David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 15

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 224-235).

M. Dick et moi, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde, et quand il avait achevé son travail de la journée, nous sortions souvent ensemble pour enlever le grand cerf-volant. Tous les jours de la vie, il travaillait longtemps à son mémoire, qui ne faisait pas le moindre progrès, quelque peine qu’il y prît, car le roi Charles venait toujours se fourrer tantôt au commencement, tantôt à la fin et alors il n’en fallait plus parler, c’était à recommencer. La patience et le courage avec lesquels il supportait ces désappointements continuels, l’idée vague qu’il avait que le roi Charles Ier n’avait rien à voir là dedans, les faibles efforts qu’il tentait pour le chasser, et l’entêtement avec lequel ce monarque revenait condamner le mémoire à l’oubli, tout cela me fit une profonde impression. Je ne sais pas ce que M. Dick comptait faire du mémoire, dans le cas où il serait terminé, je crois qu’il ne savait pas plus que moi où il avait l’intention de l’envoyer, ni quels effets il en attendait. Mais, au reste, il n’était pas nécessaire qu’il se préoccupât de cette question, car s’il y avait quelque chose de certain sous le soleil, c’est que le mémoire ne serait jamais terminé.

C’était touchant de le voir avec son cerf-volant, quand il l’avait enlevé à une grande hauteur dans les airs. Ce qu’il m’avait dit, dans sa chambre, des espérances qu’il avait conçues de cette manière de disséminer les faits exposés sur les papiers qui le couvraient et qui n’étaient autres que des feuillets sacrifiés de quelque mémoire avorté, pouvait bien le préoccuper quelquefois, mais une fois dehors, il n’y pensait plus. Il ne pensait qu’à regarder le cerf-volant s’envoler et à développer à mesure la pelote de ficelle qu’il tenait à la main. Jamais il n’avait l’air plus serein. Je me disais quelquefois, quand j’étais assis près de lui le soir, sur un tertre de gazon, et que je le voyais suivre des yeux les mouvements du cerf-volant dans les airs, que son esprit sortait alors de sa confusion pour s’élever avec son jouet dans les cieux. Quand il roulait la ficelle, et que le cerf-volant, descendant peu à peu, sortait de l’horizon éclairé par le soleil couchant, pour tomber sur la terre comme frappé de mort, il semblait sortir peu à peu d’un rêve, et je l’ai vu ramasser son cerf-volant, puis regarder autour de lui d’un air égaré, comme s’ils étaient tombés ensemble d’une chute commune, et je le plaignais de tout mon cœur.

Les progrès que je faisais dans l’amitié et l’intimité de M. Dick ne nuisaient en rien à ceux que je faisais dans les bonnes grâces de sa fidèle amie, ma tante. Elle prit assez d’affection pour moi au bout de quelques semaines pour abréger le nom de Trotwood qu’elle m’avait donné, et m’appeler Trot ; elle m’encouragea même à espérer que si je continuais comme j’avais commencé, je pouvais arriver à rivaliser dans son cœur avec ma sœur Betsy Trotwood.

« Trot, dit ma tante un soir, au moment où l’on venait comme de coutome d’apporter le trictrac pour elle et pour M. Dick, il ne faut pas oublier votre éducation. »

C’était mon seul sujet d’inquiétude, et je fus enchanté de cette ouverture.

« Cela vous ferait-il plaisir d’aller en pension à Canterbury ? »

Je répondis que cela me plaisait d’autant plus que c’était tout près d’elle.

« Bien, dit ma tante, voudriez-vous partir demain ? »

Je n’étais plus étranger à la rapidité ordinaire des mouvements de ma tante, je ne fus donc pas surpris d’une proposition si soudaine, et je dis, oui.

