Gauthier-Languereau (p. 193-222).

x.


Le soleil levant pénétrait en flots d’or dans la chambre rose et blanche, l’élégante chambre parisienne transportée dans l’austère tour de Saint-Conan. Les rayons, où dansait une poussière lumineuse, faisaient étinceler la glace Louis xv, enveloppaient d’une lueur blonde le portrait de Mme de Sézannek et, sur le chiffonnier, venaient errer, parmi les fioles à demi pleines, les tasses et les menus objets nécessités par la maladie… Mais ces indiscrets rayons ne s’en tenaient pas là, et, curieusement, effleuraient le jeune visage à demi enfoui dans l’oreiller, soulignant ainsi les traits creusés et le teint blême de celle qui dormait là.

Était-ce bien Alix de Sézannek, cette pauvre petite créature amaigrie que Mathurine regardait dormir avec attendrissement ? La maladie qui avait terrassé la jeune fille, au soir de la mort de Mme de Regbrenz, avait opéré d’effrayants ravages sur cette constitution frêle, et, cependant, depuis de longs jours, elle luttait contre la mort. Even, brisé de douleur et de remords — car il s’accusait d’avoir si longtemps laissé toute liberté à sa sœur — avait appelé les meilleurs médecins de Nantes et, enfin, le docteur Sérand lui-même… La veille seulement, celui-ci avait prononcé un mot d’espoir.

— Je trouve un mieux léger, très léger. Si elle peut dormir paisiblement quelques heures, elle sera sauvée.

Voici pourquoi Mathurine, flottant entre la crainte et l’espérance, écoutait la respiration de la jeune fille, saccadée d’abord, puis s’égalisant peu à peu jusqu’à devenir un souffle régulier… Le visage de la fidèle Bretonne rayonna de joie, ses mains se joignirent dans un geste de reconnaissance, mais elle demeura longtemps immobile, n’osant faire un mouvement pour annoncer la bienheureuse nouvelle. Elle demeura ainsi près d’une heure, jusqu’à l’instant où le docteur Sérand entra, suivi de miss Elson et d’Even.

Mathurine posa un doigt sur ses lèvres en murmurant avec ravissement :

— Elle dort.

Et tous eurent un soupir de bonheur, de soulagement immense… mais aucun à l’égal d’Even. Nulle parole humaine ne saurait dépeindre le regard de radieuse reconnaissance dirigé vers la blanche Madone si chère à Alix et devant laquelle, en ces jours d’angoisse, le pécheur converti avait réappris à prier.

Ils s’assirent tous trois dans un angle de la chambre et bientôt Xavier et Gaétan, se glissant par la porte entrouverte, vinrent doucement les rejoindre… Even prit sur ses genoux le plus jeune des enfants et entoura de son bras le cou de Gaétan. Maintes fois, pendant cette période de mortelle inquiétude, ils étaient venus se réfugier ainsi près de celui qui les aimait maintenant avec passion. La voix grave et tendre de son oncle Even avait seule pu atténuer le sombre désespoir, l’affreuse angoisse de Gaétan en présence du danger menaçant sa sœur… En cette occasion s’étaient révélées à Even l’âme ardemment aimante et la force de volonté de son neveu, en même temps que la puissance de réflexion de ce jeune cerveau. Surpris et un peu effrayé, il avait murmuré, comme autrefois Alix : « Que deviendra cet enfant ?… ange ou démon ? »… Avec une extrême attention, il étudiait chaque jour cette riche et étrange nature et prenait une influence grandissante sur ce petit être sauvé par lui.

… Le soleil inondait maintenant le lit, frappant Alix en plein visage. Miss Elson se leva avec précaution pour abaisser le store… Fut-ce ce léger mouvement ou, plutôt, la brûlure des chauds rayons ?… Toujours est-il que la jeune fille fit un mouvement et ouvrit lentement les yeux.

Au lieu de s’élancer vers elle, tous demeurèrent immobiles, soudain anxieux et tremblants, sans quitter du regard le cher visage si changé. Sous les grands cils noirs, les yeux apparaissaient, mais vagues, dépourvus de cette lumière qui était l’âme même d’Alix… La main de la jeune fille palpa longuement le drap. Sur sa physionomie se lisait une vive perplexité, augmentée de minute en minute.

— Comme il fait noir ! murmura-t-elle faiblement, Je voudrais de la lumière…

Le docteur échangea avec ses compagnons un douloureux regard. Le doute n’existait plus pour eux, depuis quelques jours ; les souffrances de sa maladie avaient déterminé chez Alix la complète cécité, dont elle était quelque peu menacée auparavant… Mais il importait de lui cacher ce malheur au moins un ou deux jours encore, afin d’éviter les émotions trop vives.

Le docteur s’approcha du lit et prit la main de la jeune malade.

— Vous voilà donc en voie de guérison, ma chère enfant ! dit-il gaiement. Vous vous êtes payé cette petite maladie simplement pour procurer à votre vieil ami la satisfaction de vous revoir.

— Oh ! docteur, c’est vous ! fit-elle joyeusement. Et cette bonne Jeanne ?

— Toujours la même, et vous envoyant cent baisers. Elle m’a bien supplié pour venir, mais, en vérité, ce n’était guère le moment, car elle est un peu encombrante et pas très utile près des malades, ma Jeanne.

— Mais qu’ai-je donc eu, docteur ?

— Une maladie très longue, dont vous voilà heureusement sortie, mon enfant. Il s’agit désormais de vous laisser soigner bien tranquillement et je réponds de votre prompte guérison.

— Et mes frères, mon oncle ?… Mais pourquoi restons-nous dans la nuit ?

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon enfant, il le faut encore pendant quelque temps… M. Even, miss Elson et vous, les enfants, venez embrasser notre petite malade.

Ils ne se le firent pas répéter et, tour à tour, vinrent baiser le front pâle d’Alix, toute radieuse de bonheur.

— Mais je voudrais vous voir tous… Docteur, rien qu’un petit instant de lumière ! supplia-t-elle.

— Non, non, ma chère enfant, soyez raisonnable, répondit-il en comprimant l’émotion qui faisait trembler sa voix.

Elle n’insista pas et demeura silencieuse, tenant entre ses mains celles d’Even qui s’était approché d’elle le dernier… Tout à coup, elle demanda :

— Quelle heure est-il ?

Even tira sa montre et répondit aussitôt :

— Huit heures vingt.

— Comment y voyez-vous, mon oncle ? dit-elle doucement. Il faut qu’il fasse jour ou que vous ayez de la lumière.

Ils se regardèrent, confondus et désolés. Miss Elson s’écria promptement :

— M. Even a répondu à peu près, chère enfant…

Elle secoua la tête avec un mélancolique sourire.

