David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 21

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 313-334).

Il y avait dans la maison un domestique qui, à ce que j’appris, accompagnait généralement Steerforth, et qui était entré à son service à l’Université. C’était en apparence an modèle de convenance. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme qui eût un air plus respectable, pour sa position. Il était silencieux, tranquille, respectueux, attentif, ne faisait point de bruit, était toujours là quand on avait besoin de lui, et ne gênait jamais quand on n’en avait que faire ; mais son grand titre à la considération, c’était la convenance de ses manières. Il n’avait pas l’air d’un chien couchant, il avait plutôt le ton un peu roide ; ses cheveux étaient courts, sa tête arrondie ; il parlait doucement, et il avait une manière particulière de faire siffler les S qui faisait croire qu’il en consommait plus que le commun des mortels ; mais les plus petites particularités de ses manières contribuaient à lui donner l’air respectable, et il aurait eu le nez en trompette, que je suis sûr qu’il aurait trouvé moyen d’y puiser un élément de plus pour ajouter à cet air respectable. Il s’entourait d’une atmosphère de convenance, au soin de laquelle il marchait d’un pas sûr et tranquille. Il eût été presque impossible de le soupçonner d’une mauvaise action, tant il était respectable. Il ne serait venu à l’idée de personne de lui faire porter une livrée, il était trop respectable pour cela. On n’aurait pas osé lui imposer un travail servile ; c’eût été faire une insulte gratuite aux sentiments d’un homme profondément respectable, et je remarquai que les femmes de la maison le sentaient si bien, qu’elles faisaient toujours elles-mêmes tout l’ouvrage pendant qu’il lisait le journal près du feu, dans l’office.

Je n’ai jamais vu un homme plus réservé. Mais cette qualité, comme toutes celles qu’il possédait, ne faisait qu’ajouter à son air respectable. Personne ne savait son nom de baptême et c’était encore un mystère qui ne nuisait pas à sa considération. On ne pouvait avoir aucune objection au nom de Littimer, sous lequel il était connu. Pierre pouvait être le nom d’un pendu, et Thomas, celui d’un déporté ; mais Littimer, voilà un nom parfaitement respectable !

Je ne sais pas si c’est à cause de cet ensemble respectable qu’il avait, mais je me sentais toujours très-jeune en présence de cet homme. Je n’avais pu deviner quel âge il avait lui-même, et c’était encore un mérite de discrétion à ajouter à tous ceux que je lui connaissais. Dans le calme de sa physionomie respectable, on pouvait aussi bien lui donner cinquante ans que trente.

Littimer entra dans ma chambre, le lendemain avant que je fusse levé, et m’apporta de l’eau pour ma barbe (cruel souvenir !), et se mit à sortir mes habits. Quand j’ouvris les rideaux du lit pour le regarder, je le vis toujours à la même température de convenance (car le vent d’est du mois de janvier ne le faisait pas descendre d’un degré : il n’en avait pas même l’haleine refroidie pour cela), plaçant mes bottes à droite et à gauche, dans la première position de la danse, et soufflant délicatement sur ma redingote pour faire disparaître quelques grains de poussière, puis la recouchant sur le sopha avec le même soin que si ce fût un enfant endormi.

Je lui souhaitai le bonjour, en demandant quelle heure il était. Il tira de sa poche la montre de chasse la plus convenable, que j’eusse jamais vue, l’ouvrit à demi, en maintenant le ressort de la butte avec son pouce, la regarda comme s’il consultait une huître prophétique, la referma et m’apprit qu’il était huit heures et demie.

« M. Steerforth sera bien aise de savoir si vous avez bien dormi, monsieur !

— Merci, lui dis-je, j’ai très-bien dormi. M. Steerforth va bien ?

— Merci, monsieur, M. Steerforth va assez bien. »

Un autre trait caractéristique de Littimer consistait dans le soin avec lequel il évitait tous les superlatifs, gardant toujours un juste milieu, froid et calme.

« Y a-t-il encore quelque chose que je puisse avoir l’honneur de faire pour monsieur ? La première cloche sonne à neuf heures, la famille déjeune à neuf heures et demie.

— Non, rien, merci.

— C’est moi qui remercie, monsieur, s’il vent bien le permettre ; » et, sur ces mots, il passa près de mon lit avec une légère inclination de tête, comme s’il me demandait pardon d’avoir corrigé mes paroles, et il sortit en fermant la porte aussi doucement que si je venais de tomber dans un léger sommeil dont ma vie dépendait.

Tous les matins cette conversation se répétait entre nous, ni plus, ni moins, et cependant, quelques progrès que j’eusse pu faire dans ma propre estime la veille au soir, quelque espérance d’une maturité prochaine qu’eussent pu me faire concevoir l’intimité de Steerforth, la confiance de mistress Steerforth ou la conversation de miss Dartle, sitôt que je me trouvais en présence de cet homme respectable, je redevenais à l’instant même un petit garçon.

Il nous procura des chevaux, et Steerforth, qui savait tout, me donna des leçons d’équitation. Il nous procura des fleurets, et Steerforth commença à m’apprendre à faire des armes ; il nous pourvut de gants, et je fis quelques progrès dans l’art de boxer. Peu m’importait que Steerforth me trouvât novice dans toutes ces sciences, mais je ne pouvais souffrir de manquer d’adresse devant le respectable Littimer. Je n’avais aucune raison de croire que Littimer fût versé dans la pratique des arts en question : rien ne pouvait, dans sa personne, me le faire supposer le moins du monde, pas même un mouvement imperceptible des paupières ; mais toutes les fois qu’il se trouvait là pendant la leçon, je me sentais le plus neuf, le plus gauche, le plus innocent des hommes, un vrai blanc-bec.

Si je suis entré dans tous ces détails sur son compte, c’est qu’il produisit sur moi, tout d’abord, un effet assez étrange, et c’est surtout pour préparer ce qui arriva plus tard.

La semaine s’écoula d’une manière charmante. Elle passa vite pour moi, comme on peut le croire : c’était comme un rêve, et pourtant j’avais tant d’occasions d’apprendre à mieux connaître Steerforth, et de l’admirer tous les jours davantage, qu’il me semblait, à la fin de mon séjour, que je ne l’avais jamais quitté. Il me traitait un peu comme un joujou, mais d’une façon si amusante, qu’il ne pouvait rien faire qui me fût plus agréable. Cela me rappelait, d’ailleurs, nos anciens rapports, dont nos nouvelles relations me semblaient une suite toute naturelle. Je voyais qu’il n’était pas changé, j’étais délivré de tout l’embarras que j’aurais pu éprouver en comparant mes mérites avec les siens, et en calculant mes droits à son amitié sur un pied d’égalité ; enfin il n’avait qu’avec moi ces manières gaies, familières, affectueuses. Comme il m’avait traité, en pension, tout autrement que le reste de nos camarades, je voyais aussi, avec plaisir, qu’il ne me traitât pas maintenant, dans le monde, de la même manière que le reste de ses amis. Je me croyais plus près de son cœur qu’aucun autre, comme je sentais le mien échauffé pour lui d’une amitié sans pareille.