« Bien, répéta ma tante. Jeannette, vous demanderez le cheval gris et la petite voiture pour demain à dix heures du matin, et vous emballerez ce soir les effets de M. Trotwood. »

J’étais à la joie de mon cœur en entendant donner ces ordres, mais je me reprochai mon égoïsme, quand je vis leur effet sur M. Dick, qui était si abattu à la perspective de notre séparation et qui jouait si mal en conséquence, qu’après lui avoir donné plusieurs avertissements avec les cornets sur les doigts, ma tante ferma le trictrac et déclara qu’elle ne voulait plus jouer avec lui. Mais en apprenant que je viendrais quelquefois le samedi, et qu’il pouvait quelquefois aller me voir le mercredi, il reprit un peu courage et fit vœu de fabriquer pour ces occasions un cerf-volant gigantesque, bien plus grand que celui dont nous faisions notre divertissement aujourd’hui. Le lendemain, il était retombé dans l’abattement, et il cherchait à se consoler en me donnant tout ce qu’il possédait en or et en argent, mais ma tante étant intervenue, ses libéralités furent réduites à un don de quatre shillings : à force de prières, obtint de le porter jusqu’à huit. Nous nous séparâmes de la manière la plus affectueuse à la porte du jardin, et M. Dick ne rentra dans la maison que lorsqu’à nous eut perdus de vue.

Ma tante, parfaitement indifférente à l’opinion publique, conduisit de main de maître le cheval gris à travers Douvres, elle se tenait droite et roide comme un cocher de cérémonie, et suivait de l’œil les moindres mouvements du cheval, décidée à ne lui laisser faire sa volonté sous aucun prétexte. Quand nous fûmes en rase campagne, elle lui donna un peu plus de liberté et jetant un regard sur une vallée de coussins, dans lesquels j’étais enseveli auprès d’elle, elle me demanda si j’étais heureux.

«  Très-heureux, merci, ma tante, » dis-je. Elle en fut si satisfaite que n’ayant pas les mains libres pour me témoigner sa joie, elle me caressa la tête avec le manche de son fouet.

« La pension est-elle nombreuse ma tante, demandai-je.

— Je n’en sais rien, dit ma tante, nous allons d’abord chez M. Wickfield.

— Est-ce qu’il tient une pension ? demandai-je.

— Non, Trot, c’est un homme d’affaires. » Je ne demandai plus de renseignements sur le compte de M. Wickfield, et ma tante ne m’en offrant pas davantage, la conversation roula sur d’autres sujets, jusqu’au moment où nous arrivâmes à Canterbury. C’était le jour du marché, et ma tante eut beaucoup de peine à faire circuler le cheval gris entre les charrettes, les paniers, les piles de légumes et les mottes de beurre. Il s’en fallait parfois de l’épaisseur d’un cheveu que tout un étalage ne fût renversé, ce qui nous attirait des discours peu flatteurs de la part des gens qui nous entouraient mais ma tante conduisait toujours avec le calme le plus parfait, et je crois qu’elle aurait traversé avec la même assurance un pays ennemi.

Enfin nous nous arrêtâmes devant une vieille maison qui usurpait sur l’alignement de la rue ; les fenêtres du premier étage étaient en saillie, et les solives avançaient également leurs têtes sculptées au-dessus de la chaussée, de sorte que je me demandai un moment si toute la maison n’avait pas la curiosité de se porter ainsi en avant pour voir ce qui se passait dans la rue jusque sur le trottoir. Au reste, cela ne l’empêchait pas d’être d’une propreté exquise. Le vieux marteau de la porte cintrée, au milieu des guirlandes de fleurs et de fruits sculptés qui l’entouraient, brillait comme une étoile. Les marches de pierre étaient aussi nettes que si elles venaient de passer leur linge blanc, et tous les angles, les coins, les sculptures et les ornements, les petits carreaux des vieilles fenêtres, tout cela était aussi éclatant de propreté que la neige qui tombe sur les montagnes.

Quand la voiture s’arrêta à la porte, j’aperçus en regardant la maison une figure cadavérique, qui se montra un moment à une petite fenêtre dans une tourelle, à l’un des angles de la maison, puis disparut. La porte cintrée s’ouvrit alors, et je revis ce même visage. Il était aussi pâle que lorsque je l’avais vu à la fenêtre, quoique son teint fût un peu relevé par ces taches de son qu’on voit souvent à la peau des personnes rousses ; et en effet le personnage était roux : il pouvait avoir quinze ans, à ce que je puis croire, mais il paraissait beaucoup plus âgé ; la faux qui avait moissonné ses cheveux les avait coupés ras comme un chaume. De sourcils point, pas plus que de cils : les yeux d’un rouge brun, si dégarnis, si dénudés que je ne m’expliquais pas qu’il pût dormir, ainsi à découvert. Il était haut des épaules, osseux et anguleux, d’une mise décente, habillé de noir, avec un bout de cravate blanche ; son habit boutonné jusqu’au cou, une main si longue, si maigre, une vraie main de squelette, qui attira mon attention pendant que, debout à la tête du poney, il se caressait le menton et nous regardait dans la voiture.