— Je l’ai entendu tirer sa montre… C’est donc que je suis aveugle, conclut-elle avec calme.

— Voyons, que nous racontez-vous là, ma petite ? essaya de protester le docteur.

Mais elle l’interrompit d’un geste de sa main amaigrie.

— Inutile, mon bon docteur, je suis sûre de ce qui m’arrive. Ne redoutez pas pour moi une trop forte émotion, car je suis depuis longtemps préparée à cette éventualité.

— Et c’est notre faute !… la mienne surtout ! s’écria Even dans un élan de douleur. Si nous vous avions entourée de soins, d’affection, il n’en serait pas ainsi…

— Mon oncle… oh ! mon oncle, que dites-vous là ? Pourquoi vous faire ce reproche ? Oh ! je suis si heureuse malgré tout ! dit-elle avec une allégresse contenue.

Le docteur, s’interposant avec autorité, déclara à la jeune fille qu’elle avait déjà beaucoup trop parlé et qu’il ordonnait, pour l’instant, le repos complet.

— Je vous obéis, docteur, dit la jeune fille en laissant retomber sa tête sur l’oreiller, mais donnez-moi au moins des nouvelles de mon grand-père. Comment a-t-il supporté la mort de ma chère grand-mère ?

Le docteur échangea avec Even un regard interrogateur et murmura :

— Dites-lui, cela vaut mieux, je pense.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda la jeune fille, qui avait saisi cette minute d’hésitation. Grand-père est-il malade aussi ?

— Vous ne le reverrez plus, Alix, répondit Even avec émotion. Ce pauvre père a été violemment frappé par la perte de ma mère et, d’autres circonstances aidant, il nous a quittés quelques jours après. Pour votre consolation, je dois ajouter que sa mort a été bien édifiante et qu’il est parti sans regretter la vie, en vous bénissant, Alix, vous dont l’exemple avait lentement touché son âme.

— Pauvre grand-père ! dit-elle avec attendrissement. Et vous, mon oncle, quelle tristesse vous avez dû éprouver à les voir partir tous deux au moment où vous les retrouviez un peu semblables à autrefois !

— De la tristesse, oui, Alix, mais aussi une grande douceur de les voir s’en aller heureux et rassurés vers leur Dieu. N’etaient-ils pas plutôt morts pour moi, pendant ces longues, sombres années de misère et de désespoir, qu’aujourd’hui où ils vivent dans la Lumière et la Vérité ?

— Allons, M. de Regbrenz, j’interdis plus longue conversation, dit le docteur en s’essayant à prendre un air sévère. Dans quelques jours, je serai plus large, je vous le promets, mais, pour aujourd’hui…

— Vous me mettez à la porte, docteur, et je vous obéis, car j’ai hâte de voir notre chère Alix reprendre au milieu de nous sa vie d’autrefois… plus heureuse et plus paisible, je l’espère.

Il se retira, emmenant ses neveux. Quelques instants plus tard, il s’éloigna seul dans la direction de Ker-Mora… La noire petite maison qui avait vu sa déchéance et son morne désespoir était maintenant une solitude, un oratoire austère, où cette âme ressuscitée venait se recueillir devant le crucifix de bois grossier. Là où se trouvaient jadis les livres odieux stigmatisés par Alix — et brûlés le lendemain de l’orageux entretien avec la jeune fille — se voyaient maintenant : saint Augustin, les œuvres des différents docteurs de l’Église, l’Imitation et, en premier lieu, l’Évangile où le converti trouvait une source ininterrompue de lumière et de grâce… Celui qui s’étendait presque chaque soir sur la dure couchette, dans l’impressionnant silence de cet isolement, n’était plus l’être misérable, sans but et sans volonté, qui s’y était si souvent jeté dans un accès de désespérance afin de chercher dans le sommeil des heures d’oubli. Dieu seul devait connaître les mystères de repentir et de pénitence accomplis entre ces murs grossiers.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Je vais mieux maintenant, mon oncle, et vous allez pouvoir m’apprendre tout ce qui s’est passé pendant ma maladie, n’est-ce pas ?

Alix prononçait ces paroles, un après-midi d’octobre, en s’adressant à Even, accoudé à la fenêtre de sa chambre… Depuis plusieurs jours, la jeune fille se levait et s’installait près de cette fenêtre fréquemment ouverte, afin qu’elle pût profiter des rayons de soleil encore si chauds et de l’air tiède et fortifiant venu de la mer. Elle était entièrement convalescente et se remettait rapidement… Seuls les yeux si beaux demeuraient irrémédiablement fermés à la lumière. Mais la sérénité, la rayonnante gaieté d’Alix n’en étaient pas troublées et, en la voyant ainsi, la douleur doublée de remords qui tourmentait Even s’était un peu atténuée. Sur son âme encore agitée de doutes et d’angoisses, le calme surnaturel de cette jeune créature éprouvée s’était lentement et profondément reflété, y amenant enfin la paix… Entre l’oncle et la nièce s’était établie une intimité grave et forte, et l’homme, déjà sur la pente de la maturité, écoutait religieusement cette enfant instruite dans les voies divines, élevée par le sacrifice jusqu’au ciel même. La solitaire de Ker-Neven et la jeune aveugle du manoir étaient pour Even les anges visibles de cette miséricordieuse Providence vers laquelle son cœur reconnaissant jetait chaque jour les hymnes d’action de grâces.

Jusqu’ici, miss Elson et lui s’étaient toujours refusés à entretenir la jeune fille des faits survenus pendant sa maladie, craignant de provoquer chez elle une trop forte émotion. Docilement, elle n’en avait plus reparlé, mais aujourd’hui, se sentant plus forte, elle réclamait l’exécution de cette promesse faite un jour par son oncle : « Quand vous serez mieux, Alix, j’aurai à vous entretenir de beaucoup de choses. »

Even quitta la fenêtre et vint s’asseoir en face de sa nièce. S’il eût été possible à la jeune fille de le voir, elle aurait constaté avec bonheur la transformation opérée en lui, ce rajeunissement, cette mystérieuse beauté produite par l’union de l’âme à son divin Auteur. Les plis creusés sur son front, une mèche prématurément blanchie dans son épaisse chevelure blonde rappelaient seuls les souffrances morales de jadis… Correctement vêtu de noir, les cheveux et la barbe soignés, le regard calme et profond, il présentait un aspect éminemment aristocratique et, plus que jamais, s’augmentait sa ressemblance avec sa sœur Gaétane.