Il se décida à venir avec moi à la campagne, et le jour de notre départ arriva bientôt. Il avait songé un moment à emmener Littimer, mais il avait fini par le laisser à la maison. Cet homme respectable, satisfait de tout, arrangea nos porte-manteaux sur la voiture qui devait nous conduire à Londres, de manière a braver les coups et les contre-coups d’un voyage éternel, et reçut, de l’air le plus calme, la gratification modeste que je lui offris.

Nous fîmes nos adieux à mistress Steerforth et à miss Dartle : mes remercîments furent reçus avec beaucoup de bonté par la mère de mon ami. La dernière chose qui me frappa, fut le visage imperturbable de Littimer, qui exprimait, à ce que je crus voir, la conviction que j’étais bien jeune, bien jeune.

Je n’essayerai pas de décrire ce que j’éprouvai en retournant, sous de si favorables auspices, dans les lieux témoins de mon enfance. J’étais si préoccupé de l’effet que produirait Yarmouth sur Steerforth, que je fus ravi de lui entendre dire, en traversant les rues sombres qui conduisaient à l’hôtel de la Poste, qu’autant qu’il pouvait en juger, c’était un bon petit trou, assez drôle, quoique un peu isolé. Nous allâmes nous coucher en arrivant (je remarquai une paire de guêtres et des souliers crottés à la porte de mon vieil ami le Dauphin), et nous déjeunâmes tard le lendemain. Steerforth, qui était fort en train, s’était promené sur la plage avant mon réveil, et avait fait la connaissance de la moitié des pêcheurs du lieu, disait-il. Bien mieux, il croyait avoir vu dans le lointain la maison de M. Peggotty, avec de la fumée qui sortait par la cheminée, et il avait été sur le point, me dit-il, d’entrer résolument et de se faire passer pour moi, en disant qu’il avait tellement grandi qu’il n’était plus reconnaissable.

« Quand comptez-vous me présenter, Pâquerette ? dit-il. Je suis à votre disposition, cela ne dépend plus que de vous.

— Eh bien ! je me disais que nous pourrions y aller ce soir, Steerforth, au moment ou ils sont tous assis en rond autour du feu. Je voudrais vous faire voir ça dans son beau, c’est quelque chose de si curieux !

— Va donc pour ce soir ! dit Steerforth.

— Je ne les préviendrai pas de notre arrivée, vous savez, dis-je tout enchanté. Il faut les prendre par surprise.

— Oh ! cela va sans dire, répondit Steerforth, il n’y aurait plus de plaisir si on ne les prenait pas sur le fait. Il faut voir les indigènes dans leur état naturel.

— Pourtant, ce ne sont que des gens de l’espèce dont vous parliez l’autre jour, lui dis-je.

— Ah ! vous vous souvenez de mes escarmouches avec Rosa ? s’éeria-t-il vivement. Cette fille m’est insupportable, j’ai presque peur d’elle. Elle me fait l’effet d’un vampire. Mais n’y pensons plus. Qu’allez-vous faire maintenant ? Je suppose que vous allez voir votre vieille bonne ?

— Oui, certes, dis-je, il faut que je commence par voir Peggotty.

— Voyons ! répliqua Steerforth en tirant sa montre, je vous donne deux heures pour pleurnicher tout votre soûl, est-ce assez ? » »

Je répondis que je pensais qu’il ne nous en fallait pas davantage, mais qu’il devrait venir aussi, et qu’il verrait que son renom l’avait précédé et qu’on le regardait comme un personnage presque aussi important que moi.

« Je viendrai où vous voudrez et je ferai ce que vous voudrez, dit Steerforth ; dites-moi seulement où je dois me rendre, et je ne vous demande que deux heures pour me préparer à mon rôle, sentimental ou comique, à votre choix. »

Je lui donnai les renseignements les plus détaillés pour trouver la demeure de M. Barkis, et ceci convenu, je sortis seul. L’air était vif, le pavé était sec, la mer était transparente, le soleil versait des flots de lumière, sinon de chaleur, et tout le monde semblait gai et en train. Je me sentais si joyeux que, dans ma satisfaction de me retrouver à Yarmouth, j’aurais volontiers arrêté chaque passant pour lui donner une poignée de main.

Les rues me paraissaient un peu étroites. C’est toujours comme cela quand on revoit plus tard celles qu’on a connues dans son enfance. Mais je n’avais rien oublié, rien n’était changé, jusqu’au moment où j’arrivai prés de la boutique de M. Omer. Les mots « Omer et Joram » avaient remplacé le nom unique d’Omer. Mais l’inscription, « Magasin de deuil, tailleur, et entrepreneur de funérailles, » était toujours à sa place.

Mes pas se dirigèrent si naturellement vers la porte de la boutique, après avoir lu l’enseigne de l’autre côté de la rue, que je traversai la chaussée pour regarder par la fenêtre. Je vis dans le fond une jolie personne qui faisait sauter un petit enfant dans ses bras : un autre marmot la tenait par son tablier. Je reconnus sans peine Minnie et ses enfants. La porte vitrée de la boutique n’était pas ouverte, mais j’entendais faiblement dans l’atelier, au fond de la cour, retentir le vieux toc toc du marteau, qui semblait n’avoir jamais cessé depuis mon départ.

« Monsieur Omer est-il chez lui ? dis-je en entrant. Je serais bien aise de le voir un moment.

— Oh ! oui, monsieur, il est à la maison, dit Minnie. son asthme ne lui permet pas de sortir par ce temps-là. Joseph, appelez votre grand père ! »

Le petit garçon qui tenait son tablier poussa un cri d’appel si énergique qu’il en fut effrayé lui-même, et qu’il cacha sa tête dans les jupons de sa mère, à la grande admiration de celle-ci. J’entendis approcher quelqu’un qui soufflait à grand bruit, et je vis bientôt apparaître M. Omer, l’haleine plus courte encore que par le passé, mais du reste, très-peu vieilli.

« Votre serviteur, monsieur, dit M. Omer. Que puis-je faire pour vous ?