« M. Wickfield est-il chez lui, Uriah Heep ? dit ma tante.

— M. Wickfield est chez lui, madame ; si vous voulez vous donner la peine d’entrer ici… dit-il en montrant de sa main décharnée la chambre qu’il voulait désigner. »

Nous mîmes pied à terre, et laissant Uriah Heep tenir le cheval, nous entrâmes dans un salon un peu bas, de forme oblongue, qui donnait sur la rue ; je vis par la fenêtre Uriah qui soufflait dans les naseaux du cheval, puis les couvrait précipitamment de sa main, comme s’il y avait jeté un sort. En face de la vieille cheminée étaient placés deux portraits, l’un était celui d’un homme à cheveux gris, mais qui n’était pourtant pas âgé ; les sourcils étaient noirs, il regardait des papiers attachés ensemble avec un ruban rouge. L’autre était celui d’une dame, l’expression de son visage était douce et sérieuse ; elle me regardait.

Je crois que je cherchais des yeux un portrait d’Uriah, quand une porte s’ouvrit à l’autre bout de la chambre ; il entra un monsieur, dont la vue me fit retourner pour m’assurer si par hasard ce ne serait pas le portrait qui serait sorti de son cadre. Mais non, le portrait était paisiblement à sa place ; et quand le nouveau venu s’approcha de la lumière, je vis qu’il était plus âgé que lorsqu’il s’était fait faire son portrait.

« Miss Betsy Trotwood, dit-il, entrez je vous prie. J’étais occupé quand vous êtes arrivée, vous me le pardonnerez. Vous connaissez ma vie ; vous savez que je n’ai qu’un intérêt au monde. »

Miss Betsy le remercia, et nous entrâmes dans son cabinet qui était meublé comme celui d’un homme d’affaires, de papiers, de livres, de boîtes d’étain, etc. Il donnait sur le jardin, et il était pourvu d’un coffre-fort en fer, fixé dans la muraille, juste au-dessus du manteau de la cheminée ; car je me demandais comment les ramoneurs pouvaient faire pour passer derrière, quand ils avaient besoin de nettoyer la cheminée.

« Eh bien ! miss Trotwood, dit M. Wickfleld ; car je découvris bientôt que c’était le maître de la maison, qu’il était avoué et qu’il régissait les terres d’un riche propriétaire des environs, quel vent vous amène ici ? C’est un bon vent, dans tous les cas, j’espère ?

— Mais oui, répliqua ma tante, je ne suis pas venue pour des affaires de justice.

— Vous avez raison, mademoiselle, dit M. Wickfield ; mieux vaut venir pour autre chose. »

Ses cheveux étaient tout à fait blancs alors, quoiqu’il eût encore les sourcils noirs. Son visage était très-agréable, il avait même dû être beau. Son teint était coloré d’une certaine façon dont j’avais appris, grâce à Peggotty, à faire honneur à l’usage du vin de Porto, et j’attribuais à la même origine l’intonation de sa voix et son embonpoint marqué. Il avait une mise très-convenable, un habit bleu, un gilet à raies, un pantalon de nankin ; sa chemise à jabot et sa cravate de batiste semblaient si blanches et si fines qu’elles rappelaient à mon imagination vagabonde le cou d’un cygne.

« C’est mon neveu, dit ma tante.

— Je ne savais pas que vous en eussiez un, miss Trotwood, dit M. Wickfield.

— Mon petit neveu, c’est-à-dire, » remarqua ma tante.

— Je ne savais pas que vous eussiez un petit-neveu, je vous assure, dit M. Wickfield.

— Je l’ai adopté, dit ma tante avec un geste qui indiquait qu’elle s’inquiétait fort peu de ce qu’il savait ou de ce qu’il ne savait pas, et je l’ai amené ici pour le mettre dans une pension où il soit bien enseigné et bien traité. Dites-moi où je trouverai cette pension, et donnez-moi enfin tous les renseignements nécessaires.

— Avant de hasarder un conseil, dit M. Wickfield, permettez ; vous savez, ma vieille question en toutes choses, quel est votre but réel ?

