Dante n’avait rien vu/Maquillage

Albin Michel (p. 101-112).

Maquillage

« Tu te tourmenteras toi-même. »

C’est un commandement que tous devraient inscrire sur leur front, à l’encre bleue des tatouages.

La privation de liberté, la peine du dur travail forcé, l’invasion des puces sous les marabouts, les cinquante-cinq degrés au soleil, pendant l’été, le froid martyrisant des nuits d’hiver : cela n’est pas suffisant. La justice, la nature, la cruauté naturelle des hommes, s’abattent sur leur tête ; ils ne se sentent pas comblés ! Leur pensée affolée complote contre eux-mêmes. Ils forgent à grands coups, sur leur corps, de nouvelles souffrances.

Pour échapper aux sergents, ils se « maquillent ».

Rassurez-vous, mesdames, il ne s’agit pas là de concurrence. Le but qu’ils veulent atteindre n’est pas de conserver un teint de rose et de lys jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, comme Ninon de Lenclos. Ils s’inoculent des maladies, se déforment des membres, se tranchant des doigts, se brûlent les yeux. Ils s’exercent à paraître fous, à tomber en syncope et, quand ils font l’épileptique, à ne pas réagir sous des odeurs piquantes. Les nuits, on en voit qui rôdent, à l’heure des rondes, la chemise flottante, entre les lits des baraquements ; c’est l’entraînement au somnambulisme… c’est autre chose aussi.

Les chiens errants ne manquent pas dans le bled. Ils le parcourent lentement, nuit et jour, dans l’espoir d’une vague charogue. À défaut de charogne, et lorsque l’on sait les exciter, ils mordent volontiers, paraît-il, dans un mollet vivant. C’est une aubaine. L’homme entretient la marque des dents et attend deux semaines. Il ne s’agit plus que de grimacer, de tordre la bouche, et de faire écumer la salive sur ses lèvres. Et, l’œil hagard, on se présente devant le toubib. On est enragé !

D’autres préfèrent la paralysie. Il faut d’abord savoir tomber raide devant un chef. Auparavant, on se sera promené de longs jours avec un bras pendant, comme mort, à son côté. On aura pris la résolution de renoncer à toutes les douleurs qui s’ensuivront. Si l’on passe derrière vous et que l’on vous pince le bras, il faut se rappeler que l’on ne doit pas crier. Si l’on vous le pique ou si l’on vous le brûle incidemment, la même indifférence est de rigueur.

On ne marche plus évidemment qu’en raclant le sol. Et si l’on oublie qu’il est indispensable de décrire avec sa jambe gauche des arcs de cercle, c’est que l’on est « digne d’être têtard » (d’être découvert).

Il faut une grande volonté pour devenir bossu. Avant de se lancer dans ce maquillage, les plus sérieuses réflexions sont recommandées aux candidats.

— Es-tu capable d’un effort soutenu ? Cela, d’abord, te coupera la respiration, mais on s’y fait. Tu auras l’impression d’avoir le cou dans un carcan. Essaye ! Essaye ! Avance ton cou, avance ta tête, rentre ta poitrine. Encore ! Encore ! Renfonce ! Fais comme si tu voulais qu’il te pousse des ailes aux épaules, fais saillir tes omoplates, quoi ! Comment te trouves-tu ? Tu as déjà les châsses qui se lamentent. Tu n’es pas de taille pour ce numéro-là. Essaye de l’arthrite du genou, mon vieux, c’est davantage dans tes cordes.

— Qu’est-ce qu’on fait pour le truc du genou ?

— Tu prends un petit sac. On t’en donnera un ; cela ne court pas les marabouts, mais nous avons nos placards.

Tu remplis le sac avec du sable, et les nuits, quand dorment les chevaux de luxe (les officiers) tu frappes sur ton genou à petits coups de sac, pendant des heures. Si tu es bien constitué, ce sera un peu long ; si ta mère t’a raté, tu es bon dans les cinq jours.

Pour la conjonctivite, il faut des hommes qui ne soient pas des femmes. Ce n’est rien à faire, mais il importe de ne pas gémir comme une demoiselle pendant l’opération. Il suffit de se procurer du tabac à priser et de le priser par les yeux. Si l’on est pressé et que le tabac manque, du jus de citron, du poivre, de la moutarde, de l’eau de savon, des cendres chaudes de cigarettes, ne font pas mal non plus.

