Gauthier-Languereau (p. 101-127).

VII.


En rentrant d’un après-midi passé sur la lande d’Evonny, dont elle aimait les splendides bruyères, Alix s’étonna de ne pas retrouver Xavier, qu’elle avait confié à la vieille servante.

— Savez-vous où sont passés Mathurine et mon petit frère, Rose ? demanda la jeune fille.

— Mathurine n’est-elle pas dans la cuisine, mademoiselle ?

… Non ?… S’il en est ainsi, je ne sais où elle se trouve, car j’étais depuis une demi-heure occupée à ranger les oignons dans le grenier.

— Et n’avez-vous pas vu mon frère ?

— Non, mademoiselle… à moins que… Oui, c’était peut-être bien lui, cette petite ombre que j’ai aperçue, il y a une heure, traversant la cour… Madame a dû la voir, car Madame revenait précisément de ce côté, ajouta-t-elle en se tournant vers Georgina.

Celle-ci avait écouté d’un air indifférent, en jouant distraitement avec ses bracelets… Ce mouvement fit étinceler soudain une rangée de rubis encerclés d’or, bien reconnaissable pour Alix. Ce bracelet était au nombre des bijoux de Mme de Sézannek.

— Non, je n’ai rien vu du tout, dit-elle nonchalamment en ouvrant la porte de la salle à manger. Vous avez dû vous tromper, Rose.

— Peut-être, madame, car j’ai la vue basse et je confonds les gens avec les choses. Cependant, il m’a semblé.

— Mais, enfin, où est Mathurine ? s’écria Alix qu’une vague anxiété commençait à saisir.

— Je me le demande, mademoiselle… Ah ! tenez, la voici.

Au bout du couloir s’avançait la servante. Sous le capot blanc, son visage apparaissait d’une pâleur terreuse, un cercle bleuâtre s’était creusé sous ses yeux brillants. À la vue d’Alix, elle s’arrêta en fléchissant sur ses jambes tremblantes.

— Qu’y a-t-il ? cria Alix, éperdue, en se précipitant vers elle.

— Pardon, mademoiselle ! balbutia-t-elle d’une voix inintelligible. Je n’aurais pas dû le quitter… mais je n’ai pas réfléchi…

— Où est-il ?… dites, Mathurine ?…

— Mais je ne sais pas ! cria-t-elle avec désespoir. J’étais là-haut à travailler près de lui quand Fanche est venu me chercher pour une besogne à faire chez Mme Orzal. J’ai eu l’idée d’emmener M. Xavier, mais, en le voyant s’amuser si gentiment, j’ai pensé qu’il n’y avait pas d’inconvénient à le laisser seul un peu de temps… Le travail a duré plus que je ne le pensais, et, en revenant… plus d’enfant ! Pourtant, j’aurais bien dû me défier !… ah ! Seigneur, je savais pourtant !… Je viens de parcourir les appartements… Maintenant, je vais dans le parc.

— Moi aussi, dit brièvement Alix, toute frissonnante.

— Que vous êtes exagérée, Alix ! L’enfant est caché dans quelque coin et ne tardera pas à vous apparaître, fit observer Mme Orzal en haussant les épaules.

Elle tenait toujours le bouton de la porte, sans regarder sa nièce ni Mathurine.

— Oui, il est caché…, bien caché sans doute, le pauvre chéri, marmotta la servante avec un accent bizarre.

Sans répondre à sa tante, Alix s’était élancée au-dehors. Rose et Mathurine la rejoignirent à l’orée du parc.

— Mademoiselle, pendant que vous allez chercher là, moi je vais voir du côté de la vieille tour, dit la Bretonne d’une voix étouffée par l’angoisse.

» Qui sait ?… Oh ! ce lieu maudit ! s’écria Mathurine en s’éloignant à grands pas.

Alix s’enfonça en hâte dans le parc. Miss Elson, qui avait vu de sa fenêtre les trois femmes courant précipitamment, vint aussitôt rejoindre son élève, et elles commencèrent les recherches. Mais, au bout de dix minutes, la jeune fille, cédant à une invincible attraction, sortit du parc et courut vers la tour de la comtesse Anne.

Jamais encore elle n’en avait approché… Une profusion d’herbes folles, d’orties et de chardons cachait la base des vieux murs effrités ; plus haut, le lierre drapait sévèrement la pierre noircie et cachait les ouvertures étroites. Seule la porte, épais vantail bardé de fer rouillé, était indemne de tout envahissement.

Alix contourna la tour… De ce côté, le fossé entourant autrefois le manoir tout entier avait été conservé. Très large, il étalait sa nappe d’eau stagnante, au ras de laquelle s’ouvraient deux petites meurtrières grillées… Et la pauvre Alix, éperdue d’horreur, eut soudain la vision d’un petit corps enseveli sous cette eau verdâtre. Son petit Xavier, cet être insouciant et gai qui riait si gentiment, ce matin même, en entourant le cou de sa sœur de ses petits bras caressants…

Sans réfléchir, obéissant à sa folle angoisse, elle se précipita vers la porte de la tour et y frappa de toutes ses forces en criant :

— Mathurine, êtes-vous là ?… Il faut fouiller la douve, vite, vite !

Au bout de quelques minutes, qui parurent interminables à la pauvre enfant, le lourd vantail s’ouvrit. Mais ce n’était pas Mathurine qui apparaissait… Even se dressait devant sa nièce, l’enveloppant d’un regard où la stupeur se mêlait à une sourde irritation.

— Que voulez-vous ?… commença-t-il d’un ton rude.

Alix, en cet instant, eût bravé les pires colères ; son esprit se tendait uniquement vers le petit être pour lequel son cœur palpitait d’anxiété. Saisissant le bras d’Even, elle cria d’une voix haletante :

— L’avez-vous vu ?… dites ?… Oh ! mon petit Xavier !… S’il est tombé dans la douve…

Even laissa échapper un mouvement de surprise.

— Comment !… Qui vous fait penser cela ?

