un côté. Évidemment le drôle avait fait une école : s’était attendu à toute autre chose.

« Regardez mon bourreau, reprit M. Wickfield. Voilà l’homme qui m’a fait perdre, petit à petit, mon nom, ma réputation, ma paix, le bonheur de mon foyer domestique.

— Dites plutôt que c’est moi qui vous ai conservé votre nom, votre réputation, votre paix et le bonheur de votre foyer, dit Uriah en cherchant d’un air maussade, boudeur et déconfit, à raccommoder les choses. Ne vous fâchez pas, monsieur Wickfield ; si j’ai été un peu plus loin que vous ne vous y attendiez, je peux bien reculer un peu, je pense ! Après tout, où est donc le vrai ?

— Je savais que chacun avait son but dans la vie, dit M. Wickfleld, et je croyais me l’être attaché par des motifs d’intérêt. Mais, voyez !… oh ! voyez ce que c’est que cet homme-là !

—Vous ferez bien de le faire taire, Copperfield si vous pouvez, s’écria Uriah en tournant vers moi ses mains osseuses. Il va dire, faites-y bien attention, il va dire des choses qu’il sera fâché d’avoir dites après, et que vous serez fâché vous-même d’avoir entendues !

— Je dirai tout ! s’écria M. Wickfleld d’un air désespéré. Puisque je suis à votre merci, pourquoi ne me mettrais-je pas à la merci du monde entier ?

— Prenez garde, vous dis-je, reprit Uriah en continuant de s’adresser à moi ; si vous ne le faites pas taire, c’est que vous n’êtes pas son ami. Vous demandez pourquoi vous ne vous mettriez pas à la merci du monde entier, monsieur Wickfleld ? parce que vous avez une fille. Vous et moi nous savons ce que nous savons, n’est-ce pas ? Ne réveillons pas le chat qui dort ! Ce n’est pas moi qui en aurais l’imprudence ; vous voyez bien que je suis aussi humble que faire se peut. Je vous dis que, si j’ai été trop loin, j’en suis fâché. Que voulez-vous de plus, monsieur ?

— Oh ! Trotwood, Trotwood ! s’écria M. Wickfleld en se tordant les mains. Je suis tombé bien bas depuis que je vous ai vu pour la première fois dans cette maison ! J’étais déjà sur cette fatale pente, mais, hélas ! que de chemin, quel triste chemin j’ai parcouru depuis ! C’est ma faiblesse qui m’a perdu. Ah ! si j’avais eu la force de moins me rappeler ou de moins oublier ! Le souvenir douloureux de la perte que j’avais faite en perdant la mère de mon enfant est devenu une maladie ; mon amour pour mon enfant, poussé jusqu’à l’oubli de tout le reste, m’a porté le dernier coup. Une fois atteint de ce mal incurable, j’ai infecté à mon tour tout ce que j’ai touché. J’ai causé le malheur de tout ce que j’aime si tendrement ; vous savez si je l’aime ! J’ai cru possible d’aimer une créature au monde à l’exclusion de toutes les autres ; j’ai cru possible d’en pleurer une qui avait quitté le monde, sans pleurer avec ceux qui pleurent. Voilà comme j’ai gâté ma vie. Je me suis dévoré le cœur dans une lâche tristesse, et il se venge en me dévorant à son tour. J’ai été égoïste dans ma douleur, égoïste dans mon amour, égoïste dans le soin avec lequel je me suis fait ma part de la douleur et de l’affection communes. Et maintenant, je ne suis plus qu’une ruine ; voyez, oh ! voyez ma misère ! Fuyez-moi ! haïssez-moi ! »

Il tomba sur une chaise et se mit à sangloter. Il n’était plus soutenu par l’exaltation de son chagrin. Uriah sortit de son coin.

« Je ne sais pas tout ce que j’ai pu faire dans ma folie, dit M. Wickfield en étendant les mains comme pour me conjurer de ne pas le condamner encore ; mais il le sait, lui qui s’est toujours tenu à mon côté pour me souffler ce que je devais faire. Vous voyez le boulet qu’il m’a mis au pied ; vous le trouvez installé dans ma maison, vous le trouvez fourré dans toutes mes affaires. Vous l’avez entendu, il n’y a qu’un moment ! Que pourrais-je vous dire de plus ?

