Gauthier-Languereau (p. 162-192).

IX.


La tempête n’avait pas cessé depuis la veille et ce fut sous ses rafales furieuses, au bruit de la mer soulevée et des arbres gémissants, qu’Alix et ses frères reprirent le chemin du manoir.

Insouciante du souffle brutal qui soulevait sa capeline de paille bise, la jeune fille marchait un peu comme en un rêve, en se répétant avec une douce ivresse que la mémoire de sa mère allait être lavée de tout soupçon aux yeux d’Even… Un hymne de reconnaissance s’échappait de son âme, montant vers Celui qui avait préservé ses frères et elle d’un sort terrible, car, étant donné la persécution subie par Gaétane, il était permis à ses enfants de tout craindre. Avec l’infernale habileté qui la caractérisait, Georgina aurait su, en se garant de tout risque, s’assurer la possession de la fortune des Sézannek le jour où le dernier des enfants aurait atteint sa majorité. Que fallait-il pour cela ? Provoquer des accidents, employer des moyens de corruption morale pour ceux ou celui qui survivrait, afin de le dominer et de circonvenir sa volonté de telle façon que ce dernier héritier des Sézannek testât en faveur de sa tante… Et puis celui-là disparaîtrait encore. Georgina avait pour cela des années devant elle, et, en attendant, elle jouissait librement des revenus de ses neveux.

Mais Dieu avait suscité un défenseur aux orphelins, et les intrigues de Mme Orzal commençaient à être pénétrées par son frère.

En entrant dans la cour de Bred’Languest, Alix aperçut Even qui paraissait guetter son arrivée. Son visage portait l’empreinte d’une profonde douleur, et il dit à sa nièce d’une voix étouffée :

— Ma mère va beaucoup plus mal, Alix. Je viens d’envoyer Rose chercher le médecin…

— Et le prêtre aussi, mon oncle ?

— Le prêtre en premier, naturellement… Venez la voir, Alix. Il me semble que l’intelligence renaît un peu chez elle.

Elle le suivit jusqu’à la chambre où M. de Regbrenz et Mathurine, mornes et abattus, contemplaient la mourante. Mme de Regbrenz respirait avec une peine extrême, ses traits étaient fort altérés, mais Even avait dit vrai : dans le regard qu’elle dirigea vers Alix, la raison était revenue… Sa main s’agita faiblement comme pour appeler vers elle sa petite-fille et, lorsque celle-ci fut tout près, cette main maigre et tremblante se posa sur la chevelure brune.

— Ma fille ! dit-elle avec un inexprimable accent de tendresse.

Alix se pencha et baisa longuement le front ridé.

— Grand-mère, je vous aime… et ma chère maman aussi vous aimait tant !

Les yeux bleus de la vieille dame exprimèrent soudain une profonde désolation et, peu à peu, s’humectèrent de grosses larmes, qui roulèrent lentement sur ses joues flétries… Elle murmura avec un accent navrant :

— C’est ma faute… Ils la rendaient malheureuse et je n’ai rien empêché… J’ai cru leurs mensonges. Pardon, Gaétane !…

— Grand-mère, elle avait tout pardonné, elle vous aimait toujours…

— Est-ce vrai ? dit une voix brève, entrecoupée par l’émotion.

M. de Regbrenz s’était rapproché et, penché vers sa petite-fille, attendait la réponse.

— Oui, grand-père, c’est l’absolue vérité, répondit-elle fermement. La douleur de sa séparation d’avec vous a causé en partie la mort de ma mère.

Sans prononcer une parole, le vieillard alla s’asseoir près de la fenêtre, la tête tournée vers la vitre, afin que l’on ne vît pas son visage. Des doutes, de lourds remords s’agitaient peut-être dans cette âme… Le souvenir d’une enfant autrefois chérie amenait des regrets, prélude du repentir.

— Pauvre Gaétane, je ne l’ai jamais oubliée non plus, dit mélancoliquement Even. Aux jours les plus sombres, les plus coupables, son image, fière et attristée, s’est présentée à mon esprit comme un reproche ou une évocation des années heureuses… Les belles années où j’aimais mon Dieu et caressais des rêves si purs de sacrifice et d’entière immolation.

Il soupira douloureusement et appuya avec lassitude son front sur ses mains enlacées.

— Rêves célestes, si vite envolés aux menteuses paroles d’une impie ! murmura-t-il amèrement. Celui qui convoitait les ineffables délices du Christ est devenu le dernier des misérables… Alix, il y a des moments où je doute que le pardon puisse atteindre mon indignité.

La jeune fille joignit les mains en rencontrant ce regard tourmenté, empreint d’une effrayante anxiété.

— Oh ! pas cela, mon oncle !… ne dites pas une telle parole ! Jésus, notre adorable Rédempteur, lave dans son sang les crimes les plus épouvantables… Vous le savez bien, mon oncle !

— Oui, je sais, dit-il doucement, mais cette confiance inaltérable, si naturelle à votre âme innocente, manque par instants au pauvre incroyant que je suis devenu. En songeant à l’infinie pureté du Dieu que j’ai outragé, je me sens parfois faiblir… Priez pour moi, Alix, et demandez le même service à ma sainte cousine de Ker-Neven. Confiant en son pardon, j’irai bientôt la revoir et entendre ses pieux enseignements.

— Elle vous attend, mon oncle, et son cœur si haut, si bon, n’a pas gardé le plus léger souvenir des torts passés.

— Oui, il n’en peut être autrement de sa part… et pourtant, quels ingrats nous avons été ! Tous, je puis le dire, même la pauvre Gaétane qui n’a jamais, il me semble, donné signe de vie à qui que ce soit dans le pays.

Ces mots rappelèrent à Alix la lettre de sa mère et, la sortant de sa poche, elle la présenta à Even.

— Voici la clef de l’énigme, mon oncle. L’âme sincère et si parfaitement droite de ma mère chérie se dévoile dans ce récit transformé par elle en confession. Pauvre maman ! ses quelques torts ont été bien rachetés par ses souffrances et son inaltérable patience dans les derniers temps de sa vie.

— J’ai peur ! interrompit la voix faible de la malade.

— Peur !… Et de quoi donc, maman ? demanda tendrement Even.

Elle joignit les mains d’un geste d’épouvante.

— De Georgina… et de Dieu !

— Oh ! grand-mère !… La première est impuissante à vous nuire désormais… et Dieu est la miséricorde infinie. Grand-mère, si vous saviez comme Il est bon !

Ainsi penchée sur ce lit de souffrance, une délicieuse compassion illuminant son beau visage, elle semblait elle-même un ange de pardon et une messagère de cette divine miséricorde. En la contemplant, le même ravissement se refléta dans le regard de la mère et du fils, et Even murmura :

— Écoutez-la, maman, son cœur pur a les secrets du ciel.

