Gauthier-Languereau (p. 87-100).

VI.


Alix et ses frères allèrent présenter leurs vœux à M. de Regbrenz, qui les reçut avec la plus grande froideur. Mme Orzal demanda ironiquement à Gaétan s’il avait retrouvé son bateau.

— Non, répondit l’enfant. Si mon oncle avait voulu me prêter une pelle, je l’aurais bien eu tout de même, ajouta-t-il avec rancune.

— Qu’est-ce que votre oncle avait à faire dans cette histoire ? dit Georgina avec une certaine vivacité, en se penchant pour regarder l’enfant dans les yeux. L’avez-vous donc vu à Ker-Mora ?

— Certainement, répondit Gaétan sans s’apercevoir des signes discrets de sa sœur, et même il nous a très mal reçus…

— Comment cela ?… Raconte-le-moi, mon petit, dit Mme Orzal en posant sa main sur l’épaule du garçonnet.

Mais celui-ci venait de rencontrer le regard d’Alix plein d’une interdiction formelle…

— Oh ! il n’y a rien à raconter. Mon oncle a été très fâché de nous voir arriver chez lui pour avoir la pelle. Il l’a dit à Alix, qui m’a excusé… C’est tout simple, vous voyez, madame ?

Il fixait sur elle son regard clair et droit, étincelant d’intelligence, un peu hautain aussi — le regard de Gaétan de Sézannek aux jours de sa jeunesse. La main blanche quitta l’épaule de l’enfant et s’enfonça fébrilement dans le flot mousseux des dentelles ornant la robe Empire.

— C’est tout simple, en effet, dit Georgina avec calme. Cependant, vous vous abstiendrez désormais, les uns et les autres, de vous diriger vers Ker-Mora. Mon frère tient essentiellement à sa tranquillité et votre séjour ici ne peut être toléré par lui qu’à la condition expresse de ne s’en trouver gêné en rien… Vous pouvez vous retirer, enfants.

… En arrivant à leur appartement, Alix et les petits garçons trouvèrent Mathurine qui apportait à la jeune fille une lettre de Paris et quelques revues.

— Voici sans doute des vœux de nouvel an, mademoiselle, dit-elle en désignant l’enveloppe rose où Jeanne Sérand avait tracé ses pattes de mouche. Vous n’en aurez pas trop ici.

— Non, certes ! dit Alix en secouant mélancoliquement la tête. Je ne me doutais guère de l’effet que nous allions produire sur mon grand-père.

— Vous y avez été, mademoiselle ! J’aurais dû vous dire… Monsieur ne supporte plus cela…

— Mais pourquoi donc, Mathurine ?

La Bretonne baissa la tête et respira longuement.

— Mademoiselle, ce doit être le remords. Il se rappelle sans doute qu’autrefois, au nouvel an, Mlle Gaétane arrivait près de lui, dès le matin, si joyeuse, la chère enfant, de lui offrir quelque objet fait par elle…, une peinture, de la musique quelquefois, car elle était habile en tout… Et la pauvre Madame avait aussi, en ce temps-là, son petit cadeau. Le dernier était ce coussin qu’elle a voulu garder malgré tout… Oui, Mme Orzal a fait disparaître tout ce qui rappelait sa sœur, mais quand elle a voulu toucher au coussin, Madame, si douce toujours, se mit dans un tel état d’agitation que M. le Comte dit à sa fille : « Laisse-lui cela et n’en parlons plus… » Pour le broder, afin qu’on ne la vît pas, Mlle Gaétane s’en allait dans la tour de la comtesse Anne…

— Je croyais cette tour très dangereuse… ?

— Oui, mais Mlle Gaétane n’avait peur de rien. Moi, qui étais toute jeune à cette époque, je n’y pensais guère non plus… Et, pourtant, c’est un si mauvais endroit !

— Il est hanté, peut-être, dit avec un léger sourire Alix en voyant la servante frissonner et se signer.

