Gauthier-Languereau (p. 53-69).

IV.


Des pas nombreux, des éclats de voix, un incessant va-et-vient troublaient le calme austère du vieux manoir. Dans la cour d’entrée, autour de plusieurs charrettes chargées de caisses, des hommes s’agitaient, surveillés par le vieux Fanche, assis dans un angle de la cour… Le mobilier des enfants de Sézannek était arrivé et, depuis le matin, les déménageurs s’occupaient à le caser dans le manoir, selon les indications de Georgina.

Miss Elson et Alix étaient fort occupées au premier étage de la tour. Il s’agissait de placer provisoirement les meubles destinés à leur appartement, en attendant qu’un tapissier, appelé de Vannes, vînt faire les arrangements nécessaires.

Avec une émotion mélancolique, Alix revit sa jolie chambre de laque blanche à filets roses. Quel singulier contraste produisait cette élégance fragile et claire dans cette vieille grande chambre tendue d’étoffe sombre et usée !… Gaétan résuma l’impression générale en déclarant :

— C’est affreux !… À ta place, Alix, je ne voudrais jamais demeurer ici !

— Crois-tu donc que j’y suis de mon plein gré ?…

Elle s’arrêta, regrettant aussitôt ce cri de protestation involontairement échappé à son cœur attristé… Mais il était trop tard. Gaétan lui saisit la main en s’écriant avec ardeur :

— Tu vois !… tu vois, Alix ! Partons !… allons n’importe où, pourvu que nous soyons libres !

— Petit fou ! dit-elle avec un sourire forcé. On aurait vite fait de nous rattraper, mon pauvre enfant !… Mais nous parlions de ma chambre. Avec une tenture claire, elle sera fort bien, je t’assure, Gaétan… La tienne te plaît-elle ?

— Pas du tout ! dit-il énergiquement en secouant sa tête rasée. Pourquoi m’a-t-on donné ces meubles-là ? Je dois avoir ceux de papa !

— Vous êtes bien jeune, mon enfant ! dit miss Elson qui entrait et avait entendu la réflexion. Pour le moment, il est raisonnable de vous donner ce mobilier plus simple, qui ornait votre chambre de Paris. Dans quelques années, à la bonne heure… Alix, où mettrons-nous votre piano ?

Elles discutèrent quelques instants sur le meilleur emplacement pour le superbe instrument si cher à la jeune fille et décidèrent enfin de le mettre, pour la commodité de tous, dans la pièce qui devait servir à la fois de salle d’études et de salon commun. Là devait être également placé le mobilier qui avait orné le petit salon de l’avenue du Bois-de-Boulogne.

— Mais voici quelque temps que je ne vois plus rien venir, fit observer miss Elson. Les ouvriers se reposent sans doute… Cependant ils sont bien longtemps.

— Je vais voir où ils en sont. Viens-tu, Gaétan ? proposa Alix, pour tenter de chasser le nuage descendu sur le front de son frère.

Sans répondre, il la suivit… Au moment où ils arrivaient au rez-de-chaussée, la forme contrefaite de Mathurine se dressa devant eux. Une violente agitation bouleversait les traits de la servante, et ses bras se levèrent au ciel en apercevant le frère et la sœur.

— Ah ! venez vite, mademoiselle, dit-elle d’un ton haletant. Elle en fait de belles, la maudite !… Oser prendre sa chambre, à elle !… à elle !…

— Qu’y a-t-il donc, Mathurine ? s’écria anxieusement Alix.

— Plus bas, plus bas ! dit-elle en jetant autour d’elle un regard craintif. Mademoiselle, c’est Mme Orzal qui se permet de prendre pour elle la chambre de votre mère !

La chambre de maman !… Oh ! murmura Alix avec une stupeur douloureuse.

— Oui, elle a osé ! Elle n’a pas peur que son fantôme lui apparaisse et que ces meubles se précipitent sur elle pour l’étouffer… Et cependant !… tenez, mademoiselle, j’en tremble de rage rien que d’y penser ! Montez par ici, vous allez voir cela.