— Me donner une poignée de main, si vous voulez bien, monsieur Omer, dis-je en lui tendant la mienne, vous avez montré beaucoup de bonté pour moi un jour où je crains de ne pas vous en avoir assez témoigné ma reconnaissance.

— Ah ! vraiment ? répondit le vieillard. Je suis enchanté de ce que vous me dites là, mais je ne m’en souviens pas. Vous êtes bien sûr que c’est moi ?

— Parfaitement sûr.

— Il faut que j’aie la mémoire aussi courte que la respiration, dit M. Omer en secouant la tête et en me regardant, car je ne me rappelle pas votre figure.

— Vous ne vous souvenez pas d’être venu me chercher à la diligence, de m’avoir donné à déjeuner, et de m’avoir conduit ensuite à Blunderstone avec mistress Joram et M. Joram qui n’était pas son mari dans ce temps-là ?

— Comment, vraiment ? Dieu me pardonne ! dit M. Omer, jeté par sa surprise dans une quinte de toux, c’est vous, monsieur ! Minnie, ma chère, vous vous souvenez bien ç Il s’agissait d’une dame, n’est-ce pas ?

— Ma mère, lui dis-je.

— Cer…taine…ment, dit M. Omer en touchant mon gilet du bout de son doigt, et il y avait aussi un petit enfant. Deux personnes à la fois : la plus petite dans le même cercueil que la grande. À Blunderstone, c’est vrai. Et comment vous êtes-vous porté depuis lors ?

— Très-bien, lui dis-je, je vous remercie, et vous, j’espère que vous vous portez bien aussi.

— Oh ! je n’ai pas à me plaindre, dit M. Omer ; j’ai la respiration plus courte, mais c’est toujours comme cela en vieillissant. Je la prends comme elle vient, et je me tire d’affaire de mon mieux. C’est le meilleur parti, n’est-ce cas ? »

M. Omer se mit de nouveau à tousser, à la suite d’un éclat de rire, et sa fille, qui faisait danser son dernier-né sur le comptoir à côté de nous, vint à son secours.

« Oui, oui, certainement »dit M. Omer, je me rappelle, il y en avait deux. Eh bien ! le croiriez-vous, monsieur ? c’est pendant cette course que le jour du mariage de Minnie avec Joram a été fixé. « Fixez le jour, monsieur, » me disait Joram. « Oui, oui, mon père, disait Minnie. » Et maintenant il est devenu mon associé, et voyez, voilà le plus jeune ! »

Minnie riait et passait sa main sur ses bandeaux, pendant que son père donnait à tenir un de ses gros doigts au petit enfant qu’elle faisait sauter sur le comptoir.

« Deux personnes ! c’est bien ça, reprit M. Omer, secouant la tête et pensant au passé. Justement ! Et tenez ! Joram travaille dans ce moment à un petit cercueil gris, avec des clous d’argent, et il s’en faut bien de deux pouces qu’il soit aussi long que celui-ci, et il montrait l’enfant qui dansait sur le comptoir. Voulez-vous prendre quelque chose ? »

Je refusai en le remerciant.

« Voyons donc, dit M. Omer. La femme du conducteur Barkis, la sœur de Peggotty le pêcheur, elle avait quelque chose à faire avec votre famille, n’est-ce pas ? elle a servi chez vous, il me semble ? »

Ma réponse affirmative lui causa une grande satisfaction.

« Je m’attends à avoir la respiration plus longue un de ces jours, voilà déjà que je retrouve la mémoire, dit M. Omer.

— Eh bien ! monsieur, nous avons ici en apprentissage une jeune parente à elle qui a un goût pour faire les robes !… je ne crois pas qu’il y ait en Angleterre une duchesse qui pût lui en remontrer !

— Ce n’est pas la petite Émilie ? dis-je involontairement.

— C’est bien Émilie qu’elle s’appelle, dit M. Omer, et elle est petite, comme vous dites ; mais, voyez-vous, elle a un visage qui fait enrager la moitié des femmes de la ville !

— Allons donc, mon père ! cria Minnie.

— Je ne parle pas de vous, ma chère, dit M. Omer en me faisant un signe du coin de l’œil, mais je dis qu’à Yarmouth et à deux lieues à la ronde, plus de la moitié des femmes sont furieuses contre cette pauvre petite.

— Alors elle aurait mieux fait de ne pas sortir de sa classe, mon père, dit Minnie : comme cela elle n’aurait pas fait parler d’elle, et on aurait bien été obligé de se taire.

— Obligé, ma chère ! repartit M. Omer, obligé ! C’est ainsi que vous connaissez la vie ? Croyez-vous qu’il y ait au monde quelque chose qui puisse obliger une femme à se taire, surtout quand il s’agit de critiquer une autre femme ? »

Je crus réellement que c’en était fait de M. Omer quand il eut hasardé cette plaisanterie malicieuse. Il toussait si fort, et son haleine sa refusait si obstinément à se laisser reprendre, que je m’attendais à voir sa tête disparaître derrière le comptoir, et ses petites jambes, revêtues comme par le passé d’une culotte noire, avec des bouffettes de ruban déteint, aux genoux, s’agiter dans les convulsions de l’agonie. Enfin il se remit, quoiqu’il fût encore si essoufflé et si haletant, qu’il fut obligé de s’asseoir sur un tabouret, derrière le comptoir.

« Voyez-vous, dit-il en s’essuyant le front et en respirant avec peine, elle n’a pas formé beaucoup de relations ici, elle n’a pas couru après les connaissances ni les amies, encore moins les amoureux. Alors on a fait circuler des médisances, on a dit qu’Émilie voulait devenir une dame. Mon opinion là-dessus est que ces bruits sont venus surtout de ce qu’elle avait dit quelquefois à l’école que, si elle était une dame, elle ferait ceci et cela pour son oncle, voyez-vous, et qu’elle lui achèterait telle et telle jolie chose.

— Je vous assure, monsieur Omer, lui dis-je vivement, qu’en effet, elle m’a répété cela bien des fois quand nous étions enfants tous les deux. »

M. Omer fit un signe de tête, et se caressa le menton.

« Précisément. Et puis, avec le moindre chiffon, elle s’habillait mieux que les autres avec beaucoup d’argent, et ça ne fait pas plaisir, vous comprenez. Enfin elle était un peu comme qui dirait capricieuse, oui, j’irai jusqu’à dire qu’elle était positivement capricieuse, continua M. Omer, elle ne savait pas ce qu’elle voulait ; elle n’était jamais contente, elle était un peu gâtée enfin. C’est tout ce qu’on a jamais dit contre elle, n’est-ce pas, Minnie ?

— Oui, mon père, dit mistress Joram. C’est bien tout, je crois.