— Nous ne pouvons pas le retrouver… et, en voyant ce fossé…, cette eau…, j’ai eu peur…

Devant ce visage altéré par une indicible inquiétude, ces grands yeux suppliants qui dénotaient la douleur de la pauvre Alix, le farouche regard d’Even se radoucit instantanément. Sans repousser la petite main toujours crispée à son bras, il dit d’un ton encourageant :

— Rassurez-vous, nous allons le retrouver. Avez-vous cherché dans les salles inhabitées ?

— Mathurine y est, je crois…

— En effet, la voici, dit Even en prêtant l’oreille à des pas bien connus.

Le visage qui apparut devant l’oncle et la nièce était livide d’angoisse. D’une voix rauque, Mathurine répondit à l’interrogation précipitée d’Even :

— Non, il n’est pas dans les vieilles salles…Maintenant, il ne reste plus que cette tour… Êtes-vous rentré depuis longtemps, Monsieur Even ?

— Il y a un quart d’heure à peine ; j’étais en mer depuis ce matin. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— C’est qu’autrement vous auriez pu, peut-être, vous apercevoir… entendre l’enfant, veux-je dire. Mais on savait bien qu’il n’y avait rien à craindre de ce côté… Monsieur, je descends le chercher en bas.

— Et moi, je monte, dit brièvement Even. Il me paraît improbable que l’enfant ait eu l’idée de s’en aller là-haut, mais il faut tout prévoir.

Mathurine s’éloigna précipitamment, et Alix la suivit, malgré ses objurgations. Au bout d’un long couloir suintant l’humidité et semé de pierres détachées des murailles, la servante montra à Alix une petite porte de fer largement ouverte.

— Voyez-vous, les portes, ici, s’ouvrent bien à propos, dit-elle d’un ton frémissant. Le petit sera venu jusqu’ici, sans doute, par les salles en ruine… C’est un bon chemin, les pierres se détachent et peuvent bien assommer un enfant… Et, arrivé ici, comme il est très curieux et pas peureux, le petit aura voulu aller plus loin, voir ce qui se passait par-delà cette porte, et alors…

Tout en parlant, elle avait descendu les degrés de pierre usés et branlants et se heurta à une petite porte close.

— Et alors, acheva-t-elle d’une voix altérée, il a continué à descendre…, la porte a été refermée… non, elle s’est refermée toute seule, par un coup de vent peut-être, quoiqu’il n’y ait pas un souffle d’air dans ce souterrain… À moins que le fantôme de la comtesse Anne n’ait fait le coup…

Sous l’empire de l’immense anxiété qui la torturait, Alix ne songea pas à s’étonner des singulières paroles de la servante… Celle-ci avait ouvert sans difficulté la petite porte, et, maintenant, recommençaient les marches, de plus en plus effritées. Une humidité glaciale tombait sur les épaules des deux femmes… Elles atteignirent enfin une grande salle voûtée garnie d’énormes piliers en pierre brute. Sur le sol s’étalaient les objets les plus hétéroclites : vieux fusils, pots cassés, futailles vides à peu près pourries, lambeaux d’étoffe couverts d’une épaisse couche de moisissure.

Se frayant un passage parmi cet encombrement, Mathurine alla droit à une ouverture circulaire pratiquée dans le sol, à un angle de cette salle souterraine. Près de cette oubliette béante, sur un tas de paille moisie, était étendue une petite forme vêtue de gris… Sans un cri, Alix s’élança et, saisissant l’enfant, l’emporta loin de l’abîme.

Elle serrait contre elle le petit corps glacé par l’humidité intense, et Xavier, revenant de son engourdissement, murmurait :

— Alix, j’ai froid…

— Remontons vite, mademoiselle, il y a de quoi attraper la mort, ici, dit Mathurine, qui tremblait convulsivement.

En atteignant le rez-de-chaussée de la tour, elles se heurtèrent à Even. Dans l’obscurité du couloir, il ne vit pas Xavier et s’écria d’un ton inquiet :

— Ne l’avez-vous pas trouvé ?

— Si, monsieur Even, mais il faudrait du feu… Le petit est gelé ».

Le jeune homme ouvrit une porte et fit entrer Alix dans une salle carrelée, aux murs de pierre nue. Une immense armoire sculptée, un lit vermoulu, une table et quelques sièges en piteux état formaient tout l’ameublement de cette pièce, qui était la chambre d’Even.

D’un geste, le maître du logis désigna à sa nièce un fauteuil de paille et, se penchant vers la cheminée, mit une allumette sous les branches sèches entassées dans l’énorme foyer. En un instant, la flamme s’éleva en pétillant… Alix présenta à la douce chaleur l’enfant grelottant, et elle-même se sentit renaître, car le court moment passé dans ce souterrain glacial lui avait causé un inexprimable malaise.

— Pourquoi donc fait-il un tel froid là-dessous ? demanda-t-elle à Mathurine qui attisait le feu.

— On prétend que cela tient au terrain, mademoiselle. C’est là que la comtesse Anne accomplissait ses sortilèges. Aujourd’hui encore, on dirait qu’elle attire les petits innocents… Ah ! maudite, tu voudrais les tuer tous ! gémit-elle en tordant ses mains maigres.

— Une demeure comme la nôtre n’est pas faite pour abriter des enfants… Ils ne peuvent y trouver que le malheur, dit Even d’un air sombre. Comment cela est-il arrivé ?

En quelques mots, Alix lui expliqua l’aventure de Xavier. L’enfant, échappé à la surveillance de Mathurine, s’était probablement glissé dans les salles inhabitées, puis, de là, dans la tour, et, le mystère exerçant sur lui un invincible attrait, il était descendu jusqu’à ce souterrain, dont la porte s’était refermée sur lui. Sans doute il avait crié, appelé, mais, peu à peu, le froid l’avait saisi et il s’était couché au bord de l’oubliette… En mentionnant ce détail, la pauvre Alix eut un long frisson et, sur l’impassible visage d’Even, passa une rapide émotion.