Elle désignait l’escalier conduisant aux étages supérieurs de l’aile droite. Sans réfléchir davantage, Alix s’y engagea. Elle avançait comme en un rêve, ne voyant rien autre chose que cette chambre profanée par celle qui avait haï sa mère et était, de toute vraisemblance, la cause de ses plus grandes souffrances.

— Mademoiselle…

Elle se détourna un peu et vit derrière elle Mathurine qui l’avait rejointe dans l’escalier.

— Mademoiselle, n’y allez pas ! dit la Bretonne avec une subite terreur. J’ai eu tort de vous le dire… y allez pas, elle est si mauvaise !… Oh ! mademoiselle !…

Mais, sourde à cette voix suppliante, Alix montait toujours. Devant elle, par une porte ouverte, elle vit une grande pièce d’où les emménageurs sortaient quelques meubles démodés et fanés pour y substituer ceux du petit salon de M. de Sézannek… Alix traversa cette salle et se trouva au seuil d’une chambre où, déjà, se groupait le mobilier d’un luxe sobre et délicat qui avait été celui de sa mère.

Georgina était là, debout au milieu de la pièce, surveillant deux hommes qui plaçaient l’armoire dans le jour le plus favorable. Une expression, tout à la fois triomphante et haineuse, animait ce visage impérieux… Alix frémit. Oubliant toute crainte, elle s’avança résolument.

— Eh bien ! que vous arrive-t-il, ma petite ? dit Georgina d’un ton mécontent. Vous nous tombez ainsi sur le dos…

— Pardon, je cherchais la chambre de maman et me demandais où elle avait été placée… Elle est maintenant un de nos chers souvenirs, car ma chère maman y a tant souffert !

Georgina recula un peu et sa main blanche, petite et d’une forme parfaite, se posa sur un meuble léger, qui craqua lamentablement. Une lueur soudaine avait traversé ses yeux gris…

— Mais, ma petite, seriez-vous sentimentale ? dit-elle d’un ton paisible, légèrement ironique. S’il fallait conserver en un lieu spécial et entourer d’honneur les chambres de ceux qui ne sont plus, quelles demeures nous faudrait-il !… Pour celle-ci, j’ai trouvé beaucoup plus raisonnable de l’utiliser, puisque vous avez la vôtre et qu’elle demeurerait sans emploi, reléguée dans les pièces humides des bâtiments inhabités. Je m’en servirai donc jusqu’au jour où vous en aurez besoin… Il en est de même du petit salon, inutile à votre âge, et très avantageusement remplacé par une salle d’études.

Il n’y avait rien à objecter. Georgina s’entourait de raisons plausibles et, surtout, elle avait pour elle l’autorité de son père… Alix jeta autour d’elle un regard navré. Combien elle eût préféré voir passer ces meubles en des mains étrangères ! Sa mère ne frémissait-elle pas dans sa tombe devant cette prise de possession, par sa persécutrice, de ce qui avait été son bien intime et constant, cette chambre où elle avait vécu et où elle était morte ?…

— Ah ! voilà aussi Gaétan ! dit Mme Orzal en jetant un coup d’œil vers la porte.

Le petit garçon avait suivi de loin sa sœur et apparaissait à son tour dans la chambre. Ses yeux, devenus tout à coup singulièrement sombres, en firent le tour et s’arrêtèrent sur la chaise longue bien connue, où il avait toujours vu sa mère.

— Que vous arrive-t-il, Gaétan ? demanda Georgina, surprise de la profondeur de ce regard désolé.

— C’est là qu’elle est morte, dit-il d’un ton grave, vibrant de douleur.

Georgina détourna la tête et parut s’absorber dans la contemplation d’un motif ciselé du petit bureau… Alix, jugeant toute discussion inutile, prit la main de son frère pour sortir de la chambre. Au moment où elle allait en franchir le seuil, la voix de Mme Orzal s’éleva, un peu changée, lui parut-il.

— Si vous tenez à conserver cette chaise longue, je vous la laisse volontiers, ne m’en servant jamais… Faut-il vous la faire porter ?

— Certes, madame, nous n’abandonnerons pas ce cher et triste souvenir, répondit Alix avec une gravité fière.

Au bas de l’escalier, la jeune fille et son frère se heurtèrent à deux hommes portant une lourde caisse. Gaétan murmura :

— Alix, c’est le portrait de maman… Je reconnais la caisse.