— Le diable vous emporte ! s’écria ma tante. Quel besoin d’aller toujours chercher midi à quatorze heures ? Mon but est bien clair et bien simple, c’est de rendre cet enfant heureux et utile.

— Il doit y avoir encore quelque autre chose là-dessous, dit M. Wickfleld, en branlant la tête et en souriant d’un air d’incrédulité.

— Quelles balivernes ! repartit ma tante. Vous avez la prétention d’agir rondement dans ce que vous faites ; vous ne supposez pas, j’espère, que vous soyez la seule personne qui aille tout droit son chemin dans ce monde ?

— Je n’ai qu’un seul but dans la vie, miss Trotwood, beaucoup de gens en ont des douzaines, des vingtaines, des centaines : je n’ai qu’un but, voilà la différence ; mais nous ne sommes plus dans la question. Vous demandez la meilleure pension ? Quel que soit votre motif, vous voulez la meilleure. »

Ma tante fit un signe d’assentiment.

« J’en connais bien une qui vaut mieux que toutes les autres, dit M. Wickfield en réfléchissant, mais votre neveu ne pourrait y être admis pour le moment qu’en qualité d’externe.

« Mais en attendant, il pourrait demeurer quelque autre part, je suppose ? dit ma tante. »

M. Wickfield reconnut que c’était possible. Après un moment de discussion, il proposa de mener ma tante voir la pension, afin qu’elle pût en juger par elle-même ; en revenant on visiterait les maisons où il pensait qu’on pourrait trouver pour moi le vivre et le couvert. Ma tante accepta la proposition, et nous allions sortir tous trois quand il s’arrêta pour me dire :

« Mais notre petit ami que voici pourrait avoir quelques motifs de ne pas vouloir nous accompagner. Je crois que nous ferions mieux de le laisser ici. »

Ma tante semblait disposée à contester la proposition mais, pour faciliter les choses, je dis que j’étais tout prêt à les attendre chez M. Wickfield, si cela leur convenait, et je rentrai dans le cabinet, où je pris, en les attendant, possession de la chaise que j’avais occupée déjà en arrivant.

Cette chaise se trouvait placée en face d’un corridor étroit qui donnait dans la petite chambre ronde à la fenêtre de laquelle j’avais aperçu le pâle visage d’Uriah Heep. Après avoir mené le cheval dans une écurie des environs, il s’était remis à écrire sur un pupitre et copiait un papier fixé dans un cadre de fer suspendu sur le bureau. Quoiqu’il fût tourné de mon côté, je cru d’abord que le papier qu’il transcrivait et qui se trouvait entre lui et moi l’empêchait de me voir, mais en regardant plus attentivement de ce côté, je vis bientôt avec un certain malaise que ses yeux perçants apparaissaient de temps en temps sous le manuscrit comme deux soleils enflammés, et qu’il me regardait furtivement, au moins pendant une minute, quoiqu’on entendît sa plume courir tout aussi vite qu’à l’ordinaire. J’essayai plusieurs fois d’échapper à ses regards ; je montai sur une chaise pour regarder une carte placée de l’autre côté de la chambre ; je m’enfonçai dans la lecture du journal du comté, mais ses yeux m’attiraient toujours, et toutes les fois que je jetais un regard sur ces deux soleils brûlants, j’étais sur de les voir se lever ou se coucher à l’instant même.

À la fin, après une assez longue absence, ma tante et M. Wickfield reparurent, à mon grand soulagement. Le résultat de leurs recherches n’était pas aussi satisfaisant que j’aurais pu le désirer, car si les avantages qu’offrait la pension étaient incontestables, ma tante n’avait pas été également satisfaite des maisons où je pouvais loger.

« C’est très-ennuyeux, dit-elle. Je ne sais que faire, Trot.

— C’est en effet très-ennuyeux, dit M. Wickfield, mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire, miss Trotwood.

— Qu’est-ce ? dit ma tante.

— Laissez votre neveu ici, pour le moment. C’est un garçon tranquille : il ne me dérangera pas du tout. La maison est bonne pour étudier : elle est aussi tranquille qu’un couvent, et presque aussi spacieuse. Laissez-le ici. »

La proposition était évidemment du goût de ma tante, mais elle hésitait à l’accepter, par délicatesse. Moi de même.