Les amateurs d’hémoptysie ont l’embarras du choix. En somme, il faut prouver que l’on crache le sang et c’est tout ; quand les pachas des hôpitaux vérifieront « l’intérieur » cela fera toujours deux semaines passées à l’ombre ; le temps d’y aller et le temps de déplanquer (d’en sortir). On peut se couper les gencives. Si l’on se procure du sang, c’est encore mieux. Quand l’homme s’arrête à cette décision, les chiens sans famille seront justement inspirés s’ils passent très loin de lui. Autrement le chien est tué, saigné et la précieuse liqueur recueillie. Même caillé, on peut encore se servir de ce sang plusieurs jours après, pour peu que l’on ait de l’expérience. Ce qui vaut mieux que tout est une sangsue. Les eaux croupissantes sont moins rares que les quarts de vin. On pêche la sangsue, en douce. On la met rapidement dans sa bouche. La sangsue est contente. Elle fait du bon travail. La langue la maintient contre le palais, comme de juste, car il ne s’agit pas d’avaler l’animal. On crache ensuite tout le sang nécessaire.

Maintenant, si vous croyez que les lauriers sont simplement sur terre pour permettre de tresser des couronnes aux grands hommes ou d’assaisonner le civet de lapin, il faudra compléter votre éducation. Quelques feuilles de laurier, surtout quand le laurier est rose, vous font une excellente tisane qui, en cinq sec, donne la jaunisse. Il convient toutefois de savoir doser la potion. Une dizaine de feuilles en trop vous mènerait droit à la colique de miserere.

Cette jaunisse-là est la plus recommandée. Se passer le corps à l’acide picrique, demande, pour un travail soigné, une sûreté de main qui n’est pas donnée au premier apothicaire venu. On ne doit employer ce procédé que faute de laurier.

L’érysipèle n’est pas à dédaigner. C’est une maladie qui se voit du premier coup d’œil. Elle certifie que vous êtes incontestablement porteur d’un microbe. Or, les porteurs de microbes, si minuscules que soient ces microbes, ne doivent point vivre en société. L’éloignement s’impose. On se frotte résolument la peau avec des feuilles de thapsia. Quand on est fatigué, on s’arrête, on reprend du souffle et l’on frotte de plus belle. Et votre peau devient comme celle d’un crapaud quand le crapaud est pustuleux. Les cloques fleurissent sur vos derme et épiderme que c’en est un vrai bonheur. C’est à ce moment qu’il faut avoir sous la main ce qui à d’autres sert à confectionner l’aïoli, mais ce qui, ici, parachèvera l’érysipèle. Nous voulons parler d’ail pilé. L’ail provoquera autour des cloques l’indispensable et bienfaisante rougeur. Enlevez ! L’érysipèle de ce monsieur est servi !

Les ulcères ne sont pas mauvais non plus. C’est d’ailleurs plus facile à entretenir en bonne santé que nombre d’autres maladies. On ne sait jamais jusqu’où vous mènera un bon ulcère. Cela, avec de la chance, peut vous conduire jusqu’à l’amputation ! Il suffit pour prendre son numéro à cette loterie, de posséder une étoffe de laine et de travailler dans un four à chaux. On se frotte vigoureusement la peau avec l’étoffe, on saupoudre ensuite avec le produit du four ; le reste n’est rien à faire. On a toujours à sa portée du sable chaud, des cendres, de l’eau de savon, du sel ou l’un de ces produits que, dans les villes bien administrées, on expédie d’autorité au tout-à-l’égout.

Savez-vous pourquoi l’homme inventa l’aiguille et fabriqua le fil ? Pour se donner des phlegmons. On passe le fil entre deux de ses dents. Ce n’est pas pour le laminer, c’est pour le mettre au contact du tartre. Cela fait, on vise bien le trou de l’aiguille et comme s’il s’agissait d’ourler un drap (si toutefois on les ourle encore), on coud à même sa peau. Le fil dépose gentiment ses microbes et ressort pasteurisé. Le phlegmon est en puissance, il naît il se développe, il prospère ! C’est suffisant pour faire d’un pauvre homme, le titulaire réjoui d’un lit d’hopital.

Une fois de plus, je vais aujourd’hui, m’adresser aux dames. Le kohl, mesdames, n’est pas du tout destiné à vous faire des yeux brillants comme des étoiles et profonds comme des tombeaux. Quand, du bout de l’un de vos petits doigts roses, vous engluez la poudre pour vous en frotter ensuite les paupières, vous méconnaissez totalement l’usage de cette diabolique substance.