— Oui, oui, elle est si belle, si douce ! balbutia la vieille dame. Mais j’ai oublié Dieu… le ne sais plus…

Penchée à son oreille, Alix lui dit alors les mystérieuses tendresses du pardon divin, elle apprit de nouveau à cette âme longtemps voilée les croyances oubliées… Près d’elle, attentif et recueilli, Even écoutait, et le calme descendait sur sa physionomie autrefois tourmentée par les passions et le remords.

Un pas précipité retentit tout à coup derrière la porte. Celle-ci, violemment ouverte, livra passage à Mathurine.

— Monsieur Even, venez vite ! cria-t-elle. La maudite veut empêcher M. le Curé d’entrer.

D’un bond, Even fut à la porte. Au milieu du couloir apparaissait la robuste silhouette du curé et, devant lui, se dressait Georgina, qui lui barrait le passage…

Elle tourna vers son frère un visage blêmi par la fureur.

— Que me raconte ce prêtre ? dit-elle en essayant de modérer les intonations irritées de sa voix. Il prétend que tu l’as fait demander…

— En effet, nous l’attendons avec impatience, répondit Even avec calme. Veuillez entrer, monsieur le Curé. Recule-toi donc, Georgina, le couloir est fort étroit.

Mais elle ne bougea pas et, de ses lèvres serrées, tombèrent ces mots :

— Il est trop étroit, c’est évident, pour laisser passer un prêtre… Aussi celui-ci ne passera-t-il pas. Ma mère a depuis longtemps rompu avec ces superstitions…

Les sourcils d’Even se froncèrent violemment, mais, se dominant, il dit avec froideur :

— Dis plutôt que tu lui as imposé tes idées impies, car je sais que cette pauvre mère n’a jamais renié son Dieu… Laisse passer M. le Curé.

— Jamais !…

D’un mouvement vif, Even lui saisit le bras, et sa poigne vigoureuse la maintint contre la muraille malgré sa résistance.

— Passez, monsieur le Curé, dit-il respectueusement, et veuillez excuser cette inconcevable scène.

Une fois le prêtre disparu dans la chambre, il lâcha le bras de sa sœur… Une fureur sans nom contractait les traits de Georgina et allumait d’effrayantes lueurs dans ses yeux gris. Elle se démasquait enfin, dépouillant son apparence charmeuse pour laisser voir le sombre abîme de son cœur.

— Tu es le plus fort aujourd’hui, mais j’aurai ma revanche, dit-elle d’un ton bas, vibrant de menace et de haine. Tu sauras alors ce qu’il en coûte d’être contre moi.

— En tout cas, j’ai pu apprécier ce qu’il en coûte d’être avec toi, répliqua-t-il avec amertume. Depuis le jour où tu me décidas, à force de flatteries et de mensonges, à te suivre à la villa Maublars, j’ai ressenti tous les abaissements et toutes les angoisses que peut éprouver un cœur humain. Désormais je te connais, Georgina.

Un rire cynique s’échappa des lèvres de Mme Orzal.

— Non, tu ne me connais pas encore, mon frère, et j’espère te le montrer quelque jour. En attendant, je te laisse dans cette atmosphère religieuse qui doit te paraître un peu étouffante, me semble-t-il, après tant d’années d’oubli. Cette petite Alix a bien manœuvré…

— Oui, parfaitement, et son arrivée a été une bénédiction pour cette triste demeure.

Le même rire plein de sarcasme et de défi résonna dans le couloir désert,

— Fou !… pauvre fou ! Je te croyais arrivé à un moindre degré d’abrutissement…

— Ce n’est pas ta faute, en tout cas, dit-il sourdement en fixant sur elle son regard méprisant.

— Comme tu le dis, mon frère… Vois-tu, ton intelligence me gênait, tes scrupules encore bien plus. J’ai anéanti tout cela… je le croyais, du moins, mais cette sotte Alix est venue se mettre à la traverse de mes plans, et te voilà repris des idées si difficilement supprimées.

Elle parlait avec volubilité, dévoilant ses trames odieuses sous l’empire de l’exaspération, bravant du regard et de la voix ce frère conduit par elle aux portes du désespoir et qui lui échappait enfin… Even s’était adossé à la muraille. Les bras croisés, impassible en apparence et le regard empreint d’une froideur méprisante, il écoutait sa sœur…

— La tâche n’a pas été facile, il faut en convenir. Seule, je n’aurais pas réussi…, mais Roger a trouvé le point sensible, l’orgueil des Regbrenz, toujours latent chez les meilleurs. C’est par l’intelligence qu’il t’a pris, Even. Une fois cette porte forcée, tu étais à nous… Et je ne t’ai plus craint ! dit-elle dans un élan de triomphant défi. J’avais vaincu ton Dieu, Even…

— Mais mon Dieu prend aujourd’hui sa revanche. Par les prières d’une enfant, il renverse tes plans abominables ! s’écria Even, indigné.

Un éclair de haine brilla dans le regard de Georgina.

— Une enfant, tu dis bien, Even, aussi n’ai-je rien à redouter de ce côté. Je la briserai, cette créature insensée, comme j’ai brisé sa mère, la belle Gaétane.

Une rage indicible faisait trembler sa voix et, en la regardant, Even eut la révélation soudaine du degré de haine de cette sœur envers sa sœur.

— Que t’avait-elle donc fait pour que tu la détestes ainsi ? s’écria-t-il avec un mouvement d’horreur.

Les épais sourcils blonds de Mme Orzal se rapprochèrent violemment, communiquant à son visage contracté une expression de dureté implacable.

— Ne te rappelles-tu pas combien elle était belle ?… plus belle que moi, disait-on toujours, et plus intelligente, douée de toutes façons, prétendait-on aussi. Lorsque j’étais enfant, on m’admirait souvent, mais il suffisait que Gaétane parût pour que les compliments fussent retournés… Et toujours il en a été ainsi. Je comptais épouser Maublars…, il a vu Gaétane, et c’est elle qu’il a voulue. Ensuite vint le tour de Philippe de Sézannek… Et tu me demandes pourquoi je la déteste ! fit-elle dans un cri haineux.

Oubliant l’empire si remarquablement exercé jusqu’ici sur elle-même, elle découvrait les sentiments pervers si longtemps et si bien dissimulés, se dépouillant ainsi, en même temps que de son charme fascinant, des dernières traces de sa beauté. Telle elle était en réalité, telle la découvrait aujourd’hui Even : enivrée d’envie et passionnée de vengeance.

— Et c’est pour cela que tu l’as fait chasser, que tu as brisé son cœur et, enfin, que tu l’as accusée de vol ? dit-il en secouant furieusement le bras de sa sœur.