— Ainsi donc, elle commença par entrer en place, dit M. Omer, pour tenir compagnie à une vieille dame difficile à vivre ; elles ne purent s’accorder, et la petite n’y resta pas longtemps. Après cela, elle est entrée en apprentissage ici, avec un engagement de trois ans : en voilà bientôt deux de passés, et c’est bien la meilleure fille qu’on puisse voir. Elle fait autant d’ouvrage à elle seule que six ouvrières ensemble, n’est-ce pas, Minnie ?

— Oui, mon pare, répliqua Minnie. On ne dira pas que Je ne lui rends pas justice.

— Bien, dit M. Omer, c’est comme ça que ça doit être. Maintenant, monsieur, comme je n’ai pas envie que vous disiez que je fais des histoires bien longues pour un homme qui a l’haleine si courte, je crois qu’en voilà assez là-dessus. »

Ils avaient baissé la voix en parlant d’Émilie, d’où je conclus qu’elle n’était pas loin. Sur la question que j’en fis, M. Orner, d’un signe de tête, m’indiqua la porte de l’arrière-boutique. Je demandai précipitamment si je pouvais regarder, et en ayant reçu pleine permission, je m’approchai du carreau et je vis par la vitre Émilie à l’ouvrage. Elle était charmante, petite, avec les grands yeux bleus qui avaient jadis pénétré mon cœur, et elle riait en regardant un autre enfant de Minnie qui jouait auprès d’elle. Elle avait un petit air décidé qui rendait probable ce que je venais d’entendre dire de son caractère, et je retrouvai dans son regard des restes de son humeur capricieuse du temps passé, mais rien dans son joli visage ne faisait prévoir pour elle un autre avenir que le bonheur et la vertu… Pourtant l’ancien air, cet air qui ne cesse jamais, hélas ! le toc toc fatal retentissait toujours au fond de la cour.

« Vous plairait-il d’entrer pour lui parler, monsieur ? dit M. Omer. Entrez ! Faites comme chez vous ! »

J’étais trop timide pour accepter alors sa proposition ; j’avais peur de la troubler et de me troubler aussi, je demandai seulement à quelle heure elle rentrait chez elle le soir, pour choisir en conséquence le moment de notre visite ; et prenant congé de M. Omer, de sa jolie fille et de ses petits enfants, je me rendis chez ma bonne vieille Peggotty. Elle était là, dans sa cuisine, elle faisait le dîner. Elle m’ouvrit dès que j’eus frappé à la porte, et me demanda ce que je désirais. Je la regardai en souriant, mais elle, elle ne souriait pas du tout. Je n’avais jamais cessé de lui écrire, mais il y avait au moins sept ans qu’elle ne m’avait vu.

« M. Barkis est-il chez lui, madame ? dis-je en prenant une grosse voix de basse-taille.

— Il est à la maison, monsieur, dit Peggotty, mais il est au lit, malade de rhumatismes.

— Est-ce qu’il va encore à Blunderstone, maintenant ? demandai-je.

— Oui, Monsieur, quand il est bien portant, répondit-elle.

— Et vous, mistress Barkis, y allez-vous quelquefois ? »

Elle me regarda plus attentivement, et je remarquai un mouvement convulsif dans ses mains.

— Parce que j’avais quelques renseignements à prendre sur une maison située par là, qu’on appelle… voyons donc… Blunderstone la Rookery, dis-je. »

Elle recula d’un pas en avançant les mains avec un mouvement d’effroi, comme pour me repousser.

« Peggotty ! m’écriai-je.

— Mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, et nous fondîmes tous deux en larmes en nous embrassant.

Je n’ai pas le cœur de dire toutes les extravagances auxquelles elle se livra, les larmes et les éclats de rire qui se succédèrent, l’orgueil et la joie qu’elle me témoignait, le chagrin qu’elle éprouvait en pensant que celle dont j’aurais dû être l’orgueil et la joie n’était pas là pour me serrer dans ses bras. Je n’eus pas seulement l’idée que je me montrais bien enfant en répondant à toute cette émotion par la mienne. Je crois que je n’avais jamais ri ni pleuré de ma vie, même avec elle, plus franchement que ce matin-là.

«  Barkis sera si content ! dit Peggotty en essuyant ses yeux avec son tablier, cela lui fera plus de bien que tous ses cataplasmes et ses frictions. Puis-je aller lui dire que vous êtes ici ? Vous monterez le voir, n’est-ce pas, David ? »

Cela allait sans dire, mais Peggotty ne pouvait venir à bout de sortir de sa chambre, car toutes les fois qu’elle se trouvait près de la porte, elle se retournait pour me regarder, et alors elle revenait rire et pleurer sur mon épaule. Enfin, pour faciliter les choses, je montai avec elle, et après avoir attendu un moment, à la porte, qu’elle eût préparé M. Barkis à ma visite, je me présentai devant le malade.

Il me reçut avec un véritable enthousiasme. Son rhumatisme ne lui permettant pas de me tendre la main, il me demanda en grâce de secouer la mèche de son bonnet de coton, ce que je fis de tout mon cœur. Quand je fus enfin assis auprès de son lit, il me dit qu’il croyait encore me conduire sur la route de Blunderstone, et que cela lui faisait un bien infini. Couché comme il l’était, dans son lit, avec des couvertures jusqu’au cou, il avait l’air de n’être autre chose qu’un visage, comme les chérubins dans les tableau, ce qui faisait l’effet le plus étrange.

« Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole, monsieur ? dit M. Barkis avec un petit sourire de rhumatisant.

— Ah ! monsieur Barkis, nous avons eu de bien graves conversations sur ce sujet, qu’en dites-vous ?

— Il y avait longtemps que je voulais bien, n’est-ce pas, monsieur ? dit M. Barkis.

— Très-longtemps, répondis-je.

— Et je ne le regrette pas, dit M. Barkis. Vous rappelez-vous cette fois que vous m’avez dit qu’elle faisait les tartes aux pommes et toute la cuisine chez vous ?

— Oui, très-bien, répondis-je.

— C’était vrai, dit M. Barkis, comme deux et deux font quatre, aussi exact, dit M. Barkis, en agitant son bonnet de nuit (ce qui était la seule manière en son pouvoir de donner du poids à ses paroles), aussi exact que le percepteur à faire payer l’impôt, et il n’y a rien de plus exact. »

M. Barkis tourna les yeux vers moi comme s’il attendait mon adhésion à ce résultat des réflexions qu’il avait élaborées dans son lit ; je donnai donc mon assentiment.

« Il n’y a rien de plus exact, répéta M. Barkis, un pauvre homme comme moi s’en aperçoit bien quand il est malade, car je suis très-pauvre, monsieur.