« Allons ! miss Trotwood, dit M. Wickfield, il n’y a pas d’autre moyen de tourner la difficulté. C’est seulement un arrangement temporaire, vous savez. Si cela ne va pas bien, si cela nous gêne les uns ou les autres, nous pourrons toujours nous quitter, et dans l’intervalle, on aura le temps de lui trouver quelque chose qui convienne mieux. Mais, quant à présent, vous n’avez rien de mieux à faire que de le laisser ici.

— Je vous suis très-reconnaissante, dit ma tante, et je vois qu’il l’est comme moi, mais…

— Allons ! je sais ce que vous voulez dire, s’écrie M. Wickfield. Je ne veux pas vous forcer d’accepter de moi des faveurs, miss Trotwood, vous payerez sa pension si vous voulez. Nous ne disputerons pas sur le prix, mais vous payerez si vous voulez.

— Cette condition, dit ma tante, sans diminuer en rien ma reconnaissance du service que vous me rendez, me met plus à mon aise : je serai enchantée de le laisser ici.

— Alors, venez voir ma petite ménagère, » dit M. Wickfleld.

En conséquence, nous montâmes un ancien escalier de chêne avec une rampe si large, qu’on aurait pu aussi aisément marcher dessus, et nous entrâmes dans un vieux salon un peu sombre, éclairé par trois ou quatre des bizarres fenêtres que j’avais remarquées de la rue. Il y avait dans les embrasures, des sièges en chêne, qui semblaient provenir des mêmes arbres que le parquet ciré et les grandes poutres du plafond. La chambre était joliment meublée d’un piano et d’un meuble éclatant, vert et rouge ; il y avait des fleurs dans les vases. On n’y voyait que coins et recoins, garnis chacun d’une petite table ou d’un chiffonnier, d’un fauteuil ou d’une bibliothèque, si bien que je me disais à tout moment qu’il n’y avait pas dans la chambre un autre coin aussi charmant que celui où je me trouvais ; puis je découvrais l’instant d’après quelque retraite plus agréable encore. Le salon portait le cachet de repos et d’exquise propreté qui caractérisait la maison à l’extérieur.

M. Wickfield frappa à une porte vitrée pratiquée dans un coin de la chambre tapissée de lambris, et une petite fille à peu près de mon âge sortit aussitôt et l’embrassa. Je reconnus immédiatement sur son visage l’expression douce et sereine de la dame dont le portrait m’avait frappé au rez-de-chaussée. Il me semblait dans mon imagination que c’était le portrait qui avait grandi de manière à devenir une femme, mais que l’original était resté enfant. Elle avait l’air gai et heureux, ce qui n’empêchait pas son visage et ses manières de respirer une tranquillité d’âme, une sérénité que je n’ai jamais oubliées, que je n’oublierai jamais.

« Voilà, nous dit M. Wickfield, ma ménagère, ma fille Agnès. » Quand j’entendis le ton dont il prononçait ces paroles, quand je vis la manière dont il tenait sa main, je compris que c’était elle qui était le but unique de sa vie.

Un petit panier en miniature, pour contenir son trousseau de clefs, pendait à son côté, et elle avait l’air d’une maîtresse de maison assez grave et assez entendue pour gouverner cette vieille demeure. Elle écouta d’un air d’intérêt ce que son père lui dit de moi, et quand il eut fini, elle proposa à ma tante de monter avec elle pour voir mon logis. Nous y allâmes tous ensemble ; elle nous montra le chemin et ouvrit la porte d’une vaste chambre ; une magnifique chambre vraiment, avec ses solives de vieux chêne, comme le reste, et ses petits carreaux à facettes, et la belle balustrade de l’escalier qui montait jusque-là.

Je ne puis me rappeler où et quand j’avais vu, dans mon enfance, des vitraux peints dans une église. Je ne me rappelle pas les sujets qu’ils représentaient. Je sais seulement que lorsque je la vis arriver au haut du vieil escalier et se retourner pour nous attendre sous ce jour voilé, je pensai aux vitraux que j’avais vus jadis, et que leur éclat doux et pur s’associa depuis, dans mon esprit, avec le souvenir d’Agnès Wickfield.