— Oui, c’est pour cela surtout, répondit-elle cyniquement. Je hais tous ceux qui sont beaux et bons… et c’est encore pour cette raison que je t’ai ôté la foi, la dignité, la bonté. Maublars et moi travaillons à la même œuvre en luttant contre ce Dieu que nous voulons vaincre… Et nous serons les plus forts, entends-tu, Even ?

— Jamais, malheureuse !… et remercie ce Dieu que tu blasphèmes, car si tes infamies m’avaient été révélées il y a quelques mois, alors que je subissais un intolérable martyre de remords et de désespoir, je ne sais à quelles extrémités je me serais porté… Tiens, va-t’en, toi qui es la honte de notre famille. Je n’ai plus l’âme assez chrétienne pour te pardonner, mais je te méprise… Va-t’en !

Il se détourna brusquement sans prêter attention aux mots menaçants jaillissant des lèvres de Georgina et s’éloigna dans la direction du salon… Là s’étaient retirés M. de Regbrenz et Alix, afin de laisser le prêtre seul avec la mourante. Affaissé dans un fauteuil, le vieillard songeait tristement, tandis qu’Alix égrenait son chapelet avec ferveur. Près de la porte vitrée, les deux petits garçons jouaient sans entrain à un jeu paisible.

Even vint s’asseoir près de sa nièce et demeura silencieux, regardant glisser les grains d’ivoire entre les doigts de la jeune fille. Se demandait-il combien de grâces étaient le prix de ces invocations à la Reine du ciel ? Ou bien, au sortir de ce contact avec la créature odieuse qui était sa sœur, se complaisait-il dans la contemplation de cette âme charmante ?… cette petite âme toute radieuse de céleste blancheur, qui le ramenait invinciblement au Dieu de sa jeunesse. Celui qui aime les cœurs purs, mais accueille avec une infinie tendresse le pécheur pénitent.

Le départ du prêtre, l’arrivée du docteur vinrent enlever le père et le fils à leurs réflexions et Alix à ses prières. Comme l’avait tout à l’heure prévu Even, l’état de Mme de Regbrenz était désespéré et les heures désormais comptées… Le médecin se retira bientôt. Près de la mourante demeurèrent son mari, Even et Alix, ainsi que la fidèle Mathurine. Miss Elson, en prévision d’une nouvelle nuit de veille, s’était retirée pour prendre quelque repos. Dans le salon voisin, les enfants, après un rapide dîner, avaient été installés par Alix devant un jeu de cartes.

La tempête redoublait d’intensité et, sous ses coups furieux, la vieille demeure gémissait lugubrement. Le sourd grondement de l’Océan déchaîné se mêlait, tel une basse gigantesque, aux hurlements des rafales et aux gémissements de la nature ébranlée. Dans les accalmies, la voix farouche du terrible naufrageur s’élevait seule comme un Dies irae d’une incomparable puissance… Mais rien ne troublait la paix de cette âme prête à voir son Dieu. À mesure que le corps s’affaiblissait, l’esprit se dégageait des brumes qui l’avaient si longtemps obscurci. La mourante demanda tout à coup :

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt huit heures, grand-mère.

Un gémissement échappa à la vieille dame.

— Huit heures !… Gaétane partait à cette heure-là, par une tempête comme celle-ci…

Ses mains se joignirent et elle murmura :

— Pardon, mon Dieu !

— Oui, Dieu vous pardonne, chère grand-mère, soyez en paix, dit tendrement Alix.

Le silence se fit de nouveau dans la chambre… Un moment après, Mathurine, échappant à la somnolence qui l’envahissait, se leva doucement pour aller chercher les enfants afin de les faire se coucher. Elle reparut quelques minutes plus tard, tenant par la main Xavier à moitié endormi.

— Mademoiselle, savez-vous où est M. Gaétan ? demanda-t-elle à voix basse.

Sur la réponse négative d’Alix, son visage exprima une vive agitation.

— C’est étonnant, il n’est plus dans le salon. J’ai trouvé seulement M. Xavier endormi dans un fauteuil.

— Il est sans doute remonté, Mathurine.

— Peut-être, mademoiselle, je vais y voir… Dites bonsoir, monsieur Xavier.

Alix prit l’enfant entre ses bras et approcha son front des lèvres de Mme de Regbrenz. Une expression ravie traversa le regard déjà voilé de l’aïeule et ses doigts se promenèrent lentement dans les épaisses boucles noires.

— Le fils de Gaétane ! dit-elle avec un accent d’indescriptible bonheur.

Le petit la regardait, un peu effrayé, et, tournant la tête, il tendit les bras vers Even. Depuis sa récente aventure, il manifestait une prédilection marquée pour cet oncle jusqu’ici redouté, et celui-ci accueillait les témoignages de cette affection enfantine avec une joie profonde, mais étonnée, comme celle d’un être longtemps déshabitué de ces douceurs familiales.

Il enleva Xavier des bras d’Alix et l’appuya contre sa poitrine. La petite tête brune se laissa tomber sur la robuste épaule d’Even, et les grands yeux bleus se levèrent vers lui, exprimant une tendre confiance.

— Mon oncle, vous m’emmènerez dans votre bateau ? demanda-t-il d’un ton de prière câline.

— Oui, quand il fera beau et si Alix le permet… Allons, mon petit Xavier, va te mettre au lit, car tu fais attendre cette pauvre Mathurine qui est fatiguée.

— Oui, monsieur Xavier, venez vite, dit Mathurine, qui était en proie à une visible préoccupation.

Elle s’éloigna précipitamment avec l’enfant. De nouveau, le calme se fit dans la chambre, rompu seulement par la respiration embarrassée de la malade. Une demi-heure s’écoula ainsi… Tout à coup, Alix se redressa avec un léger cri d’effroi. Mathurine apparaissait de nouveau, le visage décomposé, et, derrière elle, arrivait miss Elson en simple peignoir, chose inconcevable de la part de la correcte Anglaise.

— Qu’y a-t-il ? crièrent simultanément Even et Alix.

Mathurine essaya de répondre, mais ses lèvres sèches ne laissèrent passer aucun son… Miss Elson répondit, en essayant de comprimer le tremblement de sa voix :

— Nous ne savons où est Gaétan… ou plutôt…

— Quoi donc !… Parlez, miss Esther ! oh ! parlez ! s’écria la jeune fille.

— Eh bien ! je pense que Gaétan sera allé jusqu’à la mer, sans doute dans l’intention de voir la tempête de plus près. Il y a des traces de pas se dirigeant vers le parc…

— Il sera seulement allé jusqu’à la terrasse… La porte de la grève étant fermée à clef, il n’y a pas à vous inquiéter, Alix, fit observer Even. Je vais aller chercher ce petit aventureux.