— Je suis bien fâché de cela, monsieur Barkis.

— Très, très-pauvre, dit M. Barkis. »

Ici il sortit à grand’peine sa main droite de son lit, et parvint, après quelques efforts inutiles, à saisir un bâton qui était accroché au chevet de son lit. Après avoir donné quelques coups de cet instrument, son, visage commençait à se décomposer, quand il frappa enfin une caisse dont je voyais l’un des bouts depuis longtemps ; alors il se remit un peu.

— Des vieux habits, dit M. Barkis.

— Oh ! dis-je.

— Je voudrais bien que ce fût de l’argent, monsieur, dit M. Barkis.

— Je le voudrais aussi pour vous.

—Mais ce n’en est pas, » dit M. Barkis en ouvrant les yeux tout grands.

Je déclarai que j’en étais bien convaincu, et M. Barkis tourna un regard plus doux vers sa femme en me disant :

« C’est bien la meilleure et la plus utile des femmes, que C. P. Barkis ! C. P. Barkis mérite et au delà tous les éloges qu’on peut faire d’elle. Ma chère, vous allez préparer un dîner soigné pour aujourd’hui ; quelque chose de bon à manger et à boire, n’est-ce pas ? pour la compagnie.

J’allais protester contre l’honneur qu’il voulait me faire, mais je remarquai que Peggotty, qui était assise de l’autre côté du lit, désirait extrêmement me voir accepter cette offre. Je gardai donc le silence.

« J’ai quelques pence par là, ma chère, dit M. Barkis, mais je suis las maintenant ; si vous voulez emmener M. David pendant que je vais faire un petit somme, je tâcherai de trouver ce qu’il vous faut quand je me réveillerai. »

Nous quittâmes la chambre, sur cette requête. Quand nous pûmes sortir, Peggotty m’apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré que par le passé, avait toujours recours à ce stratagème, chaque fois qu’il s’agissait de tirer une pièce de monnaie de son coffre, et qu’il endurait des tortures inconcevables à se traîner tout seul hors de son lit pour chercher son argent dans cette malheureuse caisse. En effet, nous l’entendîmes bientôt pousser des gémissements étouffés, attendu que ce procédé de pie voleuse faisait craquer toutes ses jointures endolories : mais Peggotty, malgré des regards qui exprimaient toute sa compassion pour son mari, m’assura que ce mouvement de générosité lui ferait du bien, et qu’il valait mieux le laisser faire. Elle le laissa donc gémir tout seul, jusqu’à ce qu’il eût regagné son lit, en souffrant le martyre, j’en suis sûr. Alors il nous appela, et faisant semblant d’ouvrir les yeux après un bon somme, il tira une guinée qu’il avait mise sous son oreiller. La satisfaction de nous avoir trompés et de garder un secret impénétrable sur le contenu de son coffre, semblait être à ses yeux une compensation suffisante pour toutes ses tortures.

Je préparai Peggotty à l’arrivée de Steerforth et il parut bientôt. Je suis persuadée qu’elle ne faisait aucune différence entre les bontés qu’il avait eues pour moi et des services qu’il aurait pu lui rendre à elle-même, et qu’elle était disposée d’avance à le recevoir avec reconnaissance et dévouement dans tous les cas ; mais ses manières gaies et franches, sa bonne humeur, sa belle figure, le don naturel qu’il possédait de se mettre à la portée de ceux avec qui il se trouvait et de toucher juste, quand il voulait s’en donner la peine, la corde sensible de chacun, tout cela fit la conquête de Peggotty en cinq minutes. D’ailleurs ses façons avec moi auraient suffi pour la subjuguer. Mais, grâce à toutes ces raisons combinées, je crois en vérité, qu’elle éprouvait une sorte d’adoration pour lui, quand il sortit de chez elle ce soir-là.

Il resta à dîner chez Peggotty. Si je disais qu’il y consentit volontiers, je n’exprimerais qu’à demi la bonne grâce et la gaieté qu’il mit à accepter. Quand il entra dans la chambre de M. Barkis, on aurait dit qu’il y apportait le bon air et la lumière ; sa présence était comme un baume rafraîchissant. Sans effort, sans bruit, sans apprêt, il apportait à tout ce qu’il faisait un air d’aisance qu’on ne peut décrire, il semblait qu’il ne pût faire autrement, ni faire mieux, et la grâce, le naturel, le charme de ses manières me séduisent encore aujourd’hui quand j’y pense.

Nous rîmes à cœur joie dans la petite salle à manger, où je retrouvai sur le pupitre le livre des Martyrs, auquel on n’avait pas touché depuis mon départ, et je feuilletai de nouveau ses vieilles images si terribles qui m’avaient tant fait peur, et qui ne me faisaient plus rien du tout. Quand Peggotty parla de ma chambre, me disant qu’elle était prête et qu’elle espérait bien que je viendrais y coucher, avant que j’eusse pu jeter un regard d’hésitation sur Steerforth, il avait compris ce dont il s’agissait.

« Cela va sans dire, s’écria-t-il, vous coucherez ici pendant notre séjour, et moi je resterai à l’hôtel.

— Mais vous emmener si loin pour vous abandonner, cela ne me semble pas d’un bon camarade, Steerforth ! répondis-je.

— Mais, au nom du ciel, n’appartenez-vous pas naturellement à M. Barkis ? dit-il. Et qu’importe ce qu’il vous semble, en comparaison de cela ! » Tout fut donc convenu sur l’heure. Il soutint son rôle de la manière la plus brillante jusqu’au dernier moment, et à huit heures nous prîmes le chemin du bateau de M. Peggotty. Le charme des manières de Steerforth semblait augmenter à mesure que les heures s’écoulaient, et je pensais même alors, comme j’en suis convaincu maintenant, que le besoin de plaire, aidé par le succès, lui inspirait une délicatesse plus raffinée, un tact exquis qui ajoutait à la finesse de ses instincts naturels. Si on m’avait dit alors que c’était pour lui un simple jeu, auquel il avait recours, dans l’excitation du moment, pour occuper son esprit : un désir irréfléchi de prouver sa supériorité, dans le but de conquérir pour un moment une chose pour lui sans valeur, qu’il laisserait là au bout d’un moment ; si quelqu’un m’avait dit un pareil mensonge, ce soir-là, je ne sais à quoi il se serait exposé de ma part ; il est sûr qu’il aurait eu tout à craindre de mon indignation.