— Tout juste, mademoiselle. Ne savez-vous pas l’histoire de la comtesse Anne de Regbrenz ?… Cette créature maudite était sorcière et faisait ramasser, par un serviteur, dévoué à elle corps et âme, tous les petits enfants de la contrée, afin de les mettre bouillir dans une énorme marmite pour accomplir ses maléfices. Elle s’enfermait, à cet effet, dans la tour qui a gardé son nom et nul n’y pouvait pénétrer… Mais voilà que son fils, élevé à la cour du duc de Bretagne, atteignit ses vingt ans et, un beau matin, arriva à l’improviste au château, d’où sa mère le tenait soigneusement éloigné. Précisément, la comtesse Anne était depuis deux jours enfermée dans la tour, occupée à son abominable cuisine. Aucun des serviteurs n’aurait osé la déranger… Mais le jeune comte avait entendu sur la route les lamentations des mères privées de leurs enfants, les malédictions dont on chargeait Anne de Regbrenz, et il jugea le moment propice pour connaître la vérité. Marchant résolument vers la tour, il fit jeter bas la porte par son écuyer et entra… Dans une salle basse, sa mère était debout au milieu de petits corps encore pantelants et, devant elle, fumait la marmite géante. Au cri d’horreur échappé à son fils, elle se retourna… Alors, ivre de rage, elle s’élança vers le jeune seigneur, le frappa du coutelas qui avait servi à égorger les innocents et, saisie de folie, se précipita dans l’eau bouillante… Depuis, elle apparaît quelquefois sur la plate-forme de la tour en jetant des cris affreux.

De nouveau, Mathurine frissonna violemment.

— L’avez-vous donc entendue, Mathurine ?

— Oui, mademoiselle, une fois…

Elle s’interrompit et ses mains tremblantes couvrirent son visage altéré.

— Je comprends qu’à vous en particulier, pauvre Mathurine, ce lieu ne rappelle pas de gais souvenirs. C’est là que vous avez subi une chute terrible, m’a dit Fanny.

Les mains de Mathurine s’écartèrent et la servante darda sur Alix ses yeux noirs pleins d’angoisse.

— Oui, oui, je vous dis que c’est un mauvais endroit… N’y allez jamais, mademoiselle, la sorcière cherche toujours à attirer les jeunesses.

Elle balbutiait ces mots d’une voix fiévreuse, et un long frisson la secoua tout à coup.

— Mais comment laissait-on ma mère aller dans cette tour en ruine, Mathurine ?

— Mademoiselle, l’escalier semblait encore solide et, de fait, il l’aurait été suffisamment si…

Elle s’interrompit brusquement, les yeux agrandis comme devant une vision terrifiante… Au bout d’un instant, elle reprit, en essayant de dominer le tremblement de sa voix :

— Vous ne me croirez peut-être pas, mademoiselle, si je vous dis qu’il y a du sortilège là-dedans ? Je frémis en songeant que M. Even habite là… Mais qui aurait le pouvoir de lui faire entendre raison ? ajouta-t-elle en soupirant.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Cet après-midi-là, miss Elson et ses élèves prirent la route de Ker-Neven. Alix allait présenter ses frères à Mlle de Regbrenz…

— C’est Even à dix ans ! s’écria Mlle de Regbrenz quand le petit garçon lui fut présenté par Alix. Il est impossible de trouver ressemblance plus frappante…

Lui seul, de vous trois, a le type des Regbrenz. Vous, chère Alix, et ce petit Xavier aux grandes boucles êtes les vivants portraits de votre père… Mais quelles préoccupations s’agitent donc dans cette jeune tête ? ajouta-t-elle en fixant sur Gaétan son regard doucement scrutateur.

Elle tenait la main fine et nerveuse du petit garçon debout près d’elle. Les yeux de Gaétan ne se baissèrent pas, mais s’adoucirent subitement.

— Est-ce toujours le regret de Paris, mon cher enfant ? reprit Alix de Regbrenz.

Il secoua énergiquement la tête.

— Non, j’aime ce pays… J’aime tant la mer !… Et je suis très libre ici…

— Alors, pourquoi, mon enfant ?