Un peu de soulagement détendit les traits de la jeune fille… Mais l’angoisse ne s’atténua pas sur la physionomie de l’institutrice et de la servante. Les trois femmes accompagnèrent Even dans le salon et le suivirent jusqu’à la porte vitrée, qu’il ouvrit pour descendre les deux marches conduisant dans la cour. Il se pencha vers le sol sur lequel Mathurine projetait la lueur de la lanterne qu’elle avait apportée.

— Mais il y a double trace de pas ! s’exclama-t-il avec stupeur. Qui donc a accompagné l’enfant !

Un cri de terreur s’échappa des lèvres d’Alix.

— C’est elle !… oh ! mon oncle, c’est elle qui l’a emmené ! Elle va se venger sur lui… mon frère, mon chéri !

— Oh ! si vous dites vrai !… si vraiment elle est capable de cela ! murmura Even d’un ton d’effrayante menace.

— Capable ! oh ! cent fois, monsieur Even ! s’écria Mathurine avec un accent haineux. Je la connais, allez, je l’ai vue à l’œuvre… Si vous voulez sauver l’enfant, ne perdons pas un instant.

— Va chercher une autre lanterne, ordonna-t-il, nous allons suivre les traces. Mais es-tu certaine que Mme Orzal n’est pas ici ?

— Ma foi, non, monsieur, je n’ai pas pensé à y aller voir. Je suis si sûre que c’est elle…

— C’est égal, il faut nous en assurer. Monte à sa chambre, Mathurine, et, en revenant, apporte une seconde lanterne.

Mathurine s’éloigna hâtivement. Le peu de temps qu’elle demeura absente parut interminable à Even et à la pauvre Alix… Quand elle apparut, ils constatèrent avec stupeur sa mine déconfite… vite expliquée par la vue de Georgina qui la suivait.

Un cruel sourire relevait légèrement la lèvre fine de Mme Orzal, et sa voix sarcastique s’écria :

— Je crois vraiment, Even, que cette pauvre Mathurine est complètement folle ! Elle vient me déranger là-haut en demandant si je suis sortie et, lorsque je lui ouvre, au lieu de répondre à mes questions, elle prend un air effaré absolument incompréhensible et se sauve comme un malfaiteur. Y comprends-tu quelque chose ?

Elle semblait avoir totalement oublié la terrible scène de l’après-midi et parlait paisiblement, avec une pointe d’ironie… Even plongea ses yeux sévères dans les prunelles aux lueurs changeantes. Les paupières battirent, mais Georgina soutint audacieusement ce regard scrutateur.

— Qui a emmené Gaétan dans le parc ? demanda Even d’un ton bref.

Le visage de Mme Orzal exprima une extrême surprise.

— Comment ?… de quoi me parles-tu ? Gaétan est dans le parc à la nuit et par ce temps ?

— Le fait est étrange, n’est-ce pas. L’enfant n’aurait jamais eu cette idée s’il n’y avait été engagé… ou forcé.

Les sourcils de Georgina se relevèrent en signe d’étonnement.

— Quelle bizarre histoire me débites-tu là ? Si Gaétan a voulu faire une petite fugue, pourquoi supposer un complice ?… et lequel ?

— Et à qui donc attribuer cette double trace de pas sur le sol ?

Even et sa nièce ne quittaient pas Georgina du regard et la virent pâlir légèrement en mordant sa lèvre avec violence. Mais elle dit tranquillement :

— Je n’y comprends rien, en effet. Cela est un peu inquiétant… La clôture du parc est en mauvais état près de la terrasse, et l’enfant a pu être enlevé par quelque rôdeur…

Even jeta un rapide coup d’œil sur le costume de sa sœur. C’était un ample peignoir bleu pâle enjolivé de délicates broderies… Il était évident que ce vêtement, d’une irréprochable fraîcheur, n’avait pas affronté les ronces et les fondrières du parc, pas plus que la coiffure aux ondulations impeccables ne s’était trouvé exposée un seul instant au souffle violent de la tempête. Le temps relativement court écoulé depuis le départ de l’enfant ne lui ayant pas permis de revenir et de changer de toilette, il ne restait plus qu’à admettre l’existence d’un complice… car Even avait maintenant la certitude inexpliquée, mais absolue, de la culpabilité de sa sœur.

— Il faut le chercher au plus tôt, continua GeorGeorgina en hochant la tête. Il ne peut encore être très loin…

— Tu sais qu’il est bien caché, perdu peut-être, misérable ! cria Even, exaspéré devant cette hypocrisie. Mais prends garde à toi ! Si je ne le retrouve pas, je saurai t’atteindre et te briser, créature criminelle !

Il lui avait saisi le poignet et le serrait avec une telle violence qu’elle eut un cri de douleur.

— Lâche, qui brutalise une femme ! cria-t-elle avec rage.

Il la couvrit de son regard fulgurant de mépris indigné.

— Tu n’es pas une femme, mais un monstre. Qu’as-tu fait de Gaétan ?

Elle éclata d’un rire mauvais, qui résonna jusqu’à la chambre où agonisait sa mère.

— Cherche-le si tu veux, beau défenseur des opprimés… Moi, je…

Elle s’interrompit. La porte de la chambre venait de s’ouvrir, laissant voir le visage courroucé de M. de Regbrenz.

— Qui a ri ainsi ? demanda-t-il rudement en regardant tour à tour ses enfants et Alix. Qui ose troubler la paix de ma pauvre Suzanne ?… Est-ce toi, Georgina ?

— Oui, mon père, dit-elle hardiment. Je regrette d’avoir dérangé ma mère, mais votre fils me traite de telle façon que le mépris seul peut lui répondre.

— Est-ce vrai, Even ?

Even fit quelques pas vers son père, et, sans regarder Georgina, répondit froidement :

— Il est vrai, mon père, que je l’ai traitée comme la dernière des misérables, et telle elle est en effet. Si Gaétan est en ce moment égaré, perdu, on ne sait où enfin, c’est elle qui a tout conduit : c’est son complice qui a emmené l’enfant.

— Est-ce vrai, Georgina ?

Il fixait sur sa fille ses yeux ternes… Que lut-elle dans ce regard pour que le sien, qui avait défié Even, se baissât subitement, tandis que son visage devenait blême ?… Quel sentiment de crainte ou d’impuissance clouait ses lèvres si promptes à la riposte ?

Le vieillard fit un pas et étendit la main vers elle. En ce moment, cet être vieilli, dégradé de corps et d’esprit par un long esclavage moral, recouvrait quelque chose de la majesté paternelle.

— Tu n’oses plus soutenir tes mensonges… La coupe est pleine, désormais, car je comprends le rôle infâme que tu as joué parmi nous. Par ta faute, je sens peser sur mes épaules d’épouvantables injustices… Je me repens, mais toi… toi qui nous as couverts de honte et de douleur, je te maudis comme j’ai maudit ta sœur innocente, je te chasse comme je l’ai chassée un soir, ma belle et fière enfant… Va-t’en !