— Je vous ai appris, il y a quelque temps, Alix, que Georgina était partie le lendemain du terrible jour. Mais, jusqu’au dernier moment, elle devait exercer sa néfaste influence, car ce fut à la suite d’une scène effrayante que mon père se coucha et ne se releva plus. Elle s’en alla en m’insultant, et je fus obligé de la traiter en criminelle, c’est-à-dire de la surveiller étroitement.

Il s’arrêta quelques minutes, subitement assombri par le souvenir de ces heures pénibles. Même à celle qui connaissait toute la vérité, il éprouvait une honte insoutenable à dire que sa sœur était… une voleuse, capable de s’approprier les objets précieux appartenant à ses neveux…

— Mon pauvre oncle ! murmura Alix avec compassion. Combien cette malheureuse vous a été funeste ! Jusqu’à ce pauvre Fanche !… Mathurine m’a dit qu’il était complètement fou.

— Oui, nous avons dû le faire enfermer. Pauvre être, il était un instrument entre ses mains… comme mon père, comme moi-même, hélas !… Et elle, Georgina, était dominée et dirigée par Maublars…

Un frisson secoua la jeune fille à ce nom détesté.

— L’avez-vous revu, mon oncle ?

La physionomie d’Even se contracta soudain et, dans son regard, étincela une flamme irritée.

— Oui, j’ai été le trouver, répondit-il d’une voix sourde. Je l’ai traité comme il le méritait, le lâche… Alix, j’étais encore un bien mauvais chrétien, car je crains d’avoir outrepassé la juste colère…

La main d’Alix se posa doucement sur la sienne.

— Dieu pardonne à nos faiblesses et à notre repentir, mon oncle. Cette indignation trop humaine s’excuse un peu en songeant combien ce malheureux est hypocrite et vil.

— Oh ! à quel point l’est-il ! Il faut avoir, comme moi, entendu ses sophismes, cédé à ses épouvantables conseils, vu ce qu’il a été donné de voir pour comprendre les excès d’ignominie auxquels peut descendre une âme…, une âme, cette admirable création de Dieu, cette image de son infinie beauté ! J’aurais eu la possibilité de le faire arrêter, car le crime était notoire, d’autant que deux personnes, Yvonnik, le vieux pêcheur, et le chef de gare de Ségastel, revenant à la nuit, l’avaient aperçu escaladant en hâte le petit sentier de la falaise, à l’heure même où nous étions à la recherche de Gaétan. J’avais des preuves et des témoins, cette fois…, mais il eût fallu accuser ma sœur, jeter le déshonneur sur notre nom. Le coupable demeurera donc encore humainement impuni, comme aussi celle qui a froidement sacrifié tous les siens à sa haine impie, à son appétit de luxe… Savez-vous, Alix, qu’elle nous a menés, autrefois, sur le bord de l’abîme, à l’époque de ces folles et indélicates spéculations ? Une signature seule manquait pour compromettre notre nom dans une affaire déshonnête, dont la faillite fit du bruit en ce temps-là… J’ai constaté tout ceci en compulsant les papiers de mon père. Quant à votre fortune, ce pauvre père en avait abandonné l’administration à Georgina, et vous pouvez vous figurer la manière dont elle employait cette confiance. Étant désormais votre tuteur, je m’occupe à éclaircir ses comptes, besogne ardue, car ils ont été compliqués à plaisir… Ma pauvre enfant, combien vous avez dû souffrir en la voyant s’emparer des objets ayant appartenu à votre mère, à celle qu’elle avait haïe et persécutée !

— Il y a eu des instants pénibles, murmura Alix avec mélancolie, mais comme la miséricorde divine a tout conduit ! Aurais-je jamais songé, en arrivant ici, à ces résultats inespérés ?

Elle n’expliqua pas quels étaient ces résultats, mais celui qui l’écoutait la comprit. Avec une reconnaissance émue, il considéra longuement le visage si doux et charmant, où l’absence de regard mettait un calme surnaturel. Alix aveugle lui semblait un être détaché de la terre, une âme idéalement belle et pure effleurant ce monde de misère.

Le voyant demeurer silencieux, la jeune fille reprit :

— Je m’étonne de n’avoir pas reçu de lettre de Gaétan. Le facteur est cependant passé, ce matin.

— Il aura sans doute manqué ce courrier. Soyez sans crainte, il ne vous oublie pas… Quelle intelligence possède cet enfant ! Depuis si peu de temps qu’ils le connaissent, les pères de Vannes en sont émerveillés ! Il ira loin, Alix.

— Mais où ? murmura-t-elle pensivement. Fort heureusement, mon oncle, vous serez là, maintenant, pour partager ma responsabilité.

Dans le regard d’Even passa une soudaine et intense expression de regret, vite effacée cependant.

— Oui, ma nièce, dit-il fermement, je le conduirai avec vous jusqu’à l’heure critique où il choisira définitivement sa voie… J’aurai moi-même, pendant ces années, une tâche sacrée à remplir. Ce qui reste de notre fortune — c’est-à-dire Bred’Languest et deux petites fermes — a été engagé par Georgina, au nom de mon père, pour apaiser des créanciers trop pressants. J’ai donc à libérer notre vieux logis et à solder les dettes encore existantes… et je ne le puis faire que par mon travail, puisque je ne possède plus un sou vaillant. Par ses relations, Alix de Regbrenz m’a procuré une place chez un armateur de Nantes…

— Oh ! mon oncle, est-ce possible ? Quoi, vous, si libre, iriez vous assujettir à ce travail !

Un sourire heureux illumina le grave visage d’Even.

— Oui, je vais travailler, Alix, pour réparer mes longs jours oisifs et coupables, pour opérer ma réhabilitation, pour redevenir un homme, en un mot. D’ailleurs, j’ai eu part à cette ruine de notre famille ; à une funeste époque de ma vie, j’ai follement, odieusement gaspillé cet argent toujours rare chez nous… Ne me plaignez pas, Alix, je vous assure que je n’ai jamais eu le cœur plus allègre qu’en ce moment.

— Oh ! je le crois ! dit-elle vivement. Mais alors, mon oncle, vous allez partir ?

Une ombre descendit sur le front d’Even. Il tourna la tête et, longuement, considéra les flots teintés de vert pâle, voilés d’une brume d’or…, cet Océan magnifique qu’il aimait avec la passion de ses ancêtres, dont il avait audacieusement affronté les colères, et qu’il lui fallait cependant abandonner. Puis il reporta ce regard sur la pâle et frêle jeune fille assise devant lui, et son cœur se serra en songeant qu’il s’éloignait à l’instant où il trouvait ici les joies de la famille, les douceurs d’un foyer où il était compris et aimé.

