Dante n’avait rien vu/Pour racheter son passé

Albin Michel (p. 113-123).

Pour racheter son passé

— Avez-vous ici Roger, le 11.407 ?

Il était là, au camp des puces de Tafré-Nidj.

Les puces ! Elles ne sont pas au livre 57 ! Ce qui prouve que la question est simple : être ou ne pas être un malheureux. Les chaouchs d’un côté, la nature, de l’autre, guettent celui que la justice distingue et tous deux se hâtent d’exercer sur ce corps de diaboliques fantaisies.

Les puces vivaient en bataillons serrés sous les marabouts. Vous déplaciez les tentes ? Les puces suivaient. Vous désinfectiez ? Elles quittaient le marabout, attendaient la fin de l’opération, reprenaient des forces au soleil, et, le soir, rentraient se coucher avec les hommes.

Sur la route, ces jeunes garçons tourmentés me montraient leur poitrine. On eût dit que, millimètre par millimètre, leur peau venait de passer à la machine à coudre.

— Les puces et le froid, c’est ce qui nous tue.

— On a froid la nuit, à en pleurer.



Roger, 11.407, s’approcha et dit : « C’est moi. »

Sur le bateau, un compagnon de route m’avait prié de rechercher ce numéro parmi la tourbe.

— Dites, fis-je au sergent, nous allons nous asseoir tous les deux, Roger et moi, sur ce rocher-là, vous permettez ?

Depuis une semaine, cela n’allait pas trop mal pour mon compte, dans tous ces camps. Les hommes ne me regardaient plus avec ironie ; ils me considéraient comme une vague corde qui leur était enfin lancée au fond de leur trou. Quant aux sergents, n’y comprenant plus rien, ils s’en étaient remis au destin.

— J’ai vu votre cousin.

— Il a osé vous parler de moi ?

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt-trois ans.

— Vous vous êtes encore enfoncé ici ?

— Ah ! nous y sommes tous jusqu’au cou. Et pourtant, je ne suis pas méchant, je ne suis pas mauvais. Je n’y comprends rien.

— Vous n’êtes pas un délinquant militaire ?

— Je suis les deux ! Je suis un pègre. On me le dit toute la journée. Je ne risque pas de l’oublier.

— Vous voudriez l’oublier ?

— Si c’était possible, pourquoi pas ?

— Vous aviez plusieurs condamnations ?

— Plusieurs. C’est ma faute, mais c’est aussi celle de la guerre. Mon père était, comme les autres à combattre les barbares. J’étais faible de caractère, j’avais quatorze ans et Paris me semblait trop beau. Ma pauvre mère avait la tête tournée à cause de mon père. Attiré par la beauté d’une femme de mœurs légères, je suis tombé. Elle m’a fait prendre part à un vol sans me prévenir. Autrement je n’aurais jamais consenti. Il n’y a pas de voleurs dans ma famille. Elle m’a emmené dans la cuisine d’un appartement, a pris un gros paquet tout préparé, puis : « Porte ça », qu’elle m’a dit. J’ignorais tout. J’ai été condamné par la douzième chambre à quatre mois avec sursis. J’aimais toujours la gosse. Elle me disait : « C’est un chemin comme un autre. Il faut bien que tu vives. Et, puisque c’est moi qui te le demande. » Elle m’a conduit au vol une seconde fois. C’est à elle que je dois toutes mes misères.

Et, comme une révélation qu’il n’arrivait pas à comprendre, il ajouta :

— C’est pour l’amour d’une femme qui, par la suite, me devint complètement indifférente !