Sa main tremblante désignait la porte… Georgina eut un sursaut de révolte, une flamme intense jaillit de son regard et, d’un ton insultant, elle s’écria :

— Vous voilà arrivé au même point qu’Even !… Pauvres êtres sans ressort que les patenôtres et les mines innocentes d’une petite fille suffisent pour affaisser moralement ! Vous n’aviez pas cette vertueuse indignation, mon père, lorsque je vous proposais autrefois les petites combinaisons qui devaient nous procurer des ressources… Mais, soit, je vais me retirer, quitter dès demain ce logis où régnent désormais la faiblesse et la superstition. Je n’ai que faire ici, maintenant.

— En effet, tu y as fait ou tenté tout le mal possible… Et cependant, malgré tout, la fortune de tes neveux t’échappe ! s’écria Even avec une cinglante ironie.

Elle ouvrait la bouche pour répliquer, mais son père s’avança et, lui saisissant le bras, la poussa vers la porte en répétant d’une voix saccadée :

— Va-t’en… Va-t-en !

Elle tourna le dos avec un ricanement et s’éloigna… D’un pas lent et pénible, le vieillard rentra dans la chambre, dont la porte se referma sur lui.

— Voilà la justice de Dieu, dit Even à sa nièce, qui s’appuyait, pâle et frissonnante, au chambranle de la porte vitrée. Comme moi, mon père a connu peu à peu la vérité… Maintenant, à l’œuvre. Rassurez-vous, ma pauvre enfant, Georgina a seulement voulu vous infliger une poignante inquiétude, mais quant à chercher autre chose, non, non, Alix, je vous assure !

Sa conviction ne semblait cependant pas très profonde ; et celle d’Alix ne l’était pas davantage, car elle murmura :

— Mathurine l’a dit, elle est capable de tout…

La servante s’était éclipsée pendant la précédente scène et revenait en ce moment, apportant la seconde lanterne.

— En route ! commanda Even. Miss Elson, vous allez, n’est-ce pas, rester avec Xavier, puisqu’il faut désormais une constante surveillance près de ces pauvres enfants !… Allons, Mathurine !

— Et moi aussi, mon oncle ?

— Vous, Alix !… Non, certes, je ne vous exposerai pas à cet ouragan…

— Croyez-vous donc que je pourrais demeurer tranquillement ici, tandis que mon pauvre petit souffre peut-être et appelle sa sœur ?… Non, non, mon oncle !

— Alix, je ne vous emmènerai pas…

Mais, sans l’écouter, elle s’élança au-dehors et se dirigea vers le parc, sous la rafale qui la repoussait brutalement.


Malgré le vent ininterrompu, les sentiers du parc étaient encore mouillés de la pluie tombée la nuit précédente et, sur ce sol boueux, les pas avaient fortement marqué, ainsi que le constatèrent Even et Mathurine en rejoignant Alix. Près de l’empreinte des petits pieds de Gaétan, l’autre apparaissait beaucoup plus large, telle que celle d’un pied masculin… Tous trois s’engagèrent sous la feuillée incessamment secouée par le souffle courroucé et hurlant.

Ils avançaient rapidement malgré les ténèbres épaisses, sans échanger une parole, car tous avaient la gorge serrée par l’émotion, et la pauvre Alix était torturée par une angoisse indicible. À tout instant, Even se baissait afin de constater la continuation des traces sur la terre humide… Ils atteignirent ainsi la terrasse et, d’un bond, Alix fut à la porte.

— Elle est ouverte !… Mon oncle, il est passé par ici ! cria-t-elle avec terreur.

Even s’élança à sa suite sur la grève. L’ouragan, un peu atténué dans le parc, se livrait là à toute sa violence. Dans l’obscurité intense, le souffle furieux des rafales s’unissait au mugissement des flots soulevés et au brisement des lames contre les roches.

— Alix, retournez, je vous en supplie ! cria Even.

Mais le vent emportait ses paroles, ou bien Alix ne voulait pas entendre, car elle continua sa route sous la rafale qui la secouait sans pitié. Une prière ininterrompue s’élevait de son cœur déchiré, tandis qu’elle voyait en esprit le petit corps roulé par la vague monstrueuse dans l’horreur de cette nuit de tempête.

Sur le sable, les pas marquaient à peine et, la zone des rochers étant atteinte, les indices manquèrent complètement. Il fallait chercher en aveugle dans ce dédale de roches glissantes et de flaques d’eau laissées par la dernière marée.

Alix avançait intrépidement, mais, peu habituée à cet exercice, elle trébuchait et se blessait les mains en se retenant au roc… Son bras fut tout à coup saisi et elle se sentit soutenue par une main vigoureuse, guidée par un être fort et agile, pour lequel cette course pénible n’était qu’un jeu. Confiante, Alix se laissait diriger par son oncle, bénissant Dieu du soutien inespéré qui lui était donné dans sa détresse.

L’espace compris entre la falaise et la mer se resserrait peu à peu. Le flot montant s’engouffrait à travers les roches avec un bruit de tonnerre, et ses embruns, projetés par le vent, enveloppaient de brume les jeunes gens et Mathurine. À gauche, dans la muraille à pic formée par la falaise, s’ouvraient trois ou quatre grottes, non encore atteintes par le flux.

— Je vais les visiter, dit Even, mais, pour les autres, cela est impossible, elles sont déjà envahies par la mer.

Mais rien, toujours rien dans les grottes au sol sablonneux couvert de varech et de coquillages. À la quatrième, la vague écumante venait mourir à quelques pas de l’entrée, et, lorsque Even rejoignit les deux femmes, ses pieds étaient mouillés par l’eau qui les avait couverts au passage.

— Dans dix minutes, la mer aura rempli cette grotte. Impossible de chercher plus loin.

Défaillante d’angoisse, Alix s’appuya à une roche. Cette parole lui semblait la condamnation de Gaétan… Les larmes coulaient, brûlantes, de ses yeux fatigués, et ses mains se tordaient inconsciemment tandis qu’elle murmurait :

— Mon petit Gaétan !… Oh ! mon Dieu, pitié !… sauvez-le !

Tout à coup, une exclamation de Mathurine fit tressaillir Even et la jeune fille. La Bretonne, qui errait comme une âme en peine au milieu des roches, venait de se baisser pour ramasser un objet.

— Monsieur, mademoiselle, venez !

C’était un porte-monnaie, un charmant petit porte-monnaie en cuir de Russie donné par Alix à son frère, l’année précédente. La jeune fille le saisit et le pressa fiévreusement contre sa poitrine.