— Vous n’avez pas besoin de rien dire de plus, vous auriez même mieux fait de ne rien dire du tout, repartit Uriah d’un air à la fois arrogant et servile. Vous ne vous seriez pas mis dans ce bel état si vous n’aviez pas tant bu ; vous vous en repentirez demain, monsieur. Si j’en ai dit moi-même un peu plus que je ne voulais peut-être, le beau malheur ! Vous voyez bien que je n’y ai pas mis d’obstination. »

La porte s’ouvrit, Agnès entra doucement, pâle comme une morte ; elle passa son bras autour du cou de son père, et lui dit avec fermeté :

« Papa, vous n’êtes pas bien, venez avec moi ! »

Il laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa fille, comme accablé de honte, et ils sortirent ensemble. Les yeux d’Agnès rencontrèrent les miens : je vis qu’elle savait ce qui s’était passé.

« Je ne croyais pas qu’il prît la chose de travers comme cela, maître Copperfield, dit Uriah, mais ce n’est rien. Demain nous serons raccommodés. C’est pour son bien. Je désire humblement son bien. »

Je ne lui répondis pas un mot, et je montai dans la tranquille petite chambre où Agnès était venue si souvent s’asseoir près de moi pendant que je travaillais. J’y restai assez tard, sans que personne vînt m’y tenir compagnie. Je pris un livre et j’essayai de lire ; j’entendis les horloges sonner minuit, et je lisais encore sans savoir ce que je lisais, quand Agnès me toucha doucement l’épaule.

« Vous partez de bonne heure demain, Trotwood, je viens vous dire adieu. »

Elle avait pleuré, mais son visage était redevenu beau et calme.

« Que Dieu vous bénisse ! dit-elle en me tendant la main.

— Ma chère Agnès, répondis-je, je vois que vous ne voulez pas que je vous en parle ce soir ; mais n’y a-t-il rien à faire ?

— Se confier en Dieu ! reprit-elle.

— Ne puis-je rien faire» moi qui viens vous ennuyer de mes pauvres chagrins ?

— Vous en rendez les miens moins amers, répondit-elle, mon cher Trotwood !

— Ma chère Agnès, c’est une grande présomption de ma part que de prétendre à vous donner un conseil, moi qui ai si peu de ce que vous possédez à un si haut degré, de bonté, de courage, de noblesse ; mais vous savez combien je vous aime et tout ce que je vous dois. Agnès, vous ne vous sacrifierez jamais à un devoir mal compris ? »

Elle recula d’un pas et quitta ma main. Jamais je ne l’avais vue si agitée.

« Dites-moi que vous n’avez pas une telle pensée, chère Agnès. Vous qui êtes pour moi plus qu’une sœur, pensez à ce que valent un cœur comme le vôtre, un amour comme le votre. »

Ah ! que de fois depuis j’ai revu en pensée cette douce figure et ce regard d’un instant, ce regard où il n’y avait ni étonnement, ni reproche, ni regret ! Que de fois depuis j’ai revu le charmant sourire avec lequel elle me dit qu’elle était tranquille sur elle-même, qu’il ne fallait donc pas craindre pour elle ; puis elle m’appela son frère et disparut !

Il faisait encore nuit le lendemain matin quand je montai sur la diligence à la porte de l’auberge. Nous allions partir et le jour commençait à poindre, lorsqu’au moment où ma pensée se reportait vers Agnès, j’aperçus la tête d’Uriah qui grimpait à côté de moi.

« Copperfield, me dit-il à voix basse tout en s’accrochant à la voiture, j’ai pensé que voua seriez bien aise d’apprendre, avant votre départ, que tout était arrangé. J’ai déjà été dans sa chambre, et je vous l’ai rendu doux comme un agneau. Voyez-vous, j’ai beau être humble, je lui suis utile ; et quand il n’est pas en ribote, il comprend ses intérêts ! Quel homme aimable, après tout, n’est-ce pas, maître Copperfield ? »

Je pris sur moi de lui dire que j’étais bien aise qu’il eût fait ces excuses.

« Oh ! certainement , dit Uriah ; quand on est humble, vous savez, qu’est-ce que ça fait de demander excuse ? C’est si facile. À propos, je suppose, maître Copperfield, ajouta-t-il avec une légère contorsion, qu’il vous est arrivé quelquefois de cueillir une poire avant qu’elle fut mûre ?

— C’est assez probable, répondis-je.

— C’est ce que j’ai fait hier soir, dit Uriah ; mais la poire mûrira ! Il n’y a qu’à y veiller. Je puis attendre. »

Et tout en m’accablant d’adieux, il descendit au moment où le conducteur montait sur son siège. Autant que je puis croire, il mangeait sans doute quelque chose pour éviter de humer le froid du matin ; du moins, à voir le mouvement de sa bouche, on aurait dit que la poire était déjà mûre et qu’il la savourait en faisant claquer ses lèvres.