Il eut un geste vague. Comme tant d’âmes plus avancées dans la vie, l’enfant trop précoce ne pouvait préciser ses aspirations vers un bonheur mystérieux, intangible, un idéal entrevu comme en un rêve, pas plus qu’il ne lui était loisible de définir la lutte sourde et terrible dont son cœur était le théâtre. Le bien et le mal se disputaient à chaque heure ce cœur qui serait, un jour, à l’un ou à l’autre, mais Gaétan subissait leurs sollicitations et y cédait sans en comprendre l’origine et le but.

Pendant que les enfants, accompagnés de miss Elson, suivaient Fanny pour goûter dans la salle à manger, Alix causa longuement de son frère à Mlle de Regbrenz et lui confia ses difficultés vis-à-vis de cette nature si riche, mais déjà étonnamment vibrante à toutes les passions.

— Votre mère était ainsi, Alix. Tout enfant, elle avait des accès d’effrayante colère ou d’invincible mélancolie. La religion seule a pu adoucir et maîtriser cette âme orgueilleuse… Even, quoique à un degré moindre, avait aussi, à cet âge, quelques moments terribles.

— Il en a bien encore ! dit tristement Alix. Et elle raconta à Mlle de Regbrenz la scène du matin.

— Pauvre cousin, en quel état est-il tombé ! Savez-vous, Alix, qu’il était cité comme un modèle de courtoisie et de politesse délicate ?… Quelle transformation !… et que cette Georgina a bien manœuvré !

— Mais enfin, ma cousine, dans quel but ?

Alix de Regbrenz ferma les yeux et se recueillit quelques instants…, puis elle saisit la main de sa jeune parente et la serra doucement.

— Écoutez, ma petite fille, je vais vous apprendre quelque chose qui peut, un jour, vous être utile. Il est bon d’être instruit du défaut de ses adversaires… Vous savez peut-être que votre aïeul, mon oncle Hervé, était extrêmement dépensier et ami du luxe, ce qui l’amena à une ruine presque complète ; il se trouva réduit à venir vivre dans ce vieux Bred’Languest, avec de fort minces revenus. Mais, tandis que Gaétane était mise pensionnaire chez les Ursulines de Vannes, Georgina, toujours habile, obtenait de demeurer près de ses parents, en suivant les cours par correspondance que venait d’organiser une institutrice de Nantes. Avec son extrême intelligence, ce système réussit d’ailleurs parfaitement… Mais, pendant que sa sœur était éloignée, elle s’occupait à lui nuire dans l’esprit de son père en s’efforçant de se rendre elle-même indispensable. Lentement et sûrement, elle prenait un extrême ascendant sur cet homme autoritaire, mais très accessible à la flatterie et aux petits soins. En sa fille aînée, il retrouvait quelques-uns de ses instincts personnels, son amour de bien-être et d’ostentation… Mais il ne s’apercevait pas, pauvre oncle, que ces sentiments étaient augmentés, exaspérés en elle par une effrayante envie et un désir insatiable de jouissances et de domination ; il ne connaissait de Georgina que l’apparence aimable et rien de son âme ténébreuse.

» … Bien facilement, elle parvint à engager son père dans des spéculations hasardeuses, afin de se procurer des ressources plus étendues. Mais Gaétane, revenue au logis, la gênait extrêmement, car elle craignait l’influence de sa droiture et de ses sages conseils sur celui qu’elle tentait d’annihiler… Oui, Gaétane et Even, pleins d’indépendance et de loyauté, doués d’une foi indomptable, devaient mettre obstacle aux projets de cette malheureuse créature, en même temps que leur noblesse d’âme irritait jusqu’au paroxysme la fureur de sectaire soufflée par Roger Maublars. Vous savez de quelle manière elle réussit à éloigner pour jamais sa sœur de Bred’Languest, et quant à Even… Oh ! mon enfant, quels effrayants abîmes dans le cœur humain ! Hélas ! qu’a-t-elle fait de cet Even, chevaleresque et charmant ?… Un malheureux être sans volonté, sans élévation… En quelques années, elle était tranquille de tous côtés. Son père complètement dominé, sa mère sans raison, son frère affaibli moralement, sa sœur à jamais éloignée de la maison familiale… Désormais, elle agissait à son gré à Bred’Languest et, même, durant ses deux années de mariage, elle continua à tout y diriger. M. Orzal mort, et complètement ruiné — on prétend que ce sont ses conseils qui amenèrent la catastrophe — elle revint définitivement au manoir. Les dernières ressources s’épuisèrent vite, et je présume quelle dut en venir à je ne sais quels expédients pour faire face à ses dépenses, après avoir réduit ses parents à l’entière pauvreté.