— Comment cette porte se trouvait-elle ouverte ? interrogea-t-il.

— Je ne sais pas, monsieur… Voyez-vous, il y a des choses étranges… et terribles, dans cette tour…

Mathurine parlait d’une voix toute changée, en se retournant légèrement pour que son maître ne vît pas son visage altéré.

— Cela ne m’explique rien, dit Even avec impatience.

— Je ne sais pas autre chose, monsieur… Demandez à Mme Orzal…

Elle semblait en proie à un cruel embarras. Heureusement pour elle, Xavier se mit à pleurer, ce qui détourna l’attention d’Even.

— Il a froid, dit Alix en serrant l’enfant plus étroitement contre elle.

— Il lui faut une boisson et un lit chauds…Portons-le promptement dans l’autre tour, car je n’ai rien ici de ce qui est nécessaire.

Il arracha à son lit une couverture et la tendit à Alix, qui en enveloppa son frère. La jeune fille fit quelques pas vers la porte avec ce fardeau, sous lequel ployait sa taille mince.

— Donnez-le-moi, dit impérieusement Even.

Elle obéit et déposa l’enfant entre les bras de son oncle. Celui-ci se dirigea vers la porte que venait d’ouvrir Mathurine.

— Monsieur Even, vous empêcherez cela désormais ! murmura-t-elle d’un ton suppliant quand son maître fut près d’elle.

— Empêcher quoi ? dit brusquement Even en la regardant avec surprise.

— Ce crime… Ce… Oh ! monsieur Even, empêchez qu’elle ne leur nuise !

— Qui, elle ?… Parle donc ! s’écria Even, impatienté. Que veux-tu dire ?… Qu’insinues-tu ?

— Rien, rien… Oh ! Seigneur, monsieur, vous savez bien qui a causé notre malheur ! gémit-elle sourdement. Je vous dirai tout… tout ce que je sais… Oui, il le faut… mais pas aujourd’hui.

Elle sortit la première, sans doute pour éviter de nouvelles questions. Derrière elle marchait Even, tenant avec précaution le petit Xavier, qui considérait avec une vague frayeur cette physionomie si souvent rébarbative. Mais l’enfant pouvait voir, tout près de lui, le beau visage de sa sœur, tout changé par l’angoisse et se forçant cependant à sourire pour le rassurer.

Sur le seuil du salon de la tour se tenaient Georgina, ses parents et miss Elson. Sur tous ces visages se peignait une même stupeur à ce spectacle inusité : Even, le farouche Even, tenant son neveu entre ses bras !

D’une main singulièrement agitée, Georgina releva sa jupe de soie brune et s’avança rapidement vers les arrivants. Un observateur eût aisément démêlé une colère sourde dans ce regard en apparence indifférent et dans les intonations de cette voix.

— Enfin, le voici retrouvé, ce petit fugitif !…Vraiment, il mériterait d’être puni pour avoir causé une telle inquiétude ! Mais comme vous vous tourmentiez vite, Alix I… Il était de toute évidence que cet enfant ne pouvait être perdu.

— Même s’il était tombé dans l’oubliette ? dit Alix d’une voix tremblante, en fixant son regard sur les yeux gris, qui se voilèrent aussitôt de leurs paupières. Et qui vous dit que ce séjour dans cette cave, si court soit-il, ne lui sera pas fatal ?

Georgina détourna légèrement la tête et, sans répondre, s’approcha de son frère.

— Donne-le-moi… Je sais que tu n’aimes pas les enfants, dit-elle doucement.

Il ne parut pas voir les mains qui se tendaient vers lui, et, sans répondre, sans la regarder, il continua sa marche vers la tour de Saint-Conan.

Appuyé sur sa grosse canne en bois rugueux, le comte Hervé regardait venir son fils. Près de lui, sa femme abritait de sa petite main flétrie ses yeux, saisis par la vive clarté du dehors… Tous deux, d’un même mouvement, se penchèrent vers Even quand il passa devant eux.

— Even, il n’est pas mort ? dit une voix rauque, un peu anxieuse.

En faisant cette question, M. de Regbrenz se penchait davantage encore pour apercevoir le visage de Xavier.

— Non, père, il vit et sera sauvé, je l’espère, répondit Even sans s’arrêter.

Un soupir de soulagement souleva a poitrine du vieillard… En se retournant, il aperçut Alix, que Mme de Regbrenz avait saisie par le bras.

— Il est donc mort aussi, celui-là ? balbutiait la vieille dame avec désespoir. Tous mes enfants sont morts, tous…, même Gaétane… ma belle petite…

— Tais-toi ! mais tais-toi donc ! s’écria brusquement le comte, dont le corps ployé tremblait violemment.

Oui, vraiment, la maladie de cette pauvre mère prend des proportions considérables, dit Georgina d’une voix mordante.

Elle arrivait derrière Alix, et sa main, extrêmement ferme sous son élégante apparence, détacha de force celle de sa mère, toujours crispée sur le bras d’Alix.

— Soyez tranquille, grand-mère, le Bon Dieu ne permettra pas que notre Xavier nous quitte, dit Alix en adressant un regard de compassion affectueuse à la pauvre aïeule.

Elle s’éloigna rapidement et rejoignit Even. Mathurine, arrivée la première, avait déjà préparé le lit où l’enfant fut déposé, et, sur les indications de miss Elson, elle alla en hâte préparer une boisson chaude, pendant que l’Anglaise allumait le feu.

Alix déshabilla rapidement son frère et, lorsqu’elle l’eut couché, s’assit tout près de lui en posant sur son bras la petite tête brune. L’enfant grelottait toujours, mais, tout joyeux de se trouver près de sa sœur chérie, il souriait en répétant :

— Alix, je suis content… j’avais si froid là-bas !

— Pourquoi es-tu parti d’ici pendant que Mathurine était sortie, mon petit enfant ? Pourquoi as-tu désobéi ?