D’un geste, Alix arrêta les porteurs.

— Vous a-t-on commandé de monter ceci ?

— Non, mademoiselle, et nous ne savons où il faut le mettre. L’un de nous va le demander à Mme Orzal.

— C’est inutile… Ceci est destiné à l’appartement de la tour, où vous avez déjà porté des meubles, dit Alix d’un ton résolu.

Ils rebroussèrent chemin et la jeune fille s’apprêta à les suivre. Mais Gaétan arrêta sa sœur et, la regardant dans les yeux, demanda :

— Alix, va-t-elle garder la chambre de maman ?

Sur le geste affirmatif qui lui répondît, l’enfant crispa les poings, et son jeune visage se contracta sous l’empire d’une émotion puissante.

— C’est une voleuse !… Dis, dis, Alix, elle n’a pas le droit ? fit-il avec colère.

Il était prudent d’atténuer, autant que possible, l’impression produite sur cette nature passionnée. Comprimant sa propre amertume, Alix dit doucement :

— Voyons, n’exagère pas, Gaétan ! Elle ne prend rien du tout, mais se sert de ce mobilier en attendant qu’il nous soit nécessaire. Certes, il eût été plus délicat de sa part de nous en parler auparavant, mais, après tout, elle était la sœur de maman…

Combien cette parole lui coûta à prononcer ! Elle avait l’intuition que sa mère, de son vivant, eût préféré la dernière des étrangères et des mendiantes à sa sœur aînée… Mais aujourd’hui, dans le calme de l’éternité, elle devait avoir tout pardonné. Il valait mieux, de toute façon, laisser ignorer à cet enfant les lamentables dissensions de famille et les torts de sa tante, de plus en plus probants maintenant.

Gaétan avait baissé la tête et, quelques minutes, demeura silencieux. Sa petite main caressait machinalement la rampe de vieux chêne, usée par les générations de ses ancêtres maternels.

— Non, Alix, elle n’en a pas le droit ! déclara-t-il tout à coup énergiquement. Maman ne l’aimait pas du tout, et elle n’aimait pas maman.

— Comment le sais-tu, Gaétan ?

— Parce qu’elle ne nous en parle pas et empêche que nous en parlions… J’ai bien vu cela, dit-il d’un ton profond.

… Vers la fin de cet après-midi, Alix et ses frères gagnèrent la petite plage située à l’extrémité du parc. La jeune fille éprouvait le besoin d’échapper, pour quelques instants, aux impressions attristantes de cette journée, en s’éloignant du manoir où régnait Mme Orzal… Georgina, en effet, s’occupait seule de la nouvelle organisation. Retirés dans le salon du rez-de-chaussée de la tour, les deux vieillards demeuraient en dehors de tout le mouvement.

Dans la pièce où Gaétan et Xavier avaient joué naguère, et qui était destinée à subir une entière restauration, Mme Orzal faisait placer provisoirement le mobilier du grand salon, ainsi que le piano d’Alix. La chambre de M. de Sézannek était destinée à M. de Regbrenz et les œuvres d’art, les objets précieux seraient distribués au gré de Georgina. Bien peu monteraient au premier étage de la tour de Saint-Conan… C’était la prise de possession entière et sans réplique.

Il y avait là, pour Alix, mille piqûres, des souffrances, petites en apparence, mais fort pénibles à une âme délicate et sensible… La jeune fille éprouva une sensation d’apaisement en se trouvant en présence de la mer, son amie déjà depuis ces quelques jours. Les vagues, un peu fortes, faisaient entendre un bruit régulier et sourd, le seul qui rompît l’imposant silence de cette fin de jour. Dans un lointain grisâtre, le soleil s’effaçait progressivement en répandant sa pâle lumière sur les flots assombris… Là-bas, une barque dansait sur l’onde agitée, mais, gouvernée par une main habile, elle se dirigeait droit sur le petit promontoire. Bientôt elle accosta et l’homme qui s’y trouvait sauta à terre. Ayant amarré son embarcation, il s’en alla vers la maisonnette, y entra et en ressortit presque aussitôt, une carabine sur l’épaule. D’un pas nonchalant, il se dirigea vers le parc.