— Et c’est alors que notre tutelle vint tout sauver ?

Mlle de Regbrenz inclina la tête et ne protesta point… Alix avait maintenant saisi la raison de leur appel à Bred’Languest. Sous le nom de son père, Georgina disposait à son gré des revenus considérables de ses neveux, et ainsi s’expliquaient les changements opérés au manoir depuis leur arrivée, comme aussi les élégances nouvelles de Mme Orzal.

— Pour de l’argent !… Ma cousine, ils nous ont accueillis pour cela seulement, et ils n’ont pas pardonné à ma mère ! s ecria-t-elle dans un élan d’indignation.

— Ils ont bien peu de chose à lui pardonner ! murmura Alix de Regbrenz.

— Mais que lui ont-ils fait ?… Ma cousine, vous le savez, j’en suis sûre !

Mlle de Regbrenz pâlit et détourna son visage vers la fenêtre, mais la jeune fille vit trembler ses mains amaigries.

— Pourquoi vous préoccuper de cela, mon enfant ? dit-elle d’un ton bas et altéré. Laissez dans l’oubli ce triste passé et ne pensez qu’à protéger contre les influences délétères ces petites âmes dont vous avez la garde… Confiez-vous en Mathurine : c’est une fidèle et dévouée créature, qui connaît bien Georgina. Mais surtout, ma petite Alix, jetez-vous dans le Cœur de votre Dieu, car Lui seul sera assez puissant pour vous sauver tous…

— Mais, enfin, cette Georgina est donc un démon et Bred’Languest un lieu de perdition ? s’écria Alix avec angoisse.

Mlle de Regbrenz soupira longuement, douloureusement, et sa main se posa avec tendresse sur l’épaisse chevelure de la jeune fille.

— Je voudrais vous répondre négativement… Hélas ! je ne le puis !… Mais je vous sais assez énergique et fortement chrétienne pour entendre la vérité, mon Alix. La malheureuse Georgina met son bonheur à entraîner les âmes vers l’abîme étemel ; son père, son frère, le vieux Fanche sont ses victimes, et vous êtes des proies trop tentantes, chers enfants si jeunes et si purs, pour qu’elle vous laisse longtemps en repos.



… Moins bien partagés que les plus pauvres du village, les riches orphelins de Bred’Languest ne devaient trouver au manoir, en ce jour de fête familiale, que l’habituelle indifférence, accentuée encore par Georgina comme une protestation de la libre penseuse sectaire pour l’acte religieux qu’elle n’avait osé empêcher. Mathurine, seule, accompagna à l’église les enfants de sa chère demoiselle Gaétane. La servante remplissait encore quelques-uns de ses devoirs religieux, mais d’une manière fort intermittente !… D’ailleurs, Alix, depuis longtemps, avait remarqué chez la fidèle Bretonne de singuliers changements d’humeur. Ordinairement causante, serviable et laborieuse, il lui arrivait parfois de demeurer la soirée entière inactive, le visage sombre, les yeux étrangement brillants et la bouche close. Le lendemain, elle avait repris sa physionomie habituelle, avec, dans le regard, une lueur triste, comme honteuse.

Tout était énigme dans cette demeure et, pour soustraire le plus longtemps possible Gaétan à cette atmosphère de malveillance et de bizarrerie doublement pénible en ce jour, Alix, les offices terminés, s’en alla finir l’après-midi à Ker-Neven. Là, tous trois étaient attendus, aimés… ; là, Alix savait trouver, près de cette femme au cœur délicat, à l’esprit pénétrant et cultivé, le réconfort nécessaire à son âme meurtrie. Ces heures passées à Ker-Neven étaient une vivifiante étape dans sa route pénible.