— Où es-tu, mon petit frère ?… Est-ce dans cette mer effrayante ?… ou brisé sur ces rochers ?… Oh ! mon Dieu !

Even ne se sentait pas la force de prononcer des paroles de consolation. Pour lui, le doute n’existait plus. Puisque Gaétan avait été amené jusqu’ici et qu’il demeurait invisible, il avait inévitablement péri… À quoi bon, dès lors, tenter d’abuser la malheureuse enfant quelques minutes de plus ?

Mais qui était l’être infâme auteur de ce rapt ?… Qui chercher, qui soupçonner ?

Machinalement, Even releva la tête et son regard rencontra une vague ligne blanchâtre en haut de la falaise. C’était l’élégante balustrade de pierre terminant les jardins de la villa Maublars… et une illumination se fit dans l’esprit d’Even. Comment n’avait-il pas songé à celui qui avait déjà introduit le malheur dans sa famille, cet être capable de tout, il en avait eu la preuve ? Oui, Roger Maublars, seul, pouvait accomplir ce crime, car lui seul, après Georgina, y avait intérêt…

Non un intérêt matériel, mais l’affreuse et passionnante joie de la vengeance. Du même coup, il atteignait Even, son insulteur, Alix, l’enfant innocente dont le pur regard l’avait condamné… et, par une haine rétrospective dont ce cœur pervers était certes capable, il pensait peut-être, en sacrifiant l’enfant si semblable à sa mère, frapper cette Gaétane qui avait refusé — avec quel mépris ! — de devenir son épouse.

Mais quel sort lui avait-il réservé ? Cet homme, qui était père, avait-il eu l’épouvantable courage d’ôter la vie à ce jeune être ?… ou bien plutôt, comme tout le faisait supposer, s’était-il contenté de l’abandonner dans quelque coin du rivage, exposé à la fureur des lames impitoyables ?

Even crispa les poings en retenant une imprécation. Que ne tenait-il entre ses mains ce lâche, cet infâme qui corrompait les cœurs et se vengeait sur un enfant !… En cette minute, il lui eût fait payer ses tortures morales, les souffrances de sa mère, la déchéance de son père et les larmes de la pauvre Alix… car, en ces fautes et ces odieuses manœuvres de Georgina, il avait eu sa part d’influence, il avait été le conseiller toujours écouté. Aujourd’hui, il devenait le complice, exécuteur de l’œuvre vengeresse…

— Monsieur, s’il était dans la grotte du Loup ? dit près de lui la voix brisée de Mathurine.

Il sursauta en retenant une exclamation et, levant sa lanterne, essaya vainement de percer les ténèbres. Mais il savait que là, devant lui, à quelques centaines de mètres, la ligne de la falaise s’infléchissait pour former une large courbe, de telle sorte que le flot arrivait de deux côtés à la fois, enveloppant sournoisement, avec une extrême rapidité, la bande de sable semée de galets qui s’étendait devant la grotte du Loup, barrant le passage à l’imprudent qui s’aventurait là au moment du flux. Peu à peu, les flots bondissants envahissaient la grotte et, lentement, avec une implacable cruauté, acculaient leur victime et la renversaient enfin. Le lendemain, sur quelque point du rivage, un corps était retrouvé…

— Quelle heure est-il ? murmura Even en tirant sa montre. Neuf heures et demie… La mer n’est pas encore entrée dans la grotte. Si Gaétan est là, il peut être sauvé…

De nouveau, il éleva la lanterne. Entre lui et la grotte du Loup, la distance était courte, mais comblée de lames énormes, hurlantes, qui déferlaient avec fracas contre le roc de la falaise. Les vagues sombres, couronnées d’écume, semblaient une infranchissable barrière… et cependant Even n’hésita pas. D’un mouvement résolu, il fit tomber sa veste.

— Monsieur Even !… oh ! monsieur Even ! gémit désespérément Mathurine.

— Mon oncle, qu’allez-vous faire ? s’écria Alix en joignant les mains dans un geste de terreur.

— Priez pour moi si je ne reviens pas… et merci, Alix ! dit-il d’une voix étouffée en s’élançant vers les flots.

Une minute plus tard, les deux femmes l’aperçurent soulevé par la vague, luttant contre l’élément furieux. Puis la nuit leur déroba tout.

— Il est perdu, Seigneur ! murmura Mathurine en se laissant tomber à genoux.

Alix l’imita, et la prière ardente de ces cœurs tourmentés monta vers le ciel pendant ces minutes qui leur parurent interminables. À tout instant, les deux femmes devaient reculer devant le flot qui avançait toujours.

Tout à coup, Mathurine s’écria :

— Je vois quelque chose… tenez, entre ces deux vagues… Le voilà qui disparaît… Ô Sainte Vierge, pitié !…

Une vague monstrueuse venait de s’abattre sur la forme indistincte entrevue par la servante. Quelques secondes s’écoulèrent et, de nouveau, elle reparut, jetée vers les deux femmes par le flot écumant… C’était Even, et l’une de ses mains retenait contre lui un enfant. Alix jeta un cri de bonheur :

— Gaétan est là !… Merci, mon Dieu !

Even semblait à bout de forces et, malgré l’énergie surhumaine déployée dans sa lutte contre l’Océan, il ne parvenait plus à faire les quelques mètres le séparant du sol ferme. Un appel retentit, affaibli par la tempête :

— Je ne peux plus… Au secours !

Simultanément, sans un instant de réflexion, les deux femmes s’élancèrent. Qu’allaient-elles faire, la jeune fille frêle et inexpérimentée et la servante affaiblie par ses infirmités ?… Elles ne se le demandèrent même pas. Un semblable mouvement de folle abnégation les poussait, sans souci du monstre déchaîné, vers celui qui appelait à l’aide…

Mais Even avait réussi à accomplir le suprême effort et une énorme lame sombre le jeta près des deux femmes. Il se traîna jusqu’à une roche demeurée sèche et s’y laissa tomber, épuisé, sans lâcher Gaétan évanoui.

— Il est sain et sauf, murmura-t-il d’une voix essoufflée.

Alix saisit l’enfant, le pressa contre elle en baisant ce front pâle et mouillé. Il ouvrit les yeux, reconnut sa sœur et murmura :

— Pardon, Alix… Oh ! mon Alix !

Mathurine, affolée de joie, s’était agenouillée près de la jeune fille en laissant échapper des mots entrecoupés.

— Le voilà retrouvé, notre petit… Elle le détestait tant !… Mais elle n’a pas réussi, il est sauvé ! sauvé !…

— Qui t’a emmené ainsi, mon Gaétan ? murmura Alix.

— C’est M. Maublars.

— M. Maublars !… Oh ! je le pressentais ! s’écria douloureusement la jeune fille.

Even, oubliant son immense fatigue, s’était levé d’un bond et se penchait vers son neveu.