— Mais, Alix, j’ai vu tout d’un coup la porte ouverte… ; je suis rentré et j’ai été par les chambres aller retrouver Mathurine… Mais je me suis rappelé ce que Fanche m’avait dit l’autre jour…

— Quoi donc, mon chéri ?

— Il m’a raconté qu’il y avait de très belles choses dans la vieille tour, là-bas, et qu’il m’y conduirait si j’étais sage, mais qu’il ne fallait en parler à personne parce que Mme Orzal le gronderait… Alors j’ai voulu aller voir aujourd’hui, tout seul. D’abord, j’ai été par la cour, mais la tour était fermée, et il y avait, à côté, de la vilaine eau toute verte… je suis rentré et j’ai été par les chambres où les pierres tombent… Fanche a menti, il n’y a rien de beau. C’était tout noir… et il faisait si froid !

Il se blottit entre les bras de sa sœur et demeura silencieux. Even, qui se tenait adossé à la cheminée, les bras croisés et les traits soucieux, s’éloigna sans qu’Alix s’en aperçût.

— Voici du lait bien chaud, dit Mathurine qui entrait, un bol à la main.

Le visage de la servante conservait encore les traces de la terrible anxiété de tout à l’heure, et la main qui présenta le bol à Alix tremblait violemment.

— Vous avez eu peur, pauvre Mathurine ! dit affectueusement la jeune fille. Vous connaissiez bien cette demeure et vous avez eu tout de suite l’idée d’aller à cette affreuse cave.

— Oh ! oui, je connais tout cela… J’ai parcouru les plus petits recoins lorsque ces demoiselles étaient enfants et que je jouais à cache-cache avec elles. Mlle Georgina égarait sa sœur le plus qu’elle pouvait, si bien que je retrouvais parfois fort difficilement dans quelque coin, ou au fond d’une cave, la pauvre petite, toute désolée malgré tout son courage. Cela faisait rire l’aînée, qui ne pouvait déjà pas souffrir Mlle Gaétane… Oui, je connais bien toutes les diableries qui se sont passées ici, murmura-t-elle d’un air sombre. Il ne faut pas quitter les enfants, mademoiselle Alix, pour rien au monde, car…

Elle s’interrompit et s’élança promptement vers l’antichambre. Son oreille très fine avait perçu le bruit d’un pas pourtant léger et le froissement d’une jupe de soie… Georgina s’avançait, dans l’intention évidente de gagner la chambre de Xavier.

— Eh bien ! se réchauffe-t-il, ce petit désobéissant ? demanda-t-elle d’un ton léger.

— Pas beaucoup, madame.

— Bah ! il sera vite remis malgré tout. Il est vigoureux, cet enfant-là…

Pourquoi donc semblait-il à Alix, qui entendait tout de la chambre voisine, qu’une sorte de regret irrité se percevait dans l’intonation de cette voix ?…

— Demain il sera tout à fait bien… Quelle mine vous avez, Mathurine ! Je suis sûre que Xavier lui-même n’en a pas une semblable ! Laissez-moi passer que j’aille en juger par moi-même.

Mais Mathurine ne fit pas un mouvement pour dégager la porte, devant laquelle elle formait un rempart.

— L’enfant repose, madame, et Mlle Alix est brisée d’émotion… Il vaut mieux que vous n’entriez pas, madame, beaucoup mieux…

— Vraiment, vous trouvez cela, sagace Mathurine ? répliqua une voix où se mêlaient la raillerie et la colère. Si cela me plaisait, j’entrerais néanmoins et sans rien craindre, sachez-le…

Elle appuya sur ces mots d’un ton d’orgueilleuse bravade.

— Mais, au fond, je crois l’état de Xavier absolument sans danger et me contenterai des nouvelles que vous m’apporterez ce soir, sans y manquer, entendez-vous, Mathurine ?

— Soyez tranquille, madame… Je sais l’intérêt que vous portez aux enfants de Mlle Gaétane, répliqua la servante d’un ton énigmatique.

Mme Orzal se détourna un peu brusquement et sortit de l’appartement de ses neveux, tandis que Mathurine rentrait dans la chambre où Alix faisait boire à son frère le breuvage fumant.

— Mademoiselle, j’ai pris sur moi de la renvoyer. J’ai pensé que sa vue vous ferait mal… c’est-à-dire… vous serait un peu désagréable…

— Oui… oh ! oui, Mathurine, elle me fait peur ! dit Alix avec un frémissement de tout son être. Demain, quand je serai un peu remise de mon inquiétude, je pourrai la voir sans colère… pourvu que mon Xavier guérisse…

Elle s’arrêta, effrayée des paroles qu’elle venait de prononcer. En ces quelques mots et dans les réticences de Mathurine se trouvait enfermée une accusation terrible.

— Je suis folle ! dit-elle en passant la main sur son front mouillé de sueur. Xavier est un enfant très aventureux ; il aime le mystère et a profité de notre absence pour se glisser dans la partie inhabitée du château. Quelques portes se sont trouvées ouvertes, par hasard… C’est une chose très possible, n’est-ce pas, Mathurine ?

En attachant sur la servante un regard d’anxieuse supplication, elle répéta encore :

— C’est ainsi que la chose a dû se passer… et pas autrement… dites, Mathurine ?

— Oui, c’est ainsi… Demeurez en paix, mademoiselle, dit doucement Mathurine en posant sa main calleuse sur la blanche main d’Alix. Veillez sur vos frères, moi, je veille sur vous.


Mme Orzal avait été bon prophète. Xavier, après une nuit fiévreuse, se trouva presque revenu à son état normal. Seules une légère pâleur et une expression un peu alanguie sur son joli visage rappelaient le terrible danger de la veille.

Alix, brisée plus encore par son tourment moral que par cette nuit de veille, se jeta aux pieds de sa Madone de marbre en laissant échapper de son cœur un cri d’action de grâces. Incessantes avaient été, pendant ces heures nocturnes, les supplications de la sœur dévouée, et la Vierge miséricordieuse les avait exaucées promptement. Il n’était plus question de maladie pour Xavier, ainsi que le déclara miss Elson, fort experte en cette matière.