— Oui, je vais vous quitter, dit-il doucement. Dans huit jours, je serai à Nantes… Mais vous ne resterez pas ici, Alix, dans ce logis sombre et triste qui vous rappelle de pénibles souvenirs… Ma cousine de Regbrenz vous attend à Ker-Neven avec miss Elson, Xavier et Mathurine… Vous irez quelquefois à Vannes visiter notre cher petit collégien ; de mon côté, je ferai mon possible pour m’y trouver le même jour, et, d’ailleurs, j’aurai le loisir de venir parfois ici.

Tout en parlant, il s’était levé et allait s’appuyer à la fenêtre. Pendant quelques minutes, il s’absorba dans la contemplation de la mer frissonnante sous la caresse du soleil… Son regard erra sur les menaçants écueils si connus de lui, l’aride promontoire de Ker-Mora incessamment battu par la vague, le parc aux frondaisons rousses, et, reflétant une clarté mystérieuse, une immense allégresse, il se leva vers le ciel… En se retournant, Even dit pensivement :

— À quoi bon, d’ailleurs, m’accoutumer à ces douceurs familiales ?… Croyez-moi, Alix, il est préférable de sacrifier dès maintenant ce qui ne doit pas exister plus tard. Un jour viendra, s’il plaît à Dieu, où je vous quitterai tous…, où le nom même d’Even de Regbrenz n’existera plus.

Les yeux sans regard se posèrent sur lui, comme si, malgré tout, ils avaient pu lire sur cette physionomie transfigurée par un énigmatique bonheur… La petite main d’Alix saisit celle de son oncle et la serra fortement.

— Nous serons toujours unis en Dieu, dit-elle avec ferveur. Qu’importe les séparations terrestres à ceux qui ont un but tel que le nôtre ! Dans nos renoncements, nous trouvons plus de bonheur qu’en toutes les félicités de ce monde, et c’est pourquoi vous venez de me donner l’une des plus grandes joies de ma vie, mon oncle Even.



Mlle  de Regbrenz venait de terminer la lecture qu’elle faisait chaque jour à Alix et, posant le livre près d’elle, dit avec un sourire :

— Vous êtes distraite, aujourd’hui, ma petite cousine, et je gage que vous n’avez pas saisi une seule des admirables considérations de notre auteur.

Alix se mit à rire gaiement en tournant vers elle son visage empreint d’une joie sereine.

— Je dois l’avouer à ma honte, cousine Alix. Je pensais à mon oncle et à Gaétan, nos chers arrivants d’hier… Ne trouvez-vous pas que mon frère, depuis cette année, est plus gai, moins mystérieux, moins concentré ?

— Cela n’est pas niable, mon enfant. Sans rien perdre de son charme fier et si particulier, il a triomphé de cet immense orgueil, de ces passions fougueuses et cachées qui nous effrayaient tant en lui. Even a su par les pères qu’il a une piété ardente et forte, un zèle calme, mais intense, pour lequel il brave tout respect humain… mais ses maîtres les plus chers avouent eux-mêmes qu’ils ne le connaissent pas pleinement, qu’en cette âme subsistent des profondeurs inexplorées… En un mot, il demeure toujours un peu une énigme.

Alix inclina doucement la tête et s’absorba dans une profonde songerie… Sa cécité — son petit cloître portatif, comme elle disait gaiement à l’exemple de Mgr  de Ségur — avait développé en elle la puissance de pensée et, dans les entretiens intimes de son âme avec Dieu, jamais les heures n’avaient eu de longueur. Vivant dans le monde, elle était retirée en elle-même, dans un perpétuel recueillement, autant qu’une contemplative derrière le voile noir et la grille… Ses affections, surnaturalisées, contribuaient à cette céleste union au lieu de l’entraver, et toujours Even, Gaétan, Xavier avaient trouvé en elle la même tendresse forte, la même sollicitude paisible.

Et cependant, combien de fois, en ces dernières années, elle avait frémi à l’annonce des éclatants succès de Gaétan, des admirations suscitées par ce jeune être admirablement doué ! Le terrible écueil était là, mais l’adolescent n’avait pas sombré. Even, qui l’avait suivi pas à pas, avec un dévouement plus que paternel, une affection virile et enveloppante, pouvait en toute vérité dire à Alix : « Je vous le rends homme et toujours enfant…, homme par sa précoce sagesse, enfant par son inaltérable innocence… » Cette parole, prononcée la veille, revenait en cette minute à l’esprit d’Alix en provoquant un élan de reconnaissance vers le ciel.

Mlle  de Regbrenz avait pris un tricot, mais, le quittant bientôt, elle se pencha pour regarder à travers la vitre un groupe qui s’avançait dans les allées poudrées de givre. Xavier, toujours folâtre et insouciant, demeuré beaucoup plus enfant que ses douze ans, courait à travers les plates-bandes et venait, de temps à autre, se pendre au bras d’Even, qui causait avec Gaétan… La même expression de sérénité forte dominait sur la physionomie de l’oncle et du neveu, augmentant encore leur extrême ressemblance. Dans les yeux gris de l’un et de l’autre, une paix rayonnante avait remplacé cette insondable profondeur de pensées sombres, de farouches mystères, qui existait dans ceux de Gaétan enfant et d’Even tourmenté de remords.

Quand ils furent tout près de la maison, le jeune homme leva la tête et, reconnaissant sa cousine, la salua gaiement. Se penchant vers son oncle, il murmura quelques mots… Even inclina la tête et, appelant Xavier, s’éloigna vers la porte donnant directement sur le chemin, tandis que Gaétan entrait dans la maison.

— Qu’avez-vous fait de votre oncle et de Xavier ? demanda Mlle de Regbrenz lorsqu’il pénétra dans le salon.

— Ils vont à Bred’Languest, ma cousine, et je viens voir si Alix veut venir les rejoindre. Le temps s’est beaucoup adouci… Veux-tu, mon Alix ?

— Certes, s’écria-t-elle avec empressement. Je n’y suis pas allée depuis ton dernier séjour ici… Veux-tu demander ma cape à Mathurine ?

Quand la porte se fut refermée sur eux, Alix de Regbrenz murmura pensivement :

— Il veut lui parler seul à seul, sans doute pour lui révéler sa vocation. Celle-ci ne sera pas banale, j’en répondrais, et qui sait ce qu’elle va encore apporter de sacrifices à ma chère Alix ?

Sur la route menant de Ségastel au manoir, le frère et la sœur marchèrent quelque temps en silence. L’air vif rosissait les joues d’Alix, demeurées toujours pâles malgré sa santé excellente. Les soins de Mlle de Regbrenz, la vie paisible près de cette sainte amie, avaient contribué à la fortifier extrêmement, sans nuire en rien à sa beauté délicate. La vue seule demeurait perdue sans remède… ; néanmoins, pas un instant Alix n’avait laissé voir la plus légère impatience, pas une fois elle n’avait cédé à la mélancolie ou au découragement. Paisible et forte, elle était demeurée le conseil et le soutien de ses frères, la confidente d’Alix de Regbrenz et d’Even.