« C’est alors que j’allai à la Petite Roquette. Là, au lieu de m’enseigner le bien, on me laissa nager dans le mal. Quand je suis entré à la Petite Roquette, j’avais beaucoup d’espoir. Je m’imaginais y subir une punition méritée, mais en sortir bon garçon. Le contraire arriva. Je ne vis même jamais un prêtre qui nous aurait dit les choses à faire. Je me trouvais subitement au milieu d’une corporation de mauvais sujets. J’entendais toute la journée : « Ce n’est pas avec son travail qu’on se paie des souliers vernis. » C’était une école où l’on vous faisait étudier avant de vous lancer sur la route du crime. En sortant de la Petite Roquette, je me remis au vol, pour les caprices d’une nouvelle drôlesse ! »



Subitement, il sentit la honte. (C’était un jeune). Il s’arrêta de parler et, d’une langue hésitante :

— Mon cousin ne vous avait pas raconté tout ?

Une petite chouette s’abattit sur un piquet et, tournée de notre côté, nous regarda sans nous voir, et demeura là, immobile, telle une lampe.

— J’ai fait un an à Fresnes. Cela m’a mis du plomb dans la tête. La peine cellulaire ne m’avait pas rendu gras ; à la fin de l’année, je ne pesais pas plus qu’une coquille de noix. C’est alors que je revins chez mes parents, complètement transformé, sérieux, travailleur et pris en considération par tous ceux qui ne m’avaient pas connu auparavant. Le luxe ne m’attirait plus, ni l’aventure qui m’avait si bien grisé. C’était fini. Mon père, ma mère étaient sûrs de moi.

Le service militaire arrive. Pas moyen d’échapper au bataillon d’Afrique. Ma famille n’avait pas de grandes relations ! Je me fis une raison, pensant que les bataillons étaient quelque chose de très dangereux, mais de glorieux. Je voyais des marches en chantant pour aller à la bataille qui vous rachète et vous procure du prestige. Aussi, je partis, un peu inquiet, mais sans arrière-pensée. Au lieu de cela, j’ai trouvé tout de suite des méchancetés. Je tombais de bien haut ! Ce n’est pas seulement ce qui m’arrivait, mais ce que l’on faisait aux autres, autour de moi. J’ai d’abord eu quatre jours pour avoir ri sur les rangs. Puis huit pour avoir perdu mon paquet de pansement. Mon premier soixante (soixante jours de prison) je l’eus pour un « non malade ». J’étais malade. Je fus considéré comme un mauvais, j’étais perdu. Quand les sergents ont dans leur tête que vous êtes un mauvais, adieu votre mère ! »



Aux bataillons d’Afrique, après dix mois de présence, un chasseur qui s’est bien conduit, peut demander soit à passer dans un régiment régulier ― aux zouaves ― soit à rester aux bataillons, dans le cadre volontaire.

— Et ceux qui finissent aux zouaves, dis-je à mon compagnon de rocher, et ceux du cadre volontaire, ils s’en tirent ?

Roger 11.407 sentit ses pensées se heurter dans son cerveau, comme deux trains qui se rencontrent. Il voulut s’exprimer, sa parole s’avoua confuse. Il fit deux gestes qui visiblement signifiaient : « Cela ne prouve rien. » Puis enfin il se résuma et dit :

— Il faut y être passé.

— Pourquoi, vous, ne vous en êtes-vous pas tiré ?

— Il y a deux routes. C’est le hasard. Des crapules vont aux zouaves, et des « pas mauvais » s’enfoncent.

Et ce garçon de vingt-trois ans, inspiré par l’expérience, dit enfin le mot :

— C’est à tous que les chefs devraient vouloir du bien.



— Après, vous êtes tombé à la section spéciale ?

— À la camise, oui. Même traitement qu’aux travaux. Il y a des sections de camise plus dures que le pénitencier ; d’autres fois, c’est le contraire. Ah ! Quoi ! nous ne sommes pas heureux, nous sommes tous perdus !

— C’est que vous êtes les mauvais.

— C’est mon passé qui vous fait dire ça ? Le passé ne compte pas là-dedans. Je ne me suis enfoncé que par des fautes militaires qui ne touchent pas à l’honneur. À ce compte, Vigier ― il me montre un détenu qui piochait sur la route ― serait plus mauvais que moi puisque lui a dix ans et que je n’en ai que deux. Vigier n’était même pas un joyeux, il n’avait rien en entrant au régiment, rien. C’est un sergent qui lui en a fait prendre d’abord pour deux ans. Une fois là, deux autres sergents l’ont mené jusqu’à dix.