Et cependant le pli douloureux formé sur le front d’Alix ne s’effaça pas complètement. De ces moments d’angoisse passés d’abord à la recherche de Xavier, et ensuite près du lit où ce petit corps tremblait sous l’étreinte du froid, il lui demeurait au cœur une trace pénible. Comme une incessante prédiction, les paroles d’Even bruissaient à ses oreilles : « Une demeure comme la nôtre n’est pas faite pour abriter des enfants…, ils ne peuvent y trouver que le malheur… » Et le souvenir si amer conservé du logis familial par Mme de Sézannek ne concordait que trop avec cette opinion d’Even de Regbrenz.

Cette fois le danger jusqu’ici pressenti s’était fait tangible. Alix ne pouvait se taxer d’illusion et de crainte chimérique, car elle avait tenu entre ses bras son jeune frère, choisi pour première victime.

Elle porta ses deux mains à son visage et s’appuya au lit de Xavier, qui sommeillait en souriant… Qu’allait-elle penser là, Seigneur ! Quelles divagations dans son pauvre cerveau !… Xavier avait désobéi, la chose était bien reconnue, et nul n’y avait eu part, excepté peut-être le vieux Fanche, par ses histoires mensongères sur les vieilles salles. Mais celui-là était inconscient… peut-être…

Gaétan, qui remontait de la salle à manger avec l’institutrice — Alix ayant voulu demeurer près de Xavier — s’arrêta d’abord en remarquant l’attitude lasse de sa sœur, puis il marcha résolument vers elle.

— Qu’as-tu ?… Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine ? demanda-t-il avec une douceur inusitée. Xavier va presque bien, ce n’est donc pas pour lui…

— Non, mon chéri, ne t’inquiète pas, ce n’est rien… Dis-moi, grand-père a-t-il demandé des nouvelles de Xavier ?

— Certainement, et Mme Orzal aussi…

— Ah ! elle aussi ! murmura Alix dont la gorge se serra.

— Oui, aussitôt que je suis entré : « Comment va le petit malade ?… » Elle a paru très contente quand j’ai répondu qu’il était bien…C’est-à-dire que non… : il y avait quelque chose de drôle dans ses yeux, comme quelqu’un qui serait très fâché…

— Que me racontes-tu là, Gaétan ? Quelles idées tu as, mon pauvre enfant ! répondit Alix en essayant de sourire. Dis-moi plutôt si grand-mère a paru se rappeler de ce qui est arrivé hier.

— Mais oui, ma sœur, elle a demandé : « Et le petit, est-il bien mort ?… » Quand grand-père lui a répondu qu’il vivait, elle a joint les mains en disant : « Merci, mon Dieu ! » Mme Orzal l’a regardée avec des yeux si furieux !… Elle lui a pris le bras très brusquement et l’a forcée à s’asseoir. Mon oncle Even qui entrait en ce moment…

— Ah ! il est venu aujourd’hui ? interrompit Alix, surprise.

Depuis de longs mois, Even ne paraissait pas aux repas et, à partir de ce soir où Alix l’avait vu dans son humiliant état, elle ne l’avait plus aperçu, même de loin, jusqu’au jour précédent.

— Oui, mon oncle est venu déjeuner. Quand il a vu comme Mme Orzal brusquait grand-mère, il a pris un air très mécontent et j’ai cru qu’il allait se fâcher… Pas du tout, il s’est assis tranquillement, a commencé à manger et n’a pas prononcé un mot durant tout le repas. Ce qui est très étonnant, par exemple, c’est qu’il a bu très peu et pas du tout d’eau-de-vie…

Oh ! les enfants, ces observateurs terribles ! Même en veillant à chaque heure du jour sur son frère, Alix n’avait pu l’empêcher de remarquer la déplorable passion du père et du fils. Si Gaétan devait vivre longtemps dans cette demeure, qui sait si l’exemple n’opérerait pas sur lui sa funeste influence ?

Il était temps, grand temps d’enlever l’enfant à ce milieu, et cependant de quelle manière y parviendrait-elle ?



En traversant le jardin, Alix s’arrêta, surprise, près de la fenêtre du salon Louis XVI ; il s’en échappait le début d’un nocturne de Chopin, joué de façon tourmentée, sauvage et magnifique.

Doucement, Alix écarta les battants de la fenêtre et pencha un peu la tête… Even était assis devant l’instrument. La tête haute, le regard perdu dans une contemplation douloureuse, il laissait ses mains errer sur les touches d’ivoire.

« Oh ! quel bonheur, mon Dieu ! songea Alix avec ravissement. S’il reprend intérêt à ce qu’il aimait autrefois, il est sauvé. »

Elle recula tout à coup. Là-bas, dans l’encadrement de la porte, se dressait une silhouette claire : Georgina, vêtue de linon maïs, un nœud de velours foncé dans sa belle chevelure en éventail entre ses mains frémissantes… Mais c’était une Georgina encore inconnue d’Alix. Jamais celle-ci n’eût imaginé que ces yeux gris, malgré leurs troublantes et fugitives clartés, fussent capables d’exprimer une telle fureur.

— Mais c’est charmant !… Te voilà redevenu musicien, Even, et désormais tu pourras accompagner ta nièce. Nous aurons de délicieux concerts de famille…

Elle devait faire un violent effort pour parler avec ce calme railleur ; néanmoins, la colère qui la dominait perçait dans son intonation.

Le piano se tut brusquement. Alix entendit le bruit d’une banquette repoussée avec violence, puis la voix d’Even s’éleva, dure et irritée :

— Dispense-moi de tes réflexions, je te prie ; je ne suis pas en humeur de les entendre. Que viens-tu faire ici ?… Ne peux-tu me laisser en repos ?