À mesure qu’ils avançaient sur le sol durci par la gelée, une expression grave et recueillie envahissait la physionomie de Gaétan. Il considéra pensivement le doux visage de celle qui marchait près de lui et, tout d’un coup, sa voix s’éleva, résolue et vibrante, dans le silence de la campagne déserte :

— Tu m’as demandé parfois, Alix, de quelle manière je comptais orienter ma vie. Toujours ma réponse a été la même : « Je ne sais pas… » Et je disais vrai, Alix. Depuis deux ans, Dieu me montre ma voie et cependant, jusqu’à ces derniers mois, je ne savais pas… car je luttais, je me débattais contre les passions soulevées en moi et, en présence de la volonté divine, je m’écriais dans mon cœur : « Non, Seigneur, je ne veux pas !… »

Il s’arrêta, frissonnant au souvenir des heures terribles durant lesquelles son âme avait soutenu ce combat… Alix, la tête légèrement levée, écoutait avec une attention ardente.

— Que me montrait donc Dieu qui pût ainsi révolter toutes les puissances de mon être ?… Oh ! un spectacle effrayant pour l’orgueilleux que je suis !… un renoncement absolu à toutes choses : patrie, famille, espérances de gloire, satisfactions de l’esprit… et quoi donc en échange ? Une vie de rude apostolat, de perpétuelle immolation, de souffrances morales…, de martyre peut-être…

Le bras qu’Alix avait passé sous celui de son frère eut un brusque frémissement.

— Que dis-tu ? que veux-tu dire ? balbutia-t-elle avec angoisse.

Il abaissa vers elle un regard de tendresse émue.

— Ma sœur chérie, que la volonté du Seigneur soit faite. Sa grâce a vaincu et je serai missionnaire.

— Missionnaire ! murmura-t-elle avec une intonation étrange, faite de douleur et de joie.

Ils firent quelques pas en silence. Sous leurs pieds, le sol gelé craquait, quelques pierres roulaient avec un bruit sec… La première, Alix reprit la parole, d’une voix grave, tendre comme celle d’une mère :

— Tu es heureux, mon Gaétan ?… Tu t’es donné sans réserve ?

— Pour toujours, je suis à Dieu et aux âmes… Oh ! attirer ces âmes, leur communiquer la lumière qui m’éclaire, les jeter, repentantes et purifiées, dans le Cœur de mon Dieu, quel bonheur sans nom, quelle grâce pour un être indigne !… Heureux ? Oui, je le suis, ma sœur, mais non comme je l’ai désiré parfois en des heures d’orgueil et de folie. Combien est fort, délicieux et suave, l’amour divin qui fait trouver la joie dans ces immolations sanglantes !

Alix ne pouvait voir la physionomie de son frère dépouillée, en cette minute, de sa réserve un peu hautaine, éclairée d’enthousiasme et de surnaturel bonheur, ni les yeux gris reflétant les sentiments passionnés qui agitaient cette âme… mais elle saisit la brûlante ivresse vibrant dans la voix du jeune homme et comprit l’étendue, la force inéluctable de l’emprise divine sur l’être énigmatique qu’avait été Gaétan.

— Loué soit le Seigneur ! dit-elle avec une ferveur contenue. Te voilà tout à Lui… Que puis-je désirer de plus ?

— Et c’est à toi que je le dois, mon Alix chérie. Crois-tu que je n’aie pas deviné tes prières, tes angoisses, tes sacrifices ?… Oh ! sois bénie et remerciée, toi qui fus l’instrument de notre Sauveur pour mon salut, toi qui m’as servi de mère… et quelle mère incomparable !

Il courba sa haute taille et, avec une respectueuse tendresse, baisa le jeune front qui cachait des secrets de dévouement et d’amour. Jamais, en un seul instant de sa vie, Gaétan n’avait oublié ce qu’il devait à sa sœur et, cependant, bien rares avaient été les occasions où il lui avait laissé voir cette reconnaissance… Mais, en cette minute, son âme concentrée s’ouvrait toute grande sous les effluves du divin amour, laissant déborder la gratitude sans limites dont elle brûlait tout à la fois pour Dieu et pour celle qui l’avait menée à Dieu.

La main de la jeune fille chercha celle de son frère et la serra étroitement.

— Que je suis heureuse ! murmura-t-elle avec une douce émotion.

Ses yeux sans lumière se levèrent vers le ciel, ses mains se joignirent dans un geste d’action de grâces… et, tout à coup, un sanglot étouffé retentit.

— Ma sœur !… oh ! ma pauvre Alix ! dit Gaétan d’une voix altérée. Oui, il faudra nous séparer, pour longtemps…

Les mots « pour toujours peut-être » étaient sur ses lèvres, mais il les retint… Sa physionomie témoignait d’une torture aussi intense que celle qui pâlissait le visage d’Alix.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit à son tour la jeune fille en essayant de réprimer le brisement de sa voix. Nous sommes ses enfants. Il nous aime et nous l’aimons… Qu’importe la souffrance, fût-elle de toute une vie !

Ils avaient atteint le petit bois précédant Bred’Languest. Au-dessus d’eux, les branches dépouillées, couvertes de givre, s’étendaient en un dôme blanc, bizarrement ajouré. Entre les troncs grisâtres tachetés de mousse, l’œil se perdait dans un lointain vague et brumeux… Dans le jour terne de cet après-midi de décembre, Alix et Gaétan, maintenant silencieux, avançaient à pas lents, absorbés dans leurs pensées semblables. Quelque chose s’agitait, gémissait en eux…, quelque chose qui était leur cœur, leur fraternelle affection jamais démentie. Mais la sublime grandeur du sacrifice, plus forte, les soulevait de terre, s’emparant des puissances de leur âme pour leur faire jeter au ciel un « fiat » plein d’amour.

Even attendait ses neveux dans Le grand salon sombre où avaient vécu M. et Mme de Regbrenz. Adossé à la cheminée, les bras croisés, il était perdu dans une rêverie profonde, qui mettait une flamme de bonheur sur son visage creusé… Ces six années l’avaient peu changé physiquement, mais la rayonnante lumière de son regard décelait la vie mystique coulant à flots dans cette âme et la régénération merveilleuse opérée en elle par la pénitence.

— Xavier s’amuse dans le parc, répondit-il à une question de Gaétan. Voulez-vous aller le retrouver, Alix ?

— Non, merci, mon oncle, je préfère me chauffer un peu, dit-elle en s’asseyant dans le fauteuil que lui avançait Gaétan, près de la cheminée où Even avait allumé un feu clair de menu bois.