Éclairée dans les voies spirituelles, profondément mûrie par la souffrance et la solitude, Alix de Regbrenz était apte à diriger cette enfant au cœur pur, privée d’affection humaine, mais uniquement désireuse de l’amour divin. Tandis que miss Elson travaillait au jardin ou dans une salle voisine en surveillant les jeux des enfants, ces deux âmes si belles, éprises du même idéal, avançaient vers les hauts sommets de la perfection en s’entretenant des austères leçons de la croix… La croix !… Déjà elle meurtrissait les jeunes épaules d’Alix et, bien qu’elle eût à peine dix-sept ans, la jeune fille connaissait les lourdes, les terribles responsabilités d’âmes. Pour fortifier sa faiblesse, Dieu lui accordait ce guide tendre et clairvoyant, cette parente, naguère ignorée, devenue aujourd’hui sa confidente.

Et néanmoins, dans ces entretiens intimes, jamais un mot n’était venu mettre Alix sur la voie du mystère qui la préoccupait toujours, quoi qu’elle fît pour échapper à cette pensée. Quelle avait été la cause exacte de la fuite de sa mère, de cette douleur qui l’avait accompagnée jusqu’à la tombe ?… Mlle de Regbrenz parlait volontiers de l’enfance de sa cousine, de ses premières années de jeunesse, mais elle ne soulevait pas le voile jeté sur les scènes dont Bred’Languest avait été le théâtre à l’époque du mariage de Gaétane… Cependant Alix pressentait qu’elle connaissait toute la vérité et un mot vint, ce jour même, la confirmer dans cette persuasion.

Mlle de Regbrenz, ayant remarqué, dès l’abord, la physionomie recueillie, doucement pensive du petit garçon, lui dit en l’embrassant :

— Vous êtes bien heureux, aujourd’hui, cher Gaétan ?

— Oui, ma cousine, je ne l’ai jamais été comme maintenant, répondit-il avec un enthousiasme contenu. Maman avait raison en me disant, un jour — je me rappelle que c’était un matin où elle souffrait beaucoup — : « Gaétan, je ne serai plus là quand tu feras ta première communion, mais je te souhaite le même bonheur qui a été le mien ce jour-là. Depuis, je n’ai rien éprouvé de semblable, mais ce souvenir m’a sauvé de grandes chutes… » C’était huit jours avant… avant qu’elle s’en aille, ajouta-t-il d’une voix soudain un peu rauque.

— Gardez toujours cette parole de votre mère, enfant… Oui, elle avait dans les yeux la même joie sainte… Qui sait si sa jeune âme n’eût pas sombré dans cette lutte terrible sans cette pensée, ce cher souvenir de l’intime bonheur et de la ferveur dont elle jouit en cette journée bénie ?

— Quelle lutte, ma cousine ? demanda Gaétan, qui attachait sur elle son regard pénétrant. Est-ce contre ma tante Georgina ?

— Qu’allez-vous penser là, enfant ? dit Alix de Regbrenz avec vivacité. Qui vous a parlé de cela ?

— C’est maman, répondit-il d’un ton grave. Un soir, elle m’a pris dans ses bras et m’a embrassé en disant : « Oh ! si elle te voyait, toi, mon vivant portrait, comme elle te haïrait, celle qui m’a torturée et séparée de ceux que j’aimais !… » Maintenant, je comprends de qui elle parlait…

— Vous ne comprenez rien du tout, Gaétan, et vous vous trompez certainement. Laissez toutes ces questions qui ne doivent pas vous occuper et allez rejoindre miss Esther au jardin… Que ne se trompe-t-il vraiment, hélas ! murmura-t-elle involontairement quand l’enfant eut disparu. Pauvre Gaétane, elle n’a jamais oublié les souffrances qui ont précédé son mariage !

— Mais elle avait déjà souffert pendant son enfance ? Elle était depuis longtemps exposée aux persécutions de sa sœur ?