— C’est Maublars, dis-tu ? Le misérable lâche… Mais nous éclaircirons cela plus tard. Voici le flot qui nous gagne, et, dans quelques instants, nous ne pourrions plus passer. Vite, à la maison !

Le retour fut infiniment pénible pour ces êtres brisés de lassitude et d’émotion, pour Alix surtout, que ne soutenaient plus l’anxiété et la force nerveuse de tout à l’heure. Le vent implacable la secouait avec furie, attachant à son corps ses vêtements mouillés par les embruns et par la vague qu’elle avait reçue en plein en s’élançant à l’appel du sauveur de Gaétan. Maintes fois, ses jambes fléchissantes furent prêtes à lui refuser leur aide, et, cette fois, la main secourable d’Even n’était plus là, car celui-ci, malgré son propre épuisement, devait porter Gaétan, anéanti de fatigue… Dans la nuit intense, les pieds trébuchaient, s’enfonçaient dans les flaques d’eau ou glissaient sur le goémon humide, et ce trajet relativement court leur parut à tous durer un siècle.

Le parc était atteint enfin. Sous les jeunes arbres tordus sans relâche par la tempête, un certain calme régnait qui permit à Even et à ses compagnes de hâter le pas… Ils arrivaient à l’orée du parc lorsqu’un coup de vent d’une violence inouïe les rejeta en arrière. Des branches craquèrent autour d’eux, les arbres plièrent en gémissant et, du côté du manoir, le bruit d’un écroulement terrible se fit entendre.

Even, à demi aveuglé par le vent, s’élança dans cette direction et projeta le rayon de sa lanterne vers l’aile droite du vieux logis. Tout un pan de la tour de la Comtesse venait de s’effondrer…

— C’est la tour maudite !… et justement là où se trouve votre chambre, monsieur Even ! s’écria Mathurine qui arrivait derrière lui. Ne vous avais-je pas souvent annoncé la catastrophe ?… Et, sans tous ces malheurs qui nous arrivent, vous seriez peut-être là-dessous ! ajouta-t-elle en frissonnant.

Even passa la main sur son front mouillé par l’eau de mer qui ruisselait de ses cheveux.

— Il y a quelques mois, j’aurais dit « tant mieux », murmura-t-il, mais aujourd’hui… oh ! non, non, car j’ai entrevu la justice de Dieu, et je connais désormais mon but dans la vie…

Il rejoignit Alix qui ne s’était pas arrêtée et entraînait son frère grelottant vers le manoir. Au seuil du salon, miss Elson et Rose attendaient… L’institutrice saisit Gaétan entre ses bras et s’écria en pleurant :

— Oh ! méchant enfant, quels tourments vous nous causez !… et en un pareil moment !… Monsieur Even, si vous voulez recevoir le dernier soupir de votre mère, hâtez-vous…

Il s’élança vers la chambre, et Alix le suivit sans plus songer à ses vêtements mouillés.

M. de Regbrenz, penché sur le lit, tenait la main de sa femme entre les siennes. Il n’y avait plus qu’un souffle de vie chez la mourante et cependant elle reconnut encore ceux qui entraient. Ses lèvres s’agitèrent pour parler, mais vainement. Seul son regard exprima un profond soulagement en voyant Even et Alix s’approcher d’elle.

— Elle vous a demandés, dit la voix altérée de M. de Regbrenz. Où étiez-vous donc ?

— À la recherche de Gaétan, que Maublars, de complicité avec Georgina, avait conduit à la grotte du Loup.

Le vieillard se redressa en laissant échapper une exclamation de fureur.

— Elle !… encore elle ! Quand cessera-t-elle de nous persécuter, de compromettre l’honneur de notre famille ?… Oh ! misérable !… Et si longtemps je l’ai crue, écoutée !

La physionomie profondément altérée de Mme de Regbrenz exprima une soudaine agitation. La mourante avait-elle compris les paroles qui venaient d’être prononcées ?… Toujours est-il que ses mains se tordirent sur le drap dans un mouvement de douleur, tandis qu’un faible gémissement s’échappait de ses lèvres.

— Qu’avez-vous, maman, chère maman ? dit Even en baisant avec une tendresse émue le front couvert d’une légère sueur.

Il avait été son enfant préféré et lui avait aimé d’un amour indulgent, un peu protecteur, cette mère faible, gracieuse et douce. Mais, en même temps que toutes ses affections anciennes, ses croyances et ses joies pures, ce sentiment filial s’était voilé pendant de longues années ; l’égoïsme, l’amer désespoir avaient effacé l’image maternelle… Et elle, la pauvre femme, qu’une tendresse enveloppante eût peut-être enlevée à sa paisible démence, n’avait plus reconnu, en cet être déchu, son fils, son bel Even au cœur aimant. Ils avaient vécu longtemps côte à côte comme des étrangers, séparés par une barrière invisible qui était l’œuvre de Georgina.

Aujourd’hui, la lumière irradiait de nouveau ces intelligences ressuscitées à la vie morale et une joie surhumaine venait jeter un dernier rayon sur le visage mourant de la mère. Elle souleva un peu sa main, caressa longuement, tendrement, la figure d’Even, comme s’il eût été encore un petit enfant… Puis cette main déjà froide se posa sur la tête d’Alix agenouillée contre le lit. La jeune fille prit le crucifix posé sur la table et le tendit à Even, qui l’approcha des lèvres de sa mère… En baisant l’image bénite du Sauveur, Mme de Regbrenz laissa échapper le dernier soupir.

Even tomba à genoux, en tenant toujours la croix entre ses doigts crispés. Ses yeux, creusés par l’émotion et la douleur, considérèrent longuement le cher visage sur lequel descendait le calme éternel, puis il se releva et se tourna vers son père.

Le vieillard, debout, les bras croisés, contemplait la morte avec un farouche désespoir. En ces quelques heures, l’amour profond qui l’avait uni autrefois à la douce Suzanne de Rézan s’était réveillé, à l’approche de la séparation, avec une intensité doublée par le remords. L’époux, le père coupable, avait sondé sa conscience, envisagé ses torts et ses injustices… Il avait compris que cette épouse dévouée, toujours aimante, était la victime de ce monstrueux égoïsme qui lui avait fait sacrifier l’honneur de son nom, le bonheur de Gaétane et l’âme d’Even pour suivre aveuglément Georgina dans la voie des compromissions. Afin d’acquérir les jouissances matérielles qui lui faisaient défaut, il avait tout risqué… et cependant la gêne était revenue obstinément s’asseoir à son foyer. La lente désorganisation intellectuelle opérée par sa fille l’ayant rendu incapable de tout sentiment élevé, indifférent à tout ce qui l’occupait autrefois, il n’avait plus connu que l’ennui et la monotonie des jours sans but, avec le vide de toute affection. De sa coupable faiblesse, il ne restait à ce vieillard que le remords, rendu tangible par la vue de celle qui était là, pauvre douce créature qu’il s’était acharné à tromper, à annihiler, à désespérer en lui enlevant sa foi vive… Certes, en tout ceci, il avait été poussé et dirigé par Georgina, mais le résultat n’en avait pas moins été le déchirement de ce cœur sensible et faible, si peu apte à lutter, à réagir contre les grandes secousses.