Alix avait reconnu Even de Regbrenz. Cette vieille petite maison était son pied-à-terre lors de ses excursions maritimes… Et, en vérité, ce misanthrope devait être là à souhait, en ce lieu paisible et sauvage, devant la grandiose perspective de la mer grise et des rochers magnifiques, mais si sombres !…

Even avançait rapidement, le front baissé, son large chapeau de paille rejeté en arrière. Bientôt il ne fut plus qu’à une courte distance des enfants et, alors seulement, il les aperçut… Instantanément, ses sourcils se froncèrent, sa physionomie, une seconde auparavant seulement indifférente et rêveuse, refléta une violente irritation. Néanmoins, feignant de ne pas remarquer la présence de ses neveux, il gagna sans se presser la petite porte de la terrasse et disparut.

— Alix, c’est pas un oncle, ça ! dit le petit Xavier en venant appuyer ses bras sur les genoux de sa sœur. Il ne nous dit rien et il a l’air méchant… tu t’es trompée !

Hélas ! comme elle l’aurait voulu, pauvre Alix !… Mais c’était bien lui, son oncle… C’étaient eux, son grand-père et sa tante, qui rivalisaient d’indifférence et d’égoïsme envers ceux qu’ils avaient appelés sous leur toit. Malheureusement, c’étaient bien eux…

— Tu vois comme j’avais raison en te disant de ne pas venir ! Ils nous détestent tous… Pourquoi, Alix ?

C’était Gaétan qui parlait ainsi. Assis près de sa sœur. Il ne nous dit rien et il a l’air méchant… Le regard ardent tourné vers l’Océan, il avait prononcé ces mots sans se retourner, d’une voix rêveuse et grave qui fit tressaillir Alix.

Pourquoi ?… Ce serait là, désormais, la continuelle interrogation de ces bouches enfantines.


Gaétan considérait Mathurine avec attention. Il demanda tout à coup en désignant sa main mutilée :

— Qui vous a fait cela, Mathurine ?

La servante devint blême et ses lèvres tremblantes murmurèrent quelques mots inintelligibles.

— C’est une bête qui t’a mordue, dis ? interrogea Xavier en levant vers elle son joli regard curieux.

— Oui, monsieur Xavier, répondit-elle laconiquement en se détournant pour regagner la cuisine.

— C’est un chien, dis ?

Elle fit un signe affirmatif et s’éloigna.

— Comme elle est drôle, cette Mathurine ! dit Gaétan en se penchant au bras de sa sœur, qui se dirigeait vers l’escalier. L’autre jour, je lui ai demandé quand elle avait eu la petite vérole, mais elle s’est mise à pleurer et ne m’a pas répondu. On croirait quelquefois qu’elle est un peu folle, comme Fanche.

Folle ?… Non, Mathurine ne l’était certes pas, mais, véritablement, il y avait chez elle quelque chose de bizarre, des réticences mystérieuses qui intriguaient Alix. Certainement, la servante était instruite des secrets de Bred’Larguest…, tristes secrets, sans doute, puisqu’elle refusait obstinément d’en laisser transpercer quelque indice… Cependant les circonstances se présentaient plus favorables. La cuisinière choisie à Lorient par Mme Orzal était arrivée la veille et Mathurine avait été promue en grade de femme de chambre. Ces fonctions devant la rapprocher plus fréquemment d’Alix, celle-ci se promettait d’agir discrètement sur cette nature fermée afin d’obtenir les renseignements nécessaires pour se garder de Georgina.

Trois mois avaient passé depuis l’arrivée de la jeune fille et de ses frères à Bred’Languest. Désormais, leur vie était réglée, leur installation terminée… Les premières angoisses apaisées, Alix s’était remise au travail sous la direction de miss Elson et aidait parfois celle-ci dans sa tâche près des petits garçons. Plus particulièrement elle s’occupait de Gaétan, sur lequel elle possédait une extrême influence. Elle seule, à force de patients raisonnements, était parvenue à faire reprendre son travail à l’opiniâtre garçonnet… Il est vrai que l’ennui dont souffrait Gaétan, volontairement privé de ces études qu’il aimait, était puissamment venu en aide à la jeune fille. Maintenant, l’enfant travaillait avec ardeur et attendait impatiemment les jours de sa leçon de latin.