— Je vais voir ce que devient notre jeune fou… Il est toujours prudent de le surveiller, dit le jeune homme.

Il s’éloigna d’un pas vif, tandis que son oncle, s’approchant de la fenêtre, le suivait du regard. C’était, en vérité, un jeune être superbe, mince et vigoureux, d’une distinction incomparable. Sa belle tête fière, légèrement relevée, l’attitude résolue et quelque peu hautaine, il offrait une victorieuse image de jeunesse, d’intelligence et de force… Il était un Regbrenz dans la meilleure acception de ce mot, c’est-à-dire un grand seigneur d’impeccable apparence, de cœur généreux et d’esprit supérieur. Et cependant !…

— Cependant, il ira catéchiser des chinois ignorants, il sera un obscur missionnaire, dit Even continuant tout haut sa pensée.

Alix tressaillit et murmura :

— Vous le saviez, mon oncle ?… Oh ! qui aurait pensé cela ?

Il quitta la fenêtre et se rapprocha d’elle. Une infinie compassion se lisait dans le regard qu’il attacha sur ce visage un peu altéré par la récente communication de Gaétan.

— Oui, qui aurait cru Gaétan fait pour une telle vie ? Lui, l’enfant avide de louanges, passionné de bien-être et d’indépendance…, lui, riche, noble, doué d’une si haute intelligence et peut-être destiné à la gloire littéraire, le voici renonçant à tout ! Il sera un pauvre missionnaire… pauvre aux yeux des hommes, mais combien grand et saint et heureux devant Dieu !… Alix, ma pauvre Alix, cette pensée ne vous console-t-elle pas ? dit-il doucement en se penchant vers elle.

— Oh ! je ne me plains pas ! s’écria-t-elle avec ardeur. Je souffre, mais je bénis Dieu, car j’ai tremblé maintes fois pour cette petite âme agitée de terribles tempêtes. Le voir enfin au port est pour moi un soulagement ineffable… Mais il partira, mon Gaétan…

Ces mots s’échappèrent de ses lèvres comme un gémissement. Even se pencha davantage et prit les petites mains froides.

— Ma pauvre enfant, cela était inévitable. Gaétan n’est pas fait pour les sentiers ordinaires. Dans le mal, il eût été terrible, et il sera héroïque dans le bien. Il faut à cette nature des sacrifices sanglants… Vous aurez encore Xavier, Alix.

— Oui, quelques années, et ensuite il s’en ira, ici ou là… J’ai tout accepté, je ne regrette rien, mais il est permis à nos pauvres cœurs de souffrir, de crier grâce au premier moment.

Even attira à lui une chaise et s’assit de l’autre côté de la cheminée. Pendant cinq minutes, il contempla d’un air pensif la flamme claire léchant les parois de la cheminée… Alix murmura tout à coup avec mélancolie :

— Et vous nous quitterez aussi, mon oncle…

Il tourna la tête vers elle et répondit avec une gravité émue :

— Cela est vrai, Alix. Vous avez deviné le secret que j’hésitais à vous confier aujourd’hui, vous voyant déjà émotionnée par la révélation de votre frère… Je vous avais promis de conduire Gaétan jusqu’au choix de sa carrière, et le voici fixé. Reste Xavier… Il est léger, paresseux, d’une grande insouciance, mais son cœur est bon et vous avez sur lui une extrême influence. La direction des pères jésuites, unie à vos prières et votre douce affection, suffira pour lui. Il serait à souhaiter qu’il persistât dans son goût pour la carrière militaire, car il a besoin d’une certaine discipline, sans dureté toutefois… Surtout, Alix, qu’il ne soit jamais un oisif.

— Avec l’aide de Dieu, tant que j’aurai sur lui quelque influence, je m’attacherai à faire de lui un homme utile. Mais vous ?… vous, mon oncle ?

— Moi ? dit-il avec un accent d’immense allégresse. Alix, je vais aussi tout quitter… J’avais quinze ans lorsque s’éveilla en mon âme une irrésistible vocation religieuse et, depuis ce moment, cette pensée grandit en moi en me pénétrant de bonheur. Je connus alors les joies délicieuses de la piété, les austères douceurs du sacrifice, les ardeurs reconnaissantes envers Celui qui m’appelait à lui. Un jour — j’avais seize ans — je fis à mon Dieu la promesse de lui appartenir sans réserve… Vous savez de quelle façon je me suis parjuré… Lorsqu’un homme appelé à une telle destinée traîne dans la fange les dons divins déposés en son cœur, lorsqu’il a foulé aux pieds pendant de longues années le sang de son Dieu, que doit-il faire, Alix ?

— Expier tous les jours de sa vie, répondit-elle sans hésiter.

— Oui, expier dans les larmes de la pénitence, donner pour Vous tout le sang de mon cœur, toutes les forces de mon être, ô mon Dieu ! s’écria-t-il dans un élan de reconnaissance passionnée. Voici pourquoi, Alix, j’entrerai, le mois prochain, à la Trappe de la Melleraye.

La même ivresse mystique qui éclatait tout à l’heure sous la froideur et la réserve de l’adolescent au cœur pur faisait tressaillir l’homme mûr blessé dans les rudes sentiers des passions… Even atteignait l’instant de son entier repos moral. En ces années d’attente dans le monde, il s’était fait solitaire autant qu’il l’avait pu, sa vie avait été celle du religieux le plus austère, le plus ardent au sacrifice, et la pénitence, si effrayante pour les tièdes, lui était devenue une compagne inséparable et très chère… Mais il aspirait à l’entière immolation du cloître, et ce jour était proche enfin. Le cœur déchiré à la pensée des séparations terrestres, mais l’âme ravie d’allégresse, il venait l’apprendre en premier à celle qui était son ange gardien visible.

Un sourire de bonheur dissipa l’ombre descendue un instant sur le front d’Alix. Étendant la main, elle chercha celle de son oncle, et, comme tout à l’heure Gaétan, la serra avec force.

— Vous êtes désormais pleinement heureux, vous n’avez plus rien à désirer, mon oncle… Béni soit Celui qui comble notre famille de ses grâces de choix ! Vous voilà tous dans le droit chemin, excepté…

— Oui, excepté la malheureuse qui a tenté de nous perdre, dit-il mélancoliquement.