— Quelle susceptibilité, Even ! Je venais te chercher pour dîner, tout simplement, et vraiment je ne puis comprendre ta colère à propos de cette plaisanterie… Allons, je ne serai pas rancunière et ne te ferai pas attendre trop longtemps la surprise que je te réserve. Après le repas, je ferai porter à la tour de la Comtesse un panier de délicieuse eau-de-vie, demandée à ton intention.

— Tu peux t’éviter cette peine, le panier et son contenu iront voir le fond de la douve, répondit une voix brève.

Le pas d’Even résonna sur le parquet, puis le silence se fit. Alix avança de nouveau la tête… Georgina était toujours là, debout près de la porte. Ses mains froissaient violemment les rubans de son corsage et, sur son visage, une rage inexprimable se faisait jour sans réserve. De ses lèvres s’échappaient des mots exaspérés, que saisit l’oreille fine d’Alix.

— Tout est à refaire… et par la faute de cette Alix ! Avoir eu raison d’eux tous et me voir contrecarrée par une enfant !… Oh ! non !… non, je la briserai plutôt, mais il me faut cet argent…

Là-bas, Mathurine appelait Alix pour le dîner. La jeune fille s’éloigna doucement et entra dans la salle à manger au moment où Georgina y pénétrait par une autre porte.

Even était là, debout près du siège où venait de s’asseoir sa mère. Avec sollicitude, il plaçait à portée de la main de la vieille dame sa serviette et le petit pain. De l’autre côté de la table, Gaétan le considérait en ouvrant de grands yeux, comme s’il se fût trouvé en face d’un spectacle extraordinaire.

— Es-tu malade, Alix ? Comme tu es pâle ! s’écria le petit garçon en voyant apparaître sa sœur.

Sous le regard investigateur qu’Even et Georgina tournèrent simultanément vers elle, la jeune fille rougit légèrement. Elle sourit avec effort et répondit en feignant la gaieté :

— Je me porte fort bien, au contraire, mon petit. Tu sais que je suis toujours un peu pâle.

— Ce qui ne vous empêche pas d’avoir une santé suffisamment robuste, fit observer Mme Orzal en prenant place à table.

Il n’y avait plus trace, sur sa physionomie, de la crise d’exaspération qui venait d’émotionner si fort Alix. Avec une parfaite aisance d’esprit, elle entretint la conversation un peu languissante par suite de l’absence de miss Elson. Particulièrement, elle se montra aimable envers son frère, semblant prendre à tâche de vaincre la taciturnité dont il s’enveloppait… Ce fut en vain. Even lui répondait par monosyllabes sans quitter sa physionomie grave et froide, mais non plus empreinte de la rudesse maussade des mois précédents. Fréquemment, son regard, subitement adouci, se posait sur Alix ou sur Gaétan, ou bien s’abaissait vers sa mère, pour laquelle il avait des prévenances inaccoutumées.

Étaient-ce des témoignages d’un respect filial trop longtemps oublié ?… ou, plus encore, peut-être, la lente influence des jeunes êtres pleins de vie, d’innocence et de beauté qui vivaient près d’elle depuis quelques mois ?… Toujours est-il que Mme de Regbrenz semblait moins affaissée et qu’une lueur consciente traversait parfois ses pauvres yeux vagues. La vue de Gaétan — souvenir de la fille préférée — avait surtout le pouvoir d’opérer cette fugitive, mais incontestable transformation.

Et le vieux comte, lui-même, avait quelque peu changé dans cette ambiance de jeunesse et de fraîcheur morale. Son regard terne ne se chargeait plus de malveillance en s’arrêtant sur les enfants de sa fille ; il savait, parfois, leur adresser la parole avec une légère apparence d’intérêt. Ce cœur atrophié sous l’influence des doctrines athées, ce cerveau affaibli par la terrible passion qu’encourageait Georgina semblaient s’éveiller, très lentement, de leur redoutable sommeil.

— Venez-vous faire une toute petite promenade avec moi, mère ? Nous irons jusqu’au bout de la cour… La soirée est si belle ! dit Even au moment où tous se levèrent de table.

La serviette que Georgina introduisait dans son rond d’argent lui échappa des mains. Alix se baissa pour la ramasser, mais, plus prompt qu’elle, Even l’avait saisie et la tendit à sa sœur, qui la prit d’une main agitée.

— Une promenade !… à cette heure !… s’exclama Georgina sans essayer de dissimuler sa stupeur irritée. Quelle idée te prend, Even ?… Et c’est à maman, qui ne sort jamais le soir, que tu fais cette proposition folle !

— Venez-vous, maman ? dit Even avec calme, sans avoir paru entendre la protestation de sa sœur.

Le regard de la vieille dame exprimait un indicible ravissement. Elle prit le bras que lui tendait son fils et tous deux sortirent de la salle à manger… M. de Regbrenz les regardait, indécis, mais la main de sa fille se posa tout à coup sur son épaule.

— Venez dans le salon, mon père, nous y serons beaucoup mieux, je vous assure. L’air du soir est mauvais pour vous et je ne veux pas, comme cet imprudent Even, risquer de me trouver responsable d’un accident.

Quelle habileté charmeuse savait déployer cette femme !… Sans résister, le vieillard s’éloigna lentement vers le salon déjà obscur, privé d’air et exhalant une odeur de renfermé et de moisissure. Il vint s’asseoir près d’une fenêtre close et suivit du regard Mme de Regbrenz et Even, qui s’éloignaient à petits pas.

— Viens un peu te promener avec moi, Alix, dit Gaétan en se pendant au bras de sa sœur.

Ils sortirent à leur tour et se dirigèrent vers le parc. Là-bas, à l’extrémité de la cour, se profilaient dans le crépuscule les silhouettes d’Even et de sa mère… Une joie pénétrante fit tressaillir le cœur d’Alix. Elle naissait donc, cette aurore si ardemment et quotidiennement sollicitée ! Il s’annonçait enfin, ce retour des pauvres âmes annihilées et pécheresses vers la divine clarté !… Pour elles, Alix avait offert le lourd fardeau de ses inquiétudes et de ses responsabilités. Comme un réconfort et une douce promesse de sa miséricorde, Dieu lui envoyait cette espérance ineffable…

En revenant le long d’un sentier du parc, Alix et Gaétan se trouvèrent tout à coup en face d’Even qui marchait lentement de long en large, sa mère à son bras, comme s’il eût attendu le passage de ses neveux.