Tout semblait donc s’arranger d’une manière satisfaisante et Alix se répétait que ses craintes étaient vaines. Ses grands-parents, Georgina et Even n’avaient pas, il est vrai, changé d’attitude à son égard, mais ils la laissaient libre et paraissaient avoir toute confiance en miss Elson. Mme Orzal, si autoritaire cependant, ne s’occupait pas de ses neveux… Peut-être fallait-il attribuer cette tolérance à ses occupations multipliées ? Elle faisait, en effet, restaurer sa chambre et le salon du rez-de-chaussée voisin des appartements dévastés, en y apportant de notables changements. En outre, elle s’absentait fréquemment et rapportait, au retour, de nombreuses caisses renfermant des costumes élégants, qu’elle arborait peu après.

De son côté, Even demeurait souvent invisible. Après de brèves apparitions aux repas, il restait parfois huit jours sans reparaître. Où était-il, alors ?… À Ker-Mora, la maisonnette du promontoire, ou encore dans sa vieille tour, où Mathurine lui portait son repas. Celui-ci demeurait une énigme.

À certains instants, Alix se demandait si la raison n’était pas absente de chez cet être singulier… Mais un éclair traversant ce regard morose venait tout à coup le transformer, en révélant des profondeurs insoupçonnées… Éclair, oui, car, tout aussitôt, Even reprenait son apparence nonchalante et maussade.

En réalité, à part cette glaciale indifférence de sa parenté, Alix reconnaissait que la vie, pour eux trois, était paisible et aussi heureuse qu’elle le pouvait être après leur malheur… Une seule chose lui manquait : son piano, que Georgina avait définitivement placé dans le grand salon restauré. Ennuyée de devoir descendre et craignant de mécontenter ses bizarres parents, la jeune fille ny avait pas touché depuis son arrivée.

Cependant, cet après-midi-là, après avoir changé ses vêtements mouillés, elle se sentit peu en veine de travail : il lui vint un vif désir d’interpréter ses auteurs préférés. Laissant les deux enfants jouer sous la surveillance de miss Elson, elle descendit et gagna le grand salon.

Cette pièce était maintenant méconnaissable. Tendue d’étoffe claire à semis légers, ornée de l’élégant mobilier Louis XVI et des objets précieux choisis jadis par M. de Sézannek, elle offrait une apparence de luxe artistique et discret… Bien en évidence, Georgina avait fait placer un tableau représentant ses parents à l’époque de leur mariage. Cette toile, signée d’un nom célèbre, était une épave de la richesse passée.

Alix la voyait pour la première fois et, longuement, elle considéra le mâle et beau visage de M. de Regbrenz, la délicate physionomie de la jeune comtesse. Étaient-ce vraiment les mêmes êtres que les deux vieillards toujours cloîtrés dans le sombre salon de la tour ?… Où était l’expression joyeuse et tendre qui animait le regard du comte Hervé penché vers sa jeune femme ?… Et la fraîche beauté, la grâce de Mme de Regbrenz, la gaieté éclairant ses yeux bleus, ses pauvres yeux si vagues aujourd’hui ?

Alix eut un soupir mélancolique et, pour chasser les pensées fâcheuses qui lui arrivaient en foule, elle alla soulever le couvercle du piano… Quelques minutes après, les premières notes d’une sonate de Beethoven résonnaient dans la vaste pièce.

Absorbée par son jeu, Alix n’aperçut pas une forme mince qui arrivait doucement et s’arrêtait à la porte… Quand la dernière note se fut éteinte, la jeune fille se retourna et vit Mme de Regbrenz. L’aïeule écoutait, les mains jointes, une expression d’extase dans ses yeux pâles.

Alix se leva et s’avança vers elle.

— Cela vous fait plaisir d’entendre de la musique, grand-mère ? demanda-t-elle doucement en lui prenant la main.

— Oui… oui, encore !… C’est Gaétane qui joue, n’est-ce pas ? dit la voix hésitante de la vieille dame.