Probablement, cette accusation n’aurait fait que redoubler chez moi, si c’eût été possible, les sentiments de dévouement et d’affection romanesques qui remplissaient mon cœur, pendant que je marchais côte à côte avec lui sur la plage déserte, dans la direction du vieux bateau, le vent gémissant autour de nous d’une manière plus lugubre qu’il ne l’avait jamais fait, même le jour où j’apparus pour la première fois sur le seul de M. Peggotty.

« C’est un endroit un peu sauvage, n’est-ce pas, Steerforth ?

— Un peu triste dans l’obscurité, dit-il, et la mer rugit comme si elle voulait nous dévorer. Voilà une lumière là-bas, est-ce là le bateau ?

— Oui, c’est le bateau, répondis-je. C’est bien celui que j’avais vu ce matin, dit-il, j’y étais venu d’instinct, apparemment ! »

Nous cessâmes de parler en approchant de la lumière ; je cherchai la porte, je mis la main sur le loquet, et, faisant signe à Steerforth de rester tout près de moi, j’entrai.

De l’extérieur nous avions distingué des voix : au moment de notre entrée j’entendis frapper des mains, et j’aperçus avec étonnement que cette manifestation venait de la lamentable mistress Gummidge ; mais mistress Gummidge n’était pas la seule personne qui parût dans cet état d’excitation peu ordinaire. M. Peggotty, riant de toutes ses forces et le visage illuminé par une joie inaccoutumée, ouvrait ses grands bras pour y recevoir la petite Émilie ; Ham, avec une expression d’admiration et de ravissement mêlée d’une certaine timidité gauche qui ne lui seyait pas mal, tenait la petite Émilie par la main, comme s’il la présentait à M. Peggotty ; la petite Émilie elle-même, rouge et embarrassée, mais évidemment ravie de la joie de M. Peggotty, allait échapper à Ham pour se réfugier dans les bras de M. Peggotty, mais elle nous vit la première et s’arrêta en nous voyant. Tel était le groupe que nous aperçûmes en passant de l’air froid et humide de la nuit à la chaude atmosphère de la chambre, et mon premier regard tomba sur mistress Gummidge qui était sur le second plan à battre des mains comme une folle.

Ce petit tableau disparut comme un éclair au moment de notre entrée. J’étais déjà au milieu de la famille étonnée, face à face avec M. Peggotty, lorsque Ham s’écria :

« C’est M. David, c’est M. David ! »

En un instant, il se fit un échange inouï de poignées de mains : tout le monde parlait à la fois : on se demandait des nouvelles les uns des autres ; on se disait la joie qu’on avait à se revoir. M. Peggotty était si fier et si heureux pour sa part qu’il ne savait que dire, et qu’il se bornait à me tendre la main, pour reprendre ensuite celle de Steerforth, puis la mienne, et à secouer ses cheveux crépus, en riant avec une telle expression de joie et de triomphe qu’il y avait plaisir à le regarder.

« Jamais on n’a vu, je crois, chose pareille, dit M. Peggotty ; ces deux messieurs, de véritables messieurs sous mon toit ce soir, sérieusement, ce soir ! Émilie, ma chérie, venez ici venez ici, petite sorcière ! voilà l’ami de M. David, ma chère ! Voilà le monsieur dont vous avez entendu parler, Émilie. Il vient avec M. David pour vous voir ; c’est le plus beau jour de la vie de votre oncle, quoi qu’il puisse lui arriver par la suite ! Hourrah ! »

Après avoir prononcé ce discours d’un seul trait, et avec une animation et une joie sans bornes, M. Peggotty prit dans ses grandes mains la figure de sa nièce, et après l’avoir embrassée de tout son cœur une dizaine de fois, appuya cette petite tête contre sa large poitrine, en caressant les cheveux d’Émilie aussi doucement qu’eût pu le faire la main d’une dame. Puis il la laissa aller : elle s’enfuit dans la petite chambre où je couchais autrefois, et M. Peggotty, hors d’haleine, grâce à la satisfaction inaccoutumée qu’il éprouvait, se retourna vers nous.

« Messieurs, dit-il, si deux messieurs comme vous, des messieurs de naissance…

— C’est vrai, c’est vrai ! criait Ham. Bien dit c’est la vérité, M. David ! Des messieurs de naissance ! c’est la vérité !

— Si deux messieurs, deux messieurs de naissance, ne peuvent m’excuser d’être un peu bouleversé quand ils apprendront l’état des choses, je vous demande pardon. Émilie, ma chère ! Elle sait ce que je vais dire, c’est pour cela qu’elle s’est sauvée. » Là-dessus sa joie éclata de nouveau : « Mistress Gummidge, voulez-vous avoir la bonté de voir ce qu’elle est devenue ? »

Mistress Gummidge fit un signe de tête et disparut.

« Si ce jour n’est pas le plus beau de ma vie, dit M. Peggotty, en s’asseyant près du feu, je veux bien être un homard, et un homard bouilli, qui plus est. Cette petite Émilie, monsieur, dit-il plus bas à Steerforth, celle que vous avez vue ici tout à l’heure et qui était toute rouge… »

Steerforth ne fit qu’un signe de tête, mais avec une expression d’intérêt si marquée, et une telle sympathie pour les sentiments de M. Peggotty, que celui-ci lui répondit comme s’il avait parlé :

« Sans doute, c’est bien elle, et je vois que vous l’avez bien jugée. Merci, monsieur. »

Ham me fit signe plusieurs fois de suite, comme s’il voulait en dire autant.

« Notre petite Émilie, dit M. Peggotty, a été pour nous tout ce qu’une créature aussi charmante peut être pour une maison ; je ne sais pas grand’chose, mais par exemple, je sais bien cela : ce n’est pas mon enfant, je n’en ai jamais eu, mais je ne pourrais pas l’aimer davantage, vous comprenez ! cela serait impossible.

— Je comprends parfaitement, dit Steerforth.

— Je le sais bien, monsieur, repartit M. Peggotty, et je vous remercie encore. M. David peut se rappeler ce qu’elle était autrefois. Vous pouvez juger vous-même de ce qu’elle est maintenant ; mais ni l’un ni l’autre vous ne pouvez savoir ce qu’elle est et ce qu’elle sera pour un cœur qui l’aime comme le mien. Je suis un peu rude, monsieur, dit M. Peggotty, je suis aussi rude qu’un hérisson de mer, mais personne, si ce n’est peut-être une femme, ne pourrait comprendre ce que ma petite Émilie est pour moi. Et entre nous, dit-il en baissant encore la voix, le nom de cette femme qui pourrait me comprendre n’est toujours pas mistress Gummidge, quoiqu’elle ait un tas de qualités. »

M. Peggotty ébouriffa de nouveau ses cheveux avec ses deux mains comme pour se préparer à ce qu’il avait encore à dire, puis il appuya ses mains sur ses genoux et reprit :

« Il y avait quelqu’un qui avait connu notre Émilie, depuis le temps que son père avait été noyé, qui l’avait vue constamment et dans son enfance, et quand elle était jeune fille, et enfin quand elle était devenue femme. Il n’était pas très-beau à voir, dit M. Peggotty, un peu dans mon genre, un peu rude, l’air d’un loup de mer, mais en tout un honnête garçon, et qui avait le cœur bien placé. »

Je me disais que je n’avais jamais vu Ham montrer toutes ses dents en souriant comme il le faisait ce soir-là.