Il appuya son front sur sa main et regarda distraitement les tisons qui s’effondraient avec un pétillement et une envolée d’étincelles. Devant ses yeux passait la silhouette élégante de celle qui avait été le mauvais génie des Regbrenz, cette Georgina à la voix ensorcelante et au cœur pervers. Il avait réussi enfin — depuis peu cependant — à bannir son implacable rancune contre cette sœur indigne. Chaque jour, une prière s’élevait pour elle vers le ciel, mais son souvenir lui était demeuré extrêmement pénible… Bien rarement, cependant, il lui était rappelé, car elle n’avait plus donné signe de vie, et c’était par un journal qu’il avait appris, cinq ans auparavant, son mariage avec Roger Maublars — réalisation du rêve de toute sa vie… Georgina était désormais la seule à plaindre de la famille.

Alix avait appuyé sa tête au dossier de son fauteuil et, croisant les mains sur ses genoux, elle revivait aussi les jours écoulés, les heures douloureuses qui avaient suivi son arrivée à Bred’Languest, les angoisses, les espérances, les émotions tristes ou joyeuses qui avaient traversé sa vie durant sa première année de séjour au manoir. De ces souffrances, elle ne regrettait rien, et les sacrifices accomplis, de même que ceux demandés aujourd’hui, ne laissaient jamais en elle qu’une paix incomparable. Elle avait pour gage le bonheur éprouvé malgré l’obscurité qui l’environnait désormais, cette cécité provenant d’un cri de douleur et d’un élan de charité à la vue d’Even chancelant, privé de raison : « Mon Dieu, prenez tout…, prenez mes yeux, s’il le faut, afin qu’il voie votre Lumière… Pour lui, pour mes frères, pour eux tous, ô mon Dieu ! »

L’offrande avait été acceptée. La lumière avait lui sur cette demeure, la vie s’y était déversée à flots… mais deux yeux rayonnants d’angélique beauté s’étaient voilés pour toujours.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les feuilles mortes tourbillonnaient sur la vieille terrasse, s’envolaient au-dessus de la balustrade branlante et s’allaient éparpiller sur la petite grève, parmi les varechs et les débris laissés par le reflux. Quelques-unes, plus téméraires, atteignaient la vague dont la frange mousseuse baisait le sable du rivage, mais les petites folles, saisies par ce flot silencieux, se trouvaient ballottées, jetées de-ci de-là selon son caprice, jusqu’à l’instant où elles s’engloutissaient dans l’abîme liquide.

La mer était d’un bleu doux, teinté d’or pâle par le soleil déclinant. Le vent qui s’élevait gonflait ses vagues en jetant dans l’immensité sereine un prélude d’agitation. Des barques passaient, rapides, la voile blanche ou rouge à demi repliée, bondissant sur les flots moutonneux…

Et, sur la terrasse, comme quatorze ans auparavant, étaient assis Alix et ses frères… Alix, avec sa beauté de jeune sainte et ses grands yeux clos… Xavier, le saint-cyrien vif et gai… Gaétan en soutane, les cheveux rasés, mais non plus, comme alors, la révolte et l’orgueil dans le regard ; une indicible paix, un rayonnement mystérieux étaient désormais à demeure sur cette belle physionomie grave.

Sa main tenait celle d’Alix, et il lui parlait de sa récente visite à la Trappe, de ses entretiens avec Even, du surnaturel bonheur de ce cœur repentant, passionné de réparation, et dont la pénitence transportait d’admiration ses frères eux-mêmes.

— Oui, c’est bien ainsi que je l’avais pressenti, murmura Alix avec émotion. Aussi grand dans le repentir qu’il fut coupable dans le péché… Jamais, chez les Regbrenz, on ne fait les choses à moitié.

— Alors, moi, je n’en suis pas, dis, Alix ?… car tu prétends toujours que je ne fais rien de complet ! s’écria Xavier en appuyant câlinement sa tête sur l’épaule de sa sœur.

Il était demeuré très jeune de caractère, très caressant, et, instinctivement, son frère et sa sœur le traitaient toujours en enfant.

— Toi, tu es un Sézannek, répondit Alix en caressant tendrement les cheveux noirs qui bouclaient toujours, malgré les coupes fréquentes imposées par l’École.

— C’est-à-dire un être de second rang, incapable de vos héroïsmes et de vos grands sacrifices ? dit-il avec une petite moue. Tu crois cela, Alix ?… Eh bien ! qu’il y ait la guerre, tu me verras à l’œuvre !… D’abord, j’irai dans l’armée coloniale, j’y suis bien décidé, car je ne pourrais pas vivre en garnison, vois-tu, Alix, je ferais des sottises… Vous m’approuvez tous deux, n’est-ce pas ?

Gaétan regarda sa sœur avec une tendre compassion. Un pli profond s’était creusé sur le front blanc de la jeune aveugle, ses lèvres tremblaient… mais ce furent les seuls signes de l’impression douloureuse ressentie… Elle répondit d’une voix ferme :

— Certes, mon enfant, tu as absolument raison ; je te l’ai déjà dit chaque fois que tu m’as parlé de cette idée.

Et, de fait, la sœur héroïque avait contribué à la faire germer en ce cerveau léger, préférant le savoir loin d’elle, exposé aux dangers physiques, mais demeurant honnête, plutôt que livré, en France, à toutes les tentations guettant cet être comblé des dons de la fortune.

— Tu ne dis rien, Gaétan ?… L’opposition viendrait-elle de toi, destiné à une vie plus aventureuse encore ?

— Non, certes ! répondit le jeune prêtre avec vivacité. Je suis de l’avis d’Alix, mon petit Xavier. Comme elle, comme toi, je suis persuadé que tu ne ferais rien en garnison.

— J’ai l’approbation de tout le monde, tant mieux ! s’écria-t-il gaiement. C’est dommage que ta mission ne soit pas une contrée où je suis susceptible d’être envoyé. Mais en Chine !… à moins que nous n’y fassions une expédition. Ce ne serait pas chose à souhaiter, car, pour l’ordinaire, ces faces jaunes ne nous font déranger qu’après avoir dûment persécuté et massacré nos pauvres…

Il s’interrompit brusquement, saisi de cette pensée que son frère allait renforcer les rangs de ces martyrs en perspective… Alix était devenue d’une pâleur mortelle, mais aucune plainte ne vint révéler l’angoisse qui la torturait à cette sanglante évocation.

Un lourd silence tomba sur ces trois jeunes êtres. Xavier, furieux de ses paroles malencontreuses, considérait avec chagrin le visage altéré de sa sœur. Il eût voulu trouver des mots pour la consoler… mais, d’instinct, l’insouciant garçon sentait que rien, hormis la religion, n’était capable de soulager ce cœur.

Gaétan avait adressé à son jeune frère un regard de reproche, et sa main se posa tendrement sur l’épaule d’Alix. Mais, plus encore que Xavier, il savait superflu de lui adresser des paroles de réconfort. Celle-là était aussi de la race des martyrs et, ne pouvant donner le sang de ses veines, elle savait immoler son cœur par les plus intimes sacrifices.