— Vous profitez aussi de cette belle soirée ? dit-il en s’arrêtant. L’air est délicieusement tiède…, il fait si bon respirer !…

Il s’interrompit et sa voix, devenue railleuse et brève, continua au bout d’un instant :

— Ne pensez pas que je dise ceci pour moi… Je ne ressens plus rien… mais ma mère est si heureuse !

— Pauvre grand-mère ! murmura Alix en posant sa main sur celle de l’aïeule.

Un léger tressaillement agita la vieille dame.

— Ma Gaétane ! dit-elle d’un ton d’extase.

Even eut un brusque mouvement, qui faillit renverser sa mère.

— Elle ne s’appelle pas ainsi, maman, vous le savez bien ! dit-il avec irritation. Celle qui portait ce nom n’existe plus…

— Pourquoi lui ôter son illusion ? murmura Alix d’un ton de reproche. Pauvre chère grand-mère, elle a dû tant souffrir !

— Qui n’a pas souffert ici ? dit Even entre ses dents serrées.

Sa physionomie s’était contractée sous l’empire d’une mystérieuse souffrance. Il se remit silencieusement en marche, suivi de ses neveux… Au bout de quelques minutes, la jeune fille dit doucement :

— Vous êtes parti, hier, sans que je m’en aperçoive, mon oncle, m’ôtant ainsi la possibilité de vous remercier.

Il haussa les épaules avec brusquerie.

— L’intervention d’un être inutile tel que moi est de peu de valeur et ne mérite pas un remerciement. Pour une fois, j’ai servi à quelque chose, voilà tout… Mais votre indulgence, qui vous fait voir le bien partout, est capable d’en trouver même en moi !

Il essayait de parler ironiquement, mais une intense amertume perçait sous cette raillerie.

— Oui, j’ai cette prétention, dit-elle avec une gravité émue. Chez le plus grand criminel, je crois qu’il subsiste un point, une trace, presque imperceptible parfois, du bien primitif.

— Le croyez-vous vraiment ? dit-il pensivement. Si cela était… Mais non, votre charité vous égare. Vous parlez de criminels… Il y en a d’excusables, mais pensez-vous qu’un homme comblé de faveurs divines, possédant tous les dons désirables pour un être intelligent… et malgré cela s’enlisant dans la boue, glissant au plus profond de l’abîme…, pensez-vous que cet homme-là puisse jamais ressentir un repentir assez puissant, trouver une suffisante expiation pour être sauvé ?

Il parlait avec violence, mais d’une voix basse, aux intonations douloureuses.

— Tout est possible à la miséricorde de notre Dieu, mon oncle, répondit Alix avec ferveur.

— Dieu !… vous croyez en Dieu ? Vous êtes heureuse ! … Moi aussi, j’avais cette foi, je l’aimais, ce Dieu dont j’avais entrevu l’infinie beauté. Un jour, je lui fis une promesse… Maintenant, je suis un parjure, un misérable, et je ne crois plus… je ne peux plus croire !

Sur ces mots, prononcés d’un accent de sauvage désespoir, il s’éloigna à grands pas, saisi d’un accès de sa farouche misanthropie.

Au milieu du sentier, Mme de Regbrenz demeurait stupéfaite… Alix lui prit le bras et la ramena vers le manoir. À mi-chemin, elle se heurta presque à Georgina, qui se promenait dans la cour.

— Voilà votre promenade terminée ? dit paisiblement Mme Orzal. Savez-vous ce qui est advenu à Even ?… Je l’ai aperçu rentrant précipitamment dans sa tour… Pourvu qu’il ne soit pas repris de ses accès de folie !…

Malgré l’obscurité, elle remarqua sans doute le mouvement de surprise échappé à sa nièce, car elle reprit du même accent tranquille, nuancé de compassion :

— Je vous avais laissé ignorer cette triste tache de notre famille, et je me reproche cette parole échappée à mon inquiétude. Pauvre Even ! son sort est digne de compassion, n’est-ce pas, Alix ?

— Oh ! certes, madame !… mais la divine bonté le prendra en pitié et le guérira ! répondit la jeune fille d’un ton ferme.

Un petit rire railleur s’échappa des lèvres de Georgina.

— C’est cela, priez bien pour lui, ma chère. Nous verrons…

Elle n’acheva pas sa phrase et s’éloigna rapidement. Alix ramena la vieille dame dans le salon et, ayant souhaité le bonsoir à M. de Regbrenz, remonta chez elle avec Gaétan. Dans l’antichambre, Mathurine sortait d’une corbeille le linge repassé par elle dans la journée. Le visage qu’elle tourna vers Alix exprimait une joie contenue.

— Avez-vous vu, mademoiselle ?… Oh ! quel bonheur ! C’était un peu l’Even d’autrefois ! s’écria-t-elle avec un accent d’intraduisible allégresse.

— Pas pour longtemps, ma pauvre Mathurine ! Il a suffi d’un mot pour éteindre cette lueur… Mais dites-moi, Mathurine, vous avez toujours vécu avec mes grands-parents et leurs enfants, vous connaissez tout ce qui a trait à ceux-ci, à leur santé, à leurs habitudes ?

— Certes, mademoiselle, jamais je n’ai quitté la famille.

— Dites-moi donc, Mathurine, si vraiment mon oncle est sujet à la folie.

La corbeille, échappant aux mains de Mathurine, se renversa sur le parquet avec le linge qui s’y trouvait contenu.