« Et voilà-t-il pas que ce marin-là, dit M. Peggotty, va s’aviser de donner son cœur à notre petite Émilie ! Il la suit partout, il devient presque son domestique, il perd l’appétit, et à la fin des fins il me laisse voir ce dont il retourne. Or moi, je pouvais souhaiter, voyez-vous, de savoir ma petite Émilie en bon train de se marier. Je pouvais désirer en tous cas de la voir promise à un honnête homme qui eût le droit de la défendre. Je ne sais pas ce qu’il me reste de temps à vivre, et si je ne dois pas mourir bientôt ; mais je sais que si j’étais pris une de ces nuits par un coup de vent sur les bancs de Yarmouth là-bas, et que si je voyais pour la dernière fois les lumières da la ville au-dessus des vagues devenues insurmontables, je me laisserais couler plus tranquillement si je pouvais me dire : « Il y a là sur la terre ferme un homme qui sera fidèle à ma petite Émilie, que Dieu bénisse, et avec lequel elle n’a rien à craindre de personne tant qu’il vivra ! »

M. Peggotty, dans le feu de son discours, fit du bras droit le geste de dire adieu aux lumières de la ville du sein des flots ; puis, échangeant un signe de tête avec Ham dont il avait rencontré le regard, il reprit son récit.

« Alors je conseille à mon individu de parler à Émilie. Il est bien assez grand, mais il est timide comme un enfant, et il n’ose pas. Alors je m’en suis chargé. « Comment, lui ! dit Émilie, lui que j’ai connu depuis tant d’années, et que j’aime tant ! Oh mon oncle, je ne pourrai jamais l’épouser ! c’est un si bon garçon ! » Alors je l’embrasse, et je ne lui en parle plus que pour lui dire : « Ma chère, vous avez bien fait de répondre franchement, cela vous regarde, vous êtes libre comme un petit oiseau. » Là-dessus, je vais trouver le garçon et je lui dis : « J’aurais bien voulu réussir. Mais cela ne se peut pas. Mais vous pourrez rester ensemble comme par le passé, » et voilà ce que je vous dis : « Soyez toujours avec elle ce que vous étiez autrefois, et n’ayez pas peur. — Je le ferai, » qu’il me dit en me serrant la main et il l’a fait honorablement et vaillamment depuis deux ans, toujours le même ici qu’auparavant. »

La physionomie de M. Peggotty, qui avait changé d’expression dans les différentes périodes de son récit, reprit celle d’un joyeux triomphe, et posant une main sur les genoux de Steerforth, et l’autre sur les miens, après les avoir préalablement humectées, pour ajouter à la solennité de l’action oratoire, en les frottant l’une contre l’autre, il continua, en s’adressant alternativement à chacun de nous :

« Tout d’un coup, un soir, comme qui dirait ce soir, la petite Émilie revient de son ouvrage et lui avec elle ! Il n’y a rien là de bien extraordinaire, allez-vous me dire, et c’est bien vrai, car il veille sur elle comme un frère, quand il fait nuit, et aussi quand il fait jour, et à toute heure. Mais voilà le matelot qui la prend par la main, et qui me crie d’un air joyeux : « Regardez bien ! voilà ma petite femme ! » et elle, la voilà qui dit aussi, moitié hardiesse et moitié honte, moitié riant, moitié pleurant : « Oui, mon oncle, si vous voulez bien. — Si je veux bien ! s’écriait M. Peggotty en roulant les yeux en extase à cette idée, mon Dieu, comme si je désirais autre chose ! — Si vous voulez bien ; je suis plus raisonnable maintenant ; j’y ai réfléchi et je serai une bonne petite femme pour lui si je peux, c’est un si bon garçon ! » Là-dessus mistress Gummidge se met à battre des mains comme au spectacle, et vous entrez. Voilà le fait, s’écria M. Peggotty, c et vous entrez ! » Cela s’est passé ici, à l’instant même, et voilà l’homme qu’elle épousera aussitôt que son apprentissage va être fini ! »

Ham trébucha tant qu’il put sous le coup de poing que M. Peggotty lui lança, dans sa joie, comme une marque de confiance et d’amitié ; mais, se sentant obligé, en conscience, de nous dire aussi quelque chose, voici ce qu’il se mit à balbutier avec beaucoup de peine :

« Elle n’était pas plus grande que vous, à votre premier voyage ici, monsieur David,… que je devinais déjà ce qu’elle deviendrait… Je l’ai vue pousser… comme une fleur, messieurs. Je donnerais ma vie pour elle… de tout cœur, avec bien du plaisir… monsieur David. Elle est pour moi, messieurs… plus que… elle est pour moi tout ce qu’il me faut, et plus que… plus que je ne saurai jamais dire. Je l’aime de tout mon cœur. Il n’y a pas un gentleman sur la terre… ni en mer non plus, qui aime sa femme plus que je ne l’aime, quoiqu’il y ait bien des pauvres diables comme moi qui pourraient… exprimer mieux… ce qu’ils veulent dire. »

J’étais ému de voir ce robuste et vigoureux garçon trembler d’amour pour la petite créature qui lui avait gagné le cœur. J’étais ému de la confiance simple et naturelle que M. Peggotty et lui venaient de nous témoigner. J’étais ému du récit même. Toute cette émotion n’était-elle pas, en grande partie, reflet des souvenirs de mon enfance, c’est ce que je ne sais pas. Je ne sais pas si je n’étais pas venu avec quelque vague idée d’aimer encore la petite Émilie, je sais seulement que j’étais heureux de tout ce que je voyais, mais qu’au premier moment, c’était un plaisir d’une nature si délicate, qu’un rien eût pu le changer en souffrance.

Par conséquent, si c’eût été à moi de toucher avec quelque adresse la corde qui vibrait dans tous les cœurs, je m’en serais bien mal tiré. Mais heureusement Steerforth était là, et il y réussit avec tant d’habileté, qu’en un instant nous nous trouvâmes tous aussi à notre aise, aussi heureux que nous pouvions l’être.