Les derniers rayons, pâles et doux, enveloppaient le groupe réuni sur la terrasse. Ils éclairaient le calme visage du jeune missionnaire, ses yeux gris si altiers autrefois, maintenant empreints de bonté ferme et tendre. En cette minute, une lueur joyeuse y brillait… C’était l’allégresse de l’apôtre à la pensée du sort qui l’attendait peut-être, ce martyre tant désiré de son âme ardente, cette voie sanglante évoquée par Xavier. Du déchirant combat livré entre l’affection portée à une sœur admirable et chérie et l’entier renoncement dû à Dieu, l’amour divin, comme toujours, sortait triomphant, et Gaétan s’écriait encore en son cœur : « À vous ma vie, à vous tout ce qui est en moi, ô mon Seigneur ! »

— Voici cinq heures, dit-il tout à coup en sortant de sa songerie pour consulter sa montre. Il ne faut pas laisser cousine Alix trop longtemps seule, et, d’ailleurs, le vent fraîchit beaucoup.

— Repasserons-nous par le manoir ? demanda Alix en se levant.

— Oui, je voudrais le revoir encore une fois…

L’émotion faisait légèrement trembler sa voix. Il était venu dire un dernier adieu aux siens, au pays breton si cher, à la mer tant aimée… Demain, il s’en irait à l’aube, et dans quelques jours il partirait du séminaire des missions étrangères pour son poste lointain.

Il s’avança et jeta un long regard sur les flots houleux. Le soleil couchant, voilé de rose pâle, teintait délicieusement l’eau devenue verte, d’un beau vert changeant et argenté. Les écueils sombres s’éclairaient de lueurs radieuses ; là-bas, une brume diaphane et rosée descendait sur la côte sauvage, l’enveloppant d’une délicate écharpe de gaze… Jamais plus qu’en cette minute le terrible Océan ne s’était fait charmeur, attirant, plein de séduction et de lumière…

— Tu lui dis adieu ? murmura près de Gaétan une voix un peu frémissante. Tu l’aimais, notre bel Océan ?

— Oui, je l’aime… Je l’ai aimé dès le premier instant où il m’est apparu, car cette immensité, cette beauté ont révélé Dieu à mon âme anxieuse, perpétuellement agitée malgré sa jeunesse… Aujourd’hui, j’ai mieux que ces flots superbes, car je possède en moi leur Auteur et leur Maître.

Ils gagnèrent le parc envahi par la prenante mélancolie des journées d’automne finissantes. Une lumière pâle, dernier reflet du soleil couchant, tombait à travers les ramures enlacées, auxquelles se balançaient quelques feuilles jaunes ou rougeâtres, d’autres vertes encore ou, parfois, possédant ces trois nuances en un harmonieux assemblage… Une forte brise agitait les branches rousses tachetées de vert et faisait frissonner les feuilles mortes jonchant le sol. Dans l’air flottait une senteur vivifiante, faite d’exhalaisons marines et des parfums délicats, presque insaisissables, s’échappant des mousses humides, des troncs encore traversés de la sève ralentie, des feuilles mouillées et de la terre fraîche…

Et la vieille demeure apparut aux regards des jeunes gens, avec ses murs roux lamentablement crevassés, ses toits moussus montant des ouvertures béantes, sa tour de Saint-Conan un peu plus dégradée, mais toujours debout, et les ruines de la tour de la comtesse Anne, complètement effondrée l’année précédente… Ce lieu maudit avait vu sa fin, à la grande allégresse de Mathurine. Sur ces débris enchevêtrés, sur ces pierres brisées et ces pans de muraille, le lierre avait déjà jeté sa parure sombre, grimpant en festons, en capricieuses guirlandes, luttant contre les plantes parasites qui poussaient audacieusement entre les interstices. Plus que jamais l’herbe envahissait la grande cour, gagnant jusqu’aux marches qui conduisaient au salon de la tour.

Tout alentour du vieux logis, les feuilles aux tons rouilles voletaient comme de mélancoliques papillons et, vers la droite, le petit bosquet dressait ses arbustes dénudés sous lesquels se voyaient encore, à demi pourris et couverts d’une moisissure verdâtre, la table rustique et les sièges dont s’étaient si souvent servis Alix et ses frères.

Mais, en cette minute, la lueur pâlissante du soleil mourant s’épandait sur cette vétusté, la puissante tristesse de ces ruines s’enveloppait de lumière…, une très douce, très délicate lumière, telle qu’il convient aux choses vécues. Majestueux jusqu’en son déclin, orgueilleux toujours, le vieux Bred’Languest, dans ce paysage automnal, et sous le ciel pâli de cette fin de jour, était une fière et mélancolique évocation d’un passé de noblesse chevaleresque, parfois coupable, mais plus souvent bienfaisante et héroïque.

— Pauvre château, j’étais vite arrivé à t’aimer, malgré mes belles protestations ! dit pensivement Gaétan. Sais-tu que c’est la ruine complète, Alix ?

— Oui, mais mon oncle a jugé inutile de tenter la restauration. Les Regbrenz ont tous disparu, toi, tu renonces à tout, et Xavier, dans sa carrière, n’aurait guère occasion d’en profiter. D’ailleurs, il aime peu Bred’Languest… Moi, je ne le vois plus… et puis qu’y ferais-je seule ?… Seule !

Ce mot vibra mélancoliquement dans le silence de la vieille cour, révélant toute la poignante angoisse de ce cœur aimant… Mais ce fut une fugitive défaillance. Avec une ferveur contenue, elle ajouta :

— Merci à Dieu qui a relevé, dans les cœurs enténébrés de nos pauvres et chers parents, des ruines bien autrement graves que celles-ci ! Les pierres de leur demeure s’en vont vers la destruction finale, mais eux vivent à jamais… Merci à Celui qui vous a rendus tels que vous êtes, mes bien-aimés, et, en vous enlevant à moi, vous donne le bonheur, la paix de la conscience satisfaite !

Ils se penchèrent simultanément vers elle et, avec la même tendresse reconnaissante, la baisèrent au front.

— Merci à ce Dieu bon qui t’a donnée à nous… Ma sœur, mon Alix, nous t’aimerons toujours, sans cesse nous te serons unis et tu resteras près du Seigneur notre chère et puissante médiatrice.

… Au moment où ils quittaient Bred’Languest, le dernier rayon s’éteignait. La mélancolie du crépuscule tombant enveloppait le manoir et le parc à demi dépouillé de son feuillage, comme si toute clarté s’en était allée avec celle que Dieu avait faite la lumière de cette maison de péché, la pure victime par qui sa grâce avait redonné la vie aux âmes déchues.