— Mais non, chère grand-mère, c’est moi, votre petite-fille… Alix de Sézannek.

Mme de Regbrenz la regarda sans comprendre. Alix répéta :

— Je suis votre petite-fille… l’enfant de votre fille Gaétane… Vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, grand-mère ?

La vieille dame secoua vaguement la tête et, de son pas chancelant, s’avança jusqu’au piano. Ses doigts frêles et blancs se posèrent sur les touches, qui résonnèrent plaintivement.

— Elles pleurent ! murmura-t-elle avec tristesse. Elle aussi a pleuré… Pourquoi donc ?… Pourquoi ?…

Elle passa la main sur son front ridé en répétant :

— Pourquoi pleurait-elle ?…

Alix se pencha vers elle… Allait-elle donc connaître par cette bouche inconsciente le secret tant désiré ?

— Peut-être lui avait-on fait du mal, grand-mère ?

— Oui, peut-être… Je ne sais plus…

Et, sans doute lasse de chercher ce souvenir qui la fuyait, elle s’assit dans un fauteuil près du piano… Au même moment apparaissait Mathurine, le visage bouleversé par une vive émotion.

— Oh ! mademoiselle, quel effet cela m’a produit en vous entendant ! Je n’y suis plus habituée depuis longtemps…

— Depuis que maman était partie, Mathurine ?…

— Non, mademoiselle, pas tout à fait : M. Even jouait souvent à cette époque.

— Et maintenant ?…

La physionomie de Mathurine s’assombrit instantanément.

— Oh ! maintenant, jamais ! Le piano a été vendu…

— De la musique… encore ! interrompit la voix plaintive de Mme de Regbrenz.

— Ah ! pauvre dame, elle l’aimait tant !… Et le Comte, donc ! Mlle Georgina était la seule de la famille qui ne pût souffrir un instrument quelconque. Aussitôt que Mlle Gaétane ou M. Even se mettaient au piano, elle montait dans sa chambre.

— Mathurine, pourquoi mon oncle est-il si étrange ?… Car il n’était pas ainsi, autrefois, n’est-ce pas ? demanda Alix tout en s’avançant vers le piano.

La servante se détourna et feignit de regarder un objet sur la table… mais ses mains frémissantes témoignaient de son agitation.

— Non, il n’était pas tout à fait ainsi, dit-elle d’un ton bas et hésitant. Mais vous savez, il a pris de l’âge, ce n’est plus un jeune homme…

— Mais si, Mathurine, il était beaucoup plus jeune que maman… et, d’ailleurs, quinze ans peuvent changer un visage sans transformer totalement le caractère. Il était aimable et bon, autrefois ?…

— Oh ! oui, mademoiselle ! s’écria Mathurine avec ardeur. Si beau, si bon !… le plus intelligent de son collège !… Et, maintenant, qu’en a-t-elle fait ?…

— Qui donc, Mathurine ?

La Bretonne ne répondit pas et fit un mouvement pour s’esquiver. Mais Alix la retint par le bras.

— Est-ce de sa sœur Georgina que vous voulez parler ?

— Que vous importe, mademoiselle Alix ! Laissez dormir tout cela, croyez-moi… Quand il sera temps de vous défendre, je vous préviendrai.

— Nous défendre ?… Sommes-nous donc en danger ?

— Pas maintenant, pas encore, mademoiselle… Soyez sans crainte pour l’instant.

Elle s’éloigna brusquement afin d’éviter de nouvelles questions, et Alix, un peu oppressée, vint se rasseoir devant le piano. Pendant que ses doigts couraient sur le clavier, son esprit inquiet cherchait à percer les troublants sous-entendus de Mathurine… En réalité, il lui fallait s’avouer qu’elle n’avait pas avancé d’un pas dans la découverte de l’énigme.

Pendant une heure, elle joua ainsi, faisant succéder Rubinstein à Chopin, Saint-Saëns à Schumann. Inlassable, Mme de Regbrenz l’écoutait en retenant son souffle… Mais six heures sonnèrent à la pendule de Sèvres et la jeune fille se leva vivement.

— Voici l’heure du dîner… Venez, chère grand-mère, dit-elle en aidant la vieille dame à se soulever.