— Oui, mais, jusque-là, les menées de Georgina étaient sourdes. Elle préparait les voies… La jalousie ayant atteint son paroxysme, ce fut alors que Gaétane put se rendre compte de toute la noirceur de cette âme…

Mlle de Regbrenz s’interrompit et changea de sujet, mais une ombre de tristesse demeura sur sa physionomie.

… En entrant, ce soir-là, dans la salle à manger, Alix rencontra le regard de Georgina, singulièrement inquisiteur, et la voix charmeuse de Mme Orzal lui lança cette interrogation :

— Qu’avez-vous donc fait cet après-midi, Alix ? Les offices ont-ils été à ce point interminables ?

— Non, certes, répondit paisiblement Alix sans se troubler sous le feu des belles prunelles brillantes. Nous avons seulement profité largement de cette admirable journée, puisqu’il y avait vacances complètes.

— Vraiment !… Par cette étouffante chaleur, vous avez arpenté les grands chemins, alors que les ombrages vous attendaient ici ?

— Ils ne manquent pas non plus autour du village, madame, et, malgré les charmes indéniables de Bred’Languest, les enfants préfèrent toujours un peu d’imprévu pour les journées de fête.

— C’est évident, répondit Mme Orzal dont les yeux ne quittaient pas la physionomie impénétrable de sa nièce. Je pense comme vous et souhaiterais procurer à ces enfants un peu de distraction… Par exemple, seriez-vous satisfait d’avoir un camarade, Gaétan ?

Il leva vers elle son regard profond et répondit avec tranquillité :

— C’est selon s’il me plaît, madame.

— Naturellement… Mais il vous plaira, j’en suis sûre. C’est le fils d’un homme absolument remarquable… Alix, vous qui êtes parisienne avez dû entendre parler de Roger Maublars.

— En effet, mon père a prononcé quelquefois ce nom devant moi, répondit la jeune fille en se contraignant pour ne pas trahir son émotion.

— Un être d’une intelligence hors ligne, dit Georgina avec une conviction admirative. Vous avez sans doute remarqué la superbe villa bâtie au bord de la falaise, sur la route de la lande d’Evonny ?

Dans ses promenades, Alix avait pu voir, en effet, cette très moderne habitation, véritable dissonance au milieu de cette nature sauvage. La mer, dans ses jours de furie, projetait ses embruns sur le jardin aux pelouses admirables, semées d’éclatantes corbeilles ; des balcons finement ouvragés, l’œil ne devait découvrir que les bois sombres, les landes sans fin et le sévère Océan aux rives rocheuses… Jusqu’ici, Alix avait toujours vu closes les persiennes vert pâle, et désertes les allées si bien sablées.

— Voici plusieurs années que les Maublars n’étaient revenus ici, continua Mme Orzal. Roger aimait beaucoup ce pays, mais sa femme ne pouvait supporter l’air trop vif de nos côtes ; il se décida à ne plus y passer les vacances. Mme Maublars est morte l’année dernière, lui laissant deux enfants, et, ce matin même, j’ai reçu de lui une carte m’annonçant son arrivée pour le milieu de juillet… C’est un excellent ami et son fils sera un camarade pour Gaétan, dont il a l’âge, je crois.

Elle continua à vanter les qualités d’esprit de Roger Maublars. Miss Elson, souffrant de violentes névralgies, l’écoutait poliment en répondant par monosyllabes, mais Alix n’entendait plus rien. La nouvelle annoncée par Georgina bruissait seule à ses oreilles… Maublars, l’être satanique, qui avait enlevé au pauvre Even la foi et le bonheur…, le conseiller de Georgina dans ses œuvres mauvaises, le sectaire à la plume enjôleuse et perfide !… Oui, cet homme allait apparaître, et son fils deviendrait l’ami de Gaétan ! Oh ! jamais ! Elle lutterait jusqu’au dernier souffle pour empêcher son frère, son enfant au cœur encore pur et croyant, de ressentir, si peu que ce fût, cette influence néfaste !