— Lui, fou !… Ah ! ciel ! jamais, mademoiselle… Jamais, vous dis-je ! Elle a encore inventé cela, la maudite ! Ce n’était pas assez de l’avoir mis en cet état…

Elle s’arrêta en se mordant les lèvres… Mais Alix dit doucement :

— Je sais, Mathurine, j’ai vu mon oncle, un soir…

Un pli douloureux se forma sur son front pur au souvenir de la révélation soudaine de la triste vérité… Mathurine avait joint les mains dans un geste de stupeur.

— Vous savez ?… Vous avez vu ?… Et cependant il s’arrangeait bien toujours pour éviter les regards, car il y a en lui un fonds de dignité… Oh ! mademoiselle, qu’elle est coupable, celle qui l’a poussé à cela !

— Ainsi c’est vraiment sa sœur qui…

— Oui, c’est elle seule. Sans doute, elle ne le trouvait pas suffisamment changé quand il est revenu de Paris… Et, cependant, à quel point il l’était, mademoiselle ! À quelles folies d’enfer s’était-il laissé entraîner pour nous revenir ainsi !… Mais il était peut-être encore capable de lui résister, de voir clair dans ses manigances d’argent et autres. Alors elle a trouvé ce moyen… Il lui réussissait déjà avec son père et, de même, elle l’avait employé avec succès près de Fanche. Elle a essayé sur moi… Heureusement, j’ai résisté davantage, mais pourtant… quelquefois…

Elle s’arrêta en baissant les yeux d’un air honteux. Alix se souvint alors des accès d’humeur taciturne et bizarre qui l’avaient surprise chez la Bretonne.

— Pauvre Mathurine, je suis sûre que cela ne vous est pas arrivé bien souvent ! dit-elle avec une affectueuse compassion.

— Beaucoup trop, mademoiselle, beaucoup trop ! s’écria Mathurine d’un ton désolé. Voyez-vous, c’est une mauvaise habitude dans notre pays… alors, dame, on résiste plus difficilement que d’autres à la tentation. Elle le savait bien, celle qui venait me flatter, m’entortiller avec ses belles paroles et m’étourdir avec son poison…

— C’est égal, Mathurine, je ne puis comprendre comment un caractère tel que l’était autrefois celui de mon oncle, d’après ce que j’en ai entendu dire, n’ait pas eu l’énergie de résister…

— Mais, mademoiselle, vous ne vous figurez pas comme sa volonté était affaiblie après ce malheureux séjour à Paris !… Et vous ne connaissez pas encore toute la ruse, l’extraordinaire adresse de sa sœur ! Elle ne lui a pas offert comme cela, de but en blanc, une de ses maudites bouteilles… Oh ! non, elle s’y est prise bien lentement et lui, sans doute, au bout de quelque temps, a trouvé doux d’obtenir ainsi quelques instants d’oubli. Cela s’est fait ainsi… Deux larmes coulaient lentement sur ses joues flétries.

— Quelle malédiction est donc sur cette demeure ? gémit-elle douloureusement.

— Mathurine, pourquoi y restez-vous, malgré tout ? Pourquoi n’avez-vous pas suivi ma mère, que vous aimiez tant ?

— Oh ! j’y ai bien pensé et je l’ai proposé à ma chère demoiselle, mais elle a refusé en disant : « Reste près de ma pauvre maman qui va être si malheureuse sous la tyrannie de Georgina. Promet-moi de faire ton possible pour ne pas la quitter »… J’ai promis, car je suis si attachée à cette maison, à la pauvre Madame, à M. Even !… et j’avais deviné tant de choses tristes, mademoiselle Alix ! J’avais toujours l’espoir d’arrêter Mme Georgina dans son œuvre mauvaise, mais, hélas ! je ne pouvais pas grand-chose !… Qui aurait cru les racontars d’une pauvre paysanne ? Je n’avais pas de preuves à l’appui de mes dires, car elle est si habile !… Il fallait donc me taire si je voulais demeurer ici, car, au moindre mot dit au-dehors sur ce qui se passait à Bred’Languest, Mme Orzal m’aurait mise à la porte, tout simplement, tandis qu’elle avait intérêt à me conserver si je gardais le silence. Je l’ai fait pour eux, qui ont été de bons maîtres et que je veux servir jusqu’à la fin.

Elle soupira profondément et se baissa pour ramasser le linge qui gisait à terre. Alix, après un cordial bonsoir auquel la servante répondit d’une voix émue, rejoignit Gaétan dans la chambre de Xavier.

— Va te coucher, mon Gaétan, je vais rester un peu ici, dit tout bas la jeune fille en s’asseyant près de la fenêtre.

Mais Gaétan paraissait peu disposé à l’obéissance. Il erra quelque temps, d’un pas léger, à travers la chambre et, se rapprochant de sa sœur, lui dit tout à coup :

— As-tu vu le bracelet de Mme Orzal ?… Il est tout pareil à celui de maman…

Sans attendre une réponse qui tardait à venir, il ajouta avec une sorte d’hésitation, comme s’il émettait l’idée d’un incroyable sacrilège :

— C’est peut-être celui-là…

Il fallait répondre à l’enfant qui la questionnait de ses grandes prunelles interrogatrices :

— Elle peut fort bien avoir le semblable, Gaétan. Ce bijou est loin d’être unique.

La physionomie du petit garçon se rasséréna un peu.

— C’est vrai, après tout… Mais, Alix, puisqu’elle s’est emparée des meubles, il ne lui serait pas plus difficile de prendre les bijoux et tout le reste.

Alix ne répondit pas, mais un léger soupir souleva sa poitrine. L’enfant ne pensait que trop juste… Georgina, évidemment, ne devait pas s’arrêter dans la voie des accaparements. Déjà Alix avait pu reconnaître, sur les nouvelles toilettes de Mme Orzal, des dentelles qui avaient paré sa mère. Maintenant venait le tour des bijoux… Puis ce serait la fortune entière…

Mais les enfants étaient là, qui réclameraient un jour et exigeraient des comptes sévères… Trois enfants !… C’est beaucoup… et c’est bien peu ! Tant d’accidents, de maladies peuvent les atteindre !…