Deux ans, cinq ans, cela tombe des conseils de guerre aussi facilement qu’un coup de pied dans le derrière d’un chien muselé. D’ailleurs, les conseils de guerre n’ont pas des idées très arrêtées sur la répression des délits militaires. Pour la même faute, dans un cas identique, un conseil donnera un an, l’autre deux ans, un troisième cinq ans. C’est au petit bonheur. On dirait qu’ils distribuent des prospectus.



— Je vais vous faire comprendre. On ne me « cherche » pas en ce moment ; admettez que mon ennemi, le sergent de la section spéciale, soit détaché au pénitencier : je ne changerais pas, je serais toujours le même et pourtant je redeviendrais aussitôt un mauvais. Son premier mot ? : « Te voilà, salopard, tu croyais que j’étais crevé ? Pas encore, ordure, pas avant de t’avoir fait prendre cinq ans de plus ! »

Savez-vous comment j’ai débuté à la section spéciale du 2e bataillon d’Afrique ? On fait partie de la « caïda ». Voilà ce que c’est. Chaque homme a sur le dos une énorme pierre ou un sac de sable. Un sergent plein de méchanceté vous fait courir des heures entières, à la cadence de cent quarante pas à la minute, monter, descendre, vous coucher, vous relever. Le sergent guette et, dès que vous tombez, il fonce sur vous et dit : «  Marche ou refuse. » C’est là qu’il nous attend pour nous envoyer au conseil. Si l’on refuse, c’est deux ans, ou cinq ans, selon. Comment voulez-vous que nous rachetions notre passé ?

Le pauvre gars fut soudain tout désemparé.

— Vous voyez celui qui a des lunettes et casse des pierres, là-bas, à côté du Sénégalais. C’est Nison. Nison, au cours d’une « caïda », a dit au sergent : « Vous n’avez donc pas de mère ? » et le sergent lui a répondu : « Ma mère, je ne l’ai plus, je l’ai coupée en morceaux, je n’ai plus que les vôtres à faire pleurer. »

Roger se gratta. Les puces le dévoraient.

— J’étais par terre, moi aussi, une fois. Le sergent appela le factionnaire et lui dit : « Toi, goubi, y a faire marcher lui ! » Comme le tirailleur ne bougeait pas, il lui dit : « Si lui pas marcher, toi huit jours. » Alors, comme je n’ai pu me relever, le goubi, à coups de crosse, m’a fait marcher à quatre pattes.

Et Quéru ?

— Oui, j’ai entendu parler de cette affaire Quéru.

— Quéru arriva aux Aït Ischag, avec la S. S. (section spéciale). Le troisième jour, il tomba malade. C’était un petit maigre comme moi. Le sergent D… le fit traîner de force sur le chantier. Quéru damait. Il s’affaisse le long de sa dame ; le sergent D… lui donne l’ordre de se relever. Quéru essaye et ne peut pas. Le sergent le fait frapper par les Sénégalais. Quéru reste par terre. Le sergent lui passe une ceinture autour du cou et attache Quéru à la queue d’un mulet. Le mulet traîne mon camarade. Mais l’attelage se démolit, et le mulet part tout seul. Alors le sergent ordonne à deux disciplinaires, dont le détenu Daudet, de frapper Quéru, et de le ramener au camp.

» Le soir, le sergent D… pénètre sous le marabout et dit à Quéru : « Lève-toi ! » Quéru ne bouge pas. Le sergent lui envoie un coup de pied dans le ventre.

Quéru ne bouge pas.

— Salopard, crie le sergent, vas-tu te lever ?

Mais le sergent se penche et voit que Quéru était mort.

11.407 se leva :

— Vous pleurez ?

— C’était mon ami, dit-il.