« Monsieur Peggotty, dit-il, vous êtes un excellent homme et vous méritez bien d’être heureux comme vous l’êtes ce soir ! Donnez-moi une poignée de main. Ham, mon garçon, je vous fais mon compliment ! Une poignée de main aussi ! — Pâquerette, tisonnez le feu, et faites-le flamber comme il faut ! Monsieur Peggotty, si vous ne décidez pas votre jolie nièce à venir reprendre la place au coin du feu que j’abandonne pour elle, je m’en vais. Je ne voudrais pas causer, pour tout l’or des Indes, un vide dans votre cercle ce soir, et ce vide-là surtout ! »

M. Peggotty alla donc dans mon ancienne chambre chercher la petite Émilie. Au commencement, elle ne voulait pas venir, et Ham disparut pour s’en mêler. Enfin on l’amena près du feu ; elle était très-confuse et très-intimidée, mais elle se remit un peu en remarquant les manières douces et respectueuses de Steerforth envers elle, l’adresse avec laquelle il évitait tout ce qui pouvait l’embarrasser, l’entrain avec lequel il entretenait M. Peggotty de bateaux, de marées, de vaisseaux et de pêche ; l’appel qu’il fit à mes souvenirs à propos du temps où il avait vu M. Peggotty chez M. Creakle, le plaisir qu’il avait à voir le bateau et sa cargaison, enfin, la grâce et l’aisance avec lesquelles il nous attira tous, par degré, dans un cercle enchanté, où nous parlions sans embarras et sans gêne.

À vrai dire, Émilie, pourtant, ne parla guère de toute la soirée, mais elle écoutait, elle regardait ; son visage était animé, elle était charmante ! Steerforth raconta l’histoire d’un terrible naufrage que lui rappelait sa conversation avec M. Peggotty : il le dépeignait avec le même feu que s’il était présent à la scène, et les yeux de la petite Émilie étaient fixés sur lui, comme si elle voyait aussi, dans ses traits, le spectacle qu’il décrivait si bien. Il nous raconta ensuite une aventure comique qui lui était arrivée, pour nous remettre de l’histoire du naufrage, et il y mit autant de gaieté que si c’était un récit nouveau pour lui comme pour nous ; aussi la petite Émilie riait de tout son cœur, et quand nous entendîmes le bateau retentir de cette douce musique, nous nous mîmes tous à rire, Steerforth tout le premier, cédant à l’entraînement d’une gaieté si franche et si naïve. Il fit chanter ou plutôt mugir à M. Peggotty le chant au marin :


Quand le vent souffle, souffle, souffle.


Puis il chanta à son tour une chanson de matelot avec tant de charme et de sentiment, qu’il me semblait presque que, cette fois-ci, le vent qui gémissait autour de la maison, et qu’on entendait murmurer au milieu du silence, n’était venu là que pour l’écouter.

Quant à mistress Gummidge, il arracha cette victime de la mélancolie à la contemplation de ses chagrins avec un succès que personne n’avait obtenu depuis la mort du vieux (je le tiens de M. Peggotty). Il Jui laissa si peu le temps de gémir sur ses misères, qu’elle dit le lendemain matin qu’il fallait qu’il l’eût ensorcelée.

N’allez pas croire, pourtant, qu’il gardât le monopole de l’attention générale ou de la conversation. Quand la petite Émilie eut repris courage et qu’elle commença, avec quelque embarras encore, à me parler, à travers l’âtre, de nos promenades sur la grève, et des coquilles et des cailloux que nous y avions ramassés ; quand je lui demandai si elle se souvenait combien je lui étais dévoué, et que nous rougîmes tous deux en riant et en pensant au bon temps passé qui semblait déjà si loin de nous, Steerforth écoutait en silence et nous regardait d’un air pensif. Elle était assise alors sur la vieille caisse, dans son petit coin, près du feu ; elle y resta toute la soirée ; Ham était à côté d’elle, à la place que j’occupais jadis. Je ne pus découvrir si c’était encore un reste de ses taquineries d’autrefois, ou l’effet d’une modestie timide occasionnée par notre présence, mais je remarquai qu’elle resta toute la soirée près du mur, sans s’approcher de lui une seule fois.

Autant que je me rappelle, il était près de minuit quand nous prîmes congé d’eux. On nous avait donné à souper du poisson séché et des biscuits de mer ; Steerforth, de son côté, avait sorti de sa poche un flacon de genièvre de Hollande que nous avions bu entre hommes (je puis dire entre hommes maintenant, sans rougir). Nous nous séparâmes gaiement, et pendant qu’ils se pressaient tous à la porte pour nous éclairer le plus longtemps possible, je vis les yeux bleus de la petite Émilie qui nous regardait en se cachant derrière Ham, et j’entendis sa douce voix nous recommander de faire attention en nous en allant.

« Quelle charmante petite personne ! dit Steerforth en me prenant le bras. Ma foi, c’est un endroit assez drôle, et de drôles de gens ; je ne suis pas fâché de les avoir vus : cela change.

— Et puis, nous avons eu du bonheur, ajoutai-je, d’arriver juste à temps pour être témoins de leur joie à la perspective de ce mariage. Je n’ai jamais vu des gens si heureux ! Quel plaisir de voir et de partager, comme nous l’avons fait, leur joie innocente !

— Il est un peu lourdaud, n’est-ce pas, pour épouser la petite ? » dit Steerforth..

Il avait témoigné tant de sympathie au pauvre Ham et à tous les autres, que je fus un peu blessé de la froideur de cette réponse inattendue. Mais, en me retournant vivement, je vis sourire ses yeux, et je repartis avec un grand soulagement

« Ah ! Steerforth, riez, riez tant que vous voudrez, de ces pauvres gens ! taquinez miss Dartle ou essayez de plaisanter pour me cacher vos sympathies véritables : cela m’est égal, je vous connais trop bien. Quand je vois comme vous comprenez les pauvres gens, avec quelle franchise vous pouvez prendre part à la joie d’un rude pécheur comme M. Peggotty, et vous prêter à la passion de ma vieille bonne pour moi, je sens qu’il n’y a pas parmi les pauvres une joie ou un chagrin, une seule émotion qui puisse vous être indifférente, et mon affection et mon admiration pour vous, Steerforth, en deviennent vingt fois plus fortes. »

Il s’arrêta, me regarda en face, et me dit :

« Pâquerette, je crois que vous parlez sérieusement, comme un honnête garçon que vous êtes. Je voudrais bien que nous fussions tous de même ! »

Un moment après, il chantait gaiement la chanson de M. Peggotty, pendant que nous arpentions d’un bon pas la route de Yarmouth.