Ma tante était aussi enchantée que moi des arrangements qu’elle venait de prendre, et nous redescendîmes ensemble dans le salon, très-heureux et très-reconnaissants. Elle ne voulut pas entendre parler de rester à dîner, de peur de ne pas arriver avant la nuit chez elle avec le fameux cheval gris, et je crois que M. Wickfleld la connaissait trop bien pour essayer de la dissuader ; on lui servit donc des rafraîchissements, Agnès retourna près de sa gouvernante, et M. Wickfield dans son cabinet. On nous laissa seuls pour nous dire adieu sans contrainte.

Elle me dit que tout ce qui me regardait serait arrangé par M. Wickfield et que je ne manquerais de rien, puis elle ajouta les meilleurs conseils et les paroles les plus affectueuses.

« Trot, me dit ma tante, en terminant son discours, faites honneur à vous-même, à moi et à M. Dick, et que Dieu soit avec vous ! » »

J’étais très-ému, et tout ce que je pus faire, ce fut de la remercier, en la chargeant de toutes mes tendresses pour M. Dick.

« Ne faites jamais de bassesse, ne mentez jamais, ne soyez pas cruel. Évitez ces trois vices, Trot, et j’aurai toujours bon espoir pour vous. »

Je promis, du mieux que je pus, que je n’abuserais pas de sa bonté et que je n’oublierais pas ses recommandations.

« Le cheval est à la porte, dit ma tante, je pars. Restez là. »

À ces mots, elle m’embrassa précipitamment et sortit de la chambre en fermant la porte derrière elle. Je fus un peu surpris d’abord de ce brusque départ, et je craignais de lui avoir déplu mais, en regardant par la fenêtre, je la vis monter en voiture d’un air abattu et s’éloigner sans lever les yeux ; je compris mieux alors ce qu’elle éprouvait, et ne lui fis pas l’injustice da croire qu’elle eût rien contre moi.

On dînait à cinq heures chez M. Wickfield ; j’avais repris courage et me sentais en appétit. Il n’y avait que deux couverts. Cependant Agnès, qui avait attendu son père dans le salon, descendit avec lui et s’assit en face de lui à table. Je ne pouvais pas croire qu’il dînât sans elle.

On remonta dans le salon après dîner, et dans le coin le plus commode, Agnès apporta un verre pour son père avec une bouteille de vin de Porto. Je crois qu’il n’aurait pas trouvé à son breuvage favori son parfum accoutumé, s’il lui avait été servi par d’autres mains.

Il passa là deux heures, buvant du vin en assez grande quantité, pendant qu’Agnès jouait du piano, travaillait et causait avec lui ou avec moi. Il était, la plupart du temps, gai et en train comme nous, mais parfois il la regardait, puis tombait dans le silence et dans la rêverie. Il me sembla qu’elle s’en apercevait aussitôt, et qu’elle essayait de l’arracher à ses méditations par une question ou une caresse. Alors il sortait de sa rêverie et se versait du vin.

Agnès fit les honneurs du thé, puis le temps s’écoula, comme après le dîner, jusqu’à l’heure du coucher. Son père la prit alors dans ses bras l’embrassa, puis après son départ il demanda des bougies dans son cabinet. Je montai me coucher aussi.

Pendant la soirée, j’étais sorti un moment dans la rue pour jeter un coup d’œil sur les vieilles maisons et sur la belle cathédrale, me demandant comment j’avais pu traverser cette ancienne ville dans mon voyage, et passer, sans le savoir, auprès de la maison où je devais demeurer bientôt. En revenant, je vis Uriah Heep qui fermait l’étude ; je me sentais en veine de bienveillance à l’égard du genre humain, et je lui dis quelques mots, puis en le quittant, je lui tendis la main. Mais quelle main humide et froide avait touché la mienne ! Je crus sentir la main d’un spectre, et elle en avait bien toute l’apparence. Je me frottai les mains pour réchauffer celle qui venait de rencontrer la sienne, et pour faire disparaître jusqu’à la trace de cet odieux attouchement.

Cette idée me poursuivait encore quand je montai dans ma chambre. Je croyais toujours sentir cette main humide et glacée. Je me penchai hors de la fenêtre, et j’aperçus une des figures sculptées au bout des solives, qui me regardait de travers. Il me sembla que c’était Uriah Heep qui était monté, je ne sais comment jusque-là, et je me hâtai de fermer ma fenêtre.