Lorsque Alix fut remontée dans sa chambre ce soir-là, elle guetta le pas de la vieille servante à qui elle désirait parler :

— J’ai un renseignement à vous demander, Mathurine. Pouvez-vous entrer un instant ?

Mathurine inclina affirmativement la tête et suivit la jeune fille dans l’antichambre. Cette pièce exiguë et sombre avait été transformée par le goût très sûr d’Alix. Avec quelques sièges normands dédaignés par Mme Orzal, malgré leur réelle valeur, une draperie de toile de Jouy à dessins anciens autour de la petite fenêtre aux vitraux cerclés de plomb, un vieux bahut de chêne naïvement ouvragé et quelques anciens vases d’étain ou de cuivre, cette pièce avait un aspect charmant et peu banal.

Alix posa sa lampe sur une table et se tourna vers Mathurine.

— Ma mère avait une cousine qui s’appelait Alix de Regbrenz, n’est-ce pas ?

— Oui, mademoiselle, répondit Mathurine dont la physionomie exprima une émotion triste.

— Vit-elle encore ?

— Certes !… Pauvre demoiselle, peut-être vaudrait-il mieux qu’il en fût autrement.

— Pourquoi donc ?

— Eh bien ! mademoiselle, après avoir soigné son père, qui souffrait horriblement, après lui avoir fermé les yeux, elle est tombée très malade, si bien que les médecins désespéraient…

— Mais elle avait son oncle, sa tante, sa cousine Georgina ?…

— Ils étaient brouillés, mademoiselle, et n’auraient pas remué le petit doigt pour elle, répondit Mathurine d’une voix rauque. Donc, cette pauvre demoiselle Alix se voyait toute seule à Ker-Neven. Elle finit par guérir, mais voilà que, peu à peu, ses jambes lui refusèrent le service. Maintenant, elle ne marche plus du tout et, pour aller à la messe, Marie-François, son domestique, la traîne dans une petite voiture.

— Comment se fait-il que je ne l’aie pas vue tous ces dimanches à l’église ?

— Elle était très souffrante dès le début de l’hiver, m’a dit la vieille Fanny, sa servante.

— Elle est bonne, n’est-ce pas ?

— Ah ! oui, on peut le dire ! C’est une sainte…Patiente, aimable, charitable envers tous !… Mais, mademoiselle, murmura-t-elle avec une subite inquiétude, avez-vous l’intention d’aller la voir ? Mme Orzal ne vous le permettra pas, car elle la déteste…

— Parce qu’elle était l’amie de ma mère ?…

— Oui, mademoiselle, son amie très chère… Mais pensez donc, mademoiselle Alix, que je suis obligée de me cacher pour parler quelquefois à Fanny, dans la crainte qu’une mauvaise langue n’en instruise Mme Orzal ? Que serait-ce de vous ?… Jamais elle ne voudra…

— Aussi ne lui en demanderai-je pas l’autorisation. Je trouverai bien un moyen d’aller à Ker-Neven sans qu’elle le sache.

— Non, non, mademoiselle, ne faites pas cela ! s’écria Mathurine avec effroi. Elle est si habile, elle le saura !…

— Eh bien ! quand cela arriverait, Mathurine ? Je ne fais là rien de mal, j’imagine, et Mme Orzal ne m’empêchera jamais de faire mon devoir… Je dois voir ma cousine de Regbrenz.

— Ah ! comme vous ressemblez à Mlle Gaétane ! murmura la Bretonne avec un mélange de bonheur et d’angoisse. Elle non plus ne voulait pas reculer, et pourtant, pourtant !… Vous ne serez pas la plus forte… oh ! mademoiselle Alix, croyez-moi ! ne luttez jamais avec elle, dit-elle d’un ton suppliant.

— Je ne la crains pas, vous dis-je, ma bonne Mathurine… Allons, je ne veux pas vous retenir avec votre pauvre tête malade. Bonsoir, Mathurine.

— Bonsoir, mademoiselle. Je ne sais plus guère prier, mais je vais tout de même dire pour vous un Ave à la bonne Vierge… Seulement ne jouez pas avec le feu, mademoiselle Alix.