Le kohl, d’abord, ne s’emploie pas seul. Il faut, auparavant, se procurer un ruban afin de vous serrer le cou jusqu’à extinction du souffle. Ce résultat obtenu, alors que déjà vous battez l’air de vos jolis bras, vous saisissez le kohl que vous avez eu soin de délayer dans de l’eau, et vous en barbouillez furieusement votre printanière figure. Là-dessus, vous tombez sur le plancher. Votre mari entre et s’écrie : « Marie ! madame est asphyxiée ! »

On ne peut simuler meilleure asphyxie. Ce sont les pègres qui vous envoient cette recette.

Quant au goître… Qui n’a pas son goître ? On se fait au cou un trou invisible. On prend un chalumeau, on l’ajuste méticuleusement à l’orifice. On siffle le premier copain qui passe : « Souffle-moi un bon coup là-dedans », lui dit-on.

Et le goître s’épanouit.

On se fait également souffler ailleurs. Cela, c’est pour la péritonite.

Nous passerons sur les fièvres, sur le diabète, sur les varices, sur l’entérite, sur les calculs de la vessie, très familiers à des casseurs de cailloux, sur les abcès, sur l’urticaire, sur la surdité, sur la sciatique, sur l’hématurie, sur le torticolis, sur la diarrhée, sur l’eczéma et sur le scorbut, mais nous dirons un mot de la mélancolie.

Pour être mélancolique, il faut montrer une figure triste. Si l’on a naturellement des couleurs, on doit commencer avant tout par les chasser. Il convient donc d’observer des jeûnes.

Quand on est face à sa gamelle, il ne faut pas sauter dessus en affamé, il faut se mirer, dédaigneusement dans sa soupe ainsi que dans un miroir terni. Si l’officier passe et demande : « Pourquoi ne mangez-vous pas ? » se garder comme de la peste de répondre : « Je suis malade. » Si l’officier fait lui-même : « Vous êtes malade ? » repartir, sans se presser, tout en levant sur lui des yeux absents : « Oh ! non ! » Ne parler à personne. Quand on vous parle, ne pas dire : « Tu m’embêtes ! » Ne rien dire du tout, ne pas répondre. Maigrir, cela est primordial. Se traîner, même quand on est assis. Être toujours présent au travail, chaque jour, avec une bonne volonté accrue, chaque jour avec des forces qui vous quittent. Si le hasard miraculeux veut qu’un sergent vous dise : « Laisse ça, va à l’infirmerie » répondre : « Mais non, sergent, je peux encore piocher » et continuer de piocher. Enfin, le jour où le médecin dit : « On pourrait peut-être le proposer pour un retour en France », rester complètement indifférent. Le résultat que l’on attend de la nostalgie aiguë est à tous ces prix-là.

Mais quand on a choisi la folie… Les acrobates de cinéma risquent moins souvent leur vie que les volontaires de la folie. Si la route côtoie un ravin profond, marcher droit dans le vide et savoir tomber tout au fond du ravin. Si c’est un lac que l’on rencontre, se précipiter à l’eau et n’en sortir que tiré par les camarades, en se débattant comme un furieux. Ne jamais parler, jamais ! On n’ouvrira la bouche que pour prononcer des mots incompréhensibles ; tels, par exemple, que : « Ah ! Kastar Vourous-tanda. Ah ! Kastar Vourous-tanda ». Huit jours de suite, j’ai vu celui-là. Les docteurs affirment qu’il n’est pas fou. À chacune de mes demandes, il répondait : « Ah ! Kastar Vourous-tanda ». Ne pas s’intéresser à ce que l’on raconte. Si quelqu’un dit devant vous : « Demain, on va le soumettre à un nouveau traitement électrique. C’est radical, mais dame ce n’est pas rigolo. Il souffrira. Il fera des bonds de trois mètres sur la table, etc… » se laisser, le lendemain, conduire à l’hôpital comme si l’on n’avait rien entendu. L’hiver, quand les nuits sont froides, se déshabiller sans motif, et rester nu à grelotter. Mais si l’on vous rapporte vos vêtements ; les revêtir tout naturellement et avec un sourire de satisfaction. Si l’on vous dit : « Où souffres-tu ? » rire comme un bon enfant. Se maintenir cependant dans la folie que l’on a adoptée. J’en ai vu deux qui lorsqu’ils reçoivent leur gamelle, en renversent le contenu et lapent leur soupe, sur le sol, comme des chiens. Le reste du temps, ils sont couchés sous le bat-flanc. Quand on les secoue, ils font le mort. Cela dure depuis dix mois. Des spécialistes affirment qu’ils ne sont pas fous. Mais les officiers, l’adjudant même, commencent à croire qu’ils le sont. Peut-être le sont-ils devenus ?