— Père, allez vous reposer, Mathurine va rester ici, dit affectueusement Even en se penchant vers lui.

Il secoua négativement la tête et, d’un pas lourd, alla s’asseoir dans le fauteuil placé au pied du lit. Alix se releva, baisa le front glacé de son aïeule et s’approcha d’Even. Des larmes coulaient sur son visage très pâle et extrêmement altéré.

— Pauvre chère grand-mère, elle commençait à nous connaître et à nous aimer, et la voilà partie !… Mais elle est paisible et heureuse, désormais, mon oncle…

Un douloureux soupir sortit de la poitrine d’Even.

— Oui, elle a enfin la consolation et le repos qu’elle n’a pu trouver ici, parmi ses enfants… Et cette mort heureuse, chrétienne, c’est à vous qu’elle la doit, Alix !

— Que dites-vous là, mon oncle ? murmura-t-elle avec un geste de protestation. Dieu seul donne une bonne mort…

— Mais ses anges le prient et secondent sa miséricorde, dit-il si bas qu’Alix ne le comprit pas. Allons, ma pauvre enfant, allez ôter vivement vos vêtements mouillés et voir ce que devient Gaétan… Mais comme vous frissonnez ! Montez vite, je vais commander à Rose des boissons chaudes… Où es-tu, Mathurine ?

Une forme sombre se redressa dans la ruelle du lit et une face ruisselante de pleurs apparut. Lentement, Mathurine s’approcha de son jeune maître.

— Pauvre Mathurine, toi aussi tu regrettes celle qui était si bonne et pour laquelle tu t’es tant dévouée !… Mais il faut penser aux vivants, ma bonne fille. Occupe-toi de Mlle Alix, qui est toute grelottante ; va toi-même mettre des habits secs, puis tu reviendras me remplacer un peu ici…

— Mais vous, mon oncle ?… Vos vêtements sont ruisselants !

Il eut un geste d’insouciance :

— J’en ai bien vu d’autres, dans mes courses en mer. Dépêchez-vous de monter et soignez-vous bien, Alix. J’irai plus tard prendre des nouvelles de Gaétan.

Il retourna vers le lit, et Alix suivit Mathurine. La jeune fille se sentait anéantie, tour à tour brûlante et glacée… Miss Elson ne put retenir un geste d’inquiétude en la voyant apparaître, si pâle et si défaite, dans la chambre des petits garçons.

— Venez vite vous déshabiller, ma pauvre chère. Était-ce raisonnable d’accomplir pareille équipée ?… Alix !… voyons, Alix !

Mais, sans l’écouter, la jeune fille courait vers le lit. Gaétan lui tendit les bras et, plusieurs minutes, ils demeurèrent enlacés, savourant le délicieux bonheur de se sentir réunis après les cruelles angoisses de l’heure précédente.

— Je ne croyais plus te revoir, ma sœur, balbutiait le petit garçon. La mer avançait… Elle allait me toucher au fond de la grotte quand mon oncle est apparu… Oh ! combien je t’ai inquiétée, mon Alix ! dit-il avec désespoir. Mais pourquoi cet homme m’a-t-il abandonné là ?… Pourquoi m’en voulait-il, ma sœur ?

— Ah ! M. Maublars ! fit-elle sourdement. Pourquoi l’as-tu suivi, malheureux enfant ?

— Mais je ne l’ai pas suivi, Alix !… J’étais bien tranquille dans le salon, je sommeillais même un peu près de Xavier qui dormait tout à fait, lui, quand je me suis senti saisi, emporté au-dehors. En me débattant, je parvins à lever la tête et je reconnus M. Maublars. Mais il me serra plus fort et il me fut impossible de faire un mouvement… Je savais que nous allions vers la mer, j’entendais de plus en plus le bruit des vagues, bientôt je sentis un peu d’eau sur mes mains et sur mon visage… Puis je fus déposé à terre. J’étais seul, dans l’obscurité, et un bruit effrayant se faisait entendre à quelques pas de moi. Au bout d’un instant, je sentis un frôlement sur mes pieds… C’était la mer qui arrivait. En reculant, je heurtai le fond d’une grotte, et je compris qu’il m’était impossible de fuir… J’ai pensé alors que j’allais mourir et j’ai demandé à Dieu de te consoler, ma sœur chérie, dit-il en lui entourant le cou de ses bras dans un élan de tendresse bien rare chez lui.

— Et ce Dieu si bon t’a exaucé en te sauvant, mon petit frère. Demain, nous remercierons ensemble celui qui a été son instrument et qui n’a pas hésiter à risquer sa vie pour toi.

— Oh ! Alix, comme il est fort et courageux !… Et maintenant il est bon. Ce n’est plus du tout le même… Je trouve qu’il ressemble beaucoup à maman… Mais peux-tu me dire, Alix, pourquoi M. Maublars a voulu me faire mourir ?

Il attachait sur elle ses grands yeux graves, qui reflétaient l’indicible étonnement de cette âme enfantine devant ce mystère d’iniquité, cette vengeance inexpliquée pour elle… Alix serra fiévreusement les mains de son frère en étouffant un soupir d’angoisse.

— Il nous hait tous, voilà ce que je puis te dire, et, s’il t’a choisi pour victime, c’est que tu ressembles à ceux qui ont le premier rang dans ses rancunes…

— À ma mère et à mon oncle, alors, conclut-il sans hésiter. Je comprends maintenant, ma sœur…

— Alix, venez vous mettre au lit, je vous prie ! s’écria miss Elson avec autorité. Si vous voyiez quelle mine vous avez !… Gaétan en sera quitte pour peu de chose, je l’espère, car il est robuste, mais on n’en peut dire autant de vous. Laissez-vous soigner, ma chère, vous en avez plus grand besoin que lui, croyez-moi.

La jeune fille embrassa son frère et se dirigea vers sa chambre. Un tremblement l’agitait, une rougeur brûlante avait remplacé la pâleur de tout à l’heure et, dans son cerveau, les idées commençaient à s’emmêler bizarrement. Une fois couchée avec l’aide de l’institutrice, elle laissa tomber sa tête sur l’oreiller en murmurant d’une voix lointaine :

— Je vous ai offert… mon Dieu… tout pour leur âme !… Even… mes frères, grand-père, pour eux, mon Dieu !