Gauthier-Languereau (p. 29-52).

III.


— La grise Bretagne se met en frais pour vous recevoir ! Voyez ce ciel pur et ce délicieux soleil, Alix.

Miss Elson prononçait ces mots en entrant dans la chambre où son élève achevait de s’habiller… Alix s’avança vers la fenêtre et, ouvrant un des vitraux, jeta un regard au-dehors :

— Que c’est beau ! murmura-t-elle.

Là-bas, dans un horizon azuré, le soleil — un doux soleil d’automne — se levait au-dessus d’une immense nappe bleu pâle aux reflets d’argent. Radieuse et sereine, la mer ondulait légèrement et s’irradiait de lueurs d’or clair… Dans cette féerie bleue, des écueils aux formes bizarres jetaient leur note sombre, souvenir et prédiction des effrayantes colères dont cet Océan charmeur était coutumier. Un peu à gauche, tout à la pointe d’un petit promontoire rocheux creusé de criques minuscules, se dressait une maisonnette basse, noire et trapue… Plus près, c’était le parc du manoir, maigre futaie dont les feuilles rousses jonchaient le sol uniformément envahi par une intense végétation parasite, qui avait fini par supprimer toute trace d’allée.

En avançant un peu la tête, Alix constata, plus près du manoir, quelques vestiges de plates-bandes où régnaient en souveraines les plantes sauvages. Le reste était un uniforme tapis d’herbe grisâtre qui n’avait pas même épargné les dalles de la cour d’honneur… Là se voyait un large perron, effrité et verdi, qui menait au rez-de-chaussée du corps de logis central. Les fenêtres étaient closes de volets disjoints, d’une indéfinissable nuance, mais celles du premier étage, donnant sur une galerie de pierre à demi effondrée, montraient leurs vitres fendues, devenues opaques sous la couche de poussière qui les couvrait.

Sur ce corps de logis avançaient, en saillie légère, deux ailes courtes terminées chacune par une grosse tour ronde. L’une de celles-ci, qui renfermait l’appartement dévolu aux enfants de Sézannek, paraissait en suffisant état de conservation, comme l’aile dont elle faisait partie, mais il n’en était pas ainsi du côté opposé. La ruine avait irrémédiablement atteint les nobles murailles, effritant la pierre, y creusant de larges blessures à demi voilées par les longues traînes sombres du lierre… Et ce lierre protecteur s’étendait aussi comme un rideau austère devant les fenêtres béantes, devenues le domicile des oiseaux, gagnait les créneaux brisés presque ensevelis sous cette avalanche de verdure, retombait mollement pour se laisser bercer au souffle de la brise matinale. Sur cette décrépitude, le soleil jetait ses magiques lueurs, donnant aux vieux murs d’admirables tons brun doré et enveloppant la tour noire et croulante d’une lumière douce comme une caresse.

— Cela est triste… et bien beau pourtant ! dit Alix avec une émotion mélancolique. Sans doute, ma pauvre maman s’est promenée bien souvent, ici, et peut-être avait-elle aussi sa chambre dans cette tour… Mais comme tout paraît pauvre et en ruine ! Mes grands-parents doivent être bien peu fortunés pour laisser leur demeure en cet état.

— D’après les renseignements pris, ils sont totalement ruinés… Allons, ne demeurez pas à cet air vif auquel vous n’êtes pas accoutumée, ma chère, et finissez de vous habiller afin que nous allions à la recherche d’un déjeuner quelconque. On ne voit ni n’entend rien, dans cette singulière demeure, malgré l’heure avancée.

Xavier frappait en cet instant à la porte de sa sœur, en demandant quand on irait voir la mer. Miss Elson se décida à descendre avec lui afin de trouver à qui parler, pendant qu’Alix achèverait sa toilette. Un quart d’heure plus tard, la jeune fille et Gaétan, après quelques tâtonnements à travers les longs couloirs, pénétraient dans la salle où ils avaient dîné la veille.

Miss Elson et Xavier étaient assis devant des tasses de grosse faïence, que Mathurine emplissait de lait chaud. À l’entrée d’Alix et de son frère, la Bretonne se détourna et fixa sur ce dernier un long regard ému. Elle leur souhaita le bonjour d’une voix un peu tremblante et les servit à leur tour, puis elle s’éloigna.

Cette salle à manger était véritablement peu attrayante, avec ses fenêtres étroites et hautes à vitraux sombres, son pauvre ameublement, ses murs couverts d’une laide peinture éraillée. Aussi l’Anglaise et ses élèves s’empressèrent-ils d’expédier le déjeuner afin de retrouver de l’air et de la lumière.

— Allons voir la mer, dit la petite voix claire de Xavier quand ils se levèrent de table.

— Tout à l’heure, mon enfant, répondit miss Elson tout en secouant les miettes de pain attachées à sa robe. Je vais finir de ranger là-haut et vous accompagnerai ensuite… à moins que… Le parc est-il très sûr pour des enfants ? demanda-t-elle à Mathurine qui entrait.

— Oh ! tout à fait, madame. Il est absolument clos et, tout au bout, une petite terrasse le ferme du côté de la mer.

— S’il en est ainsi, Alix, vous pouvez y conduire vos frères. Je vous rejoindrai aussitôt que possible.

— Passez par ici, mademoiselle et messieurs, dit Mathurine en les précédant.

Elle traversa un corridor et, au bout d’un couloir transversal, ouvrit une petite porte donnant sur la cour. Alix et ses frères sortirent, et la servante fit quelques pas derrière eux.

— Voilà le salon où vous êtes entrés hier, dit-elle en désignant le rez-de-chaussée de la tour de Saint-Conan.

Par une petite porte vitrée, on distinguait en effet la pièce qui semblait déserte à cette heure.

— … Il y a, à côté, la chambre de Monsieur, puis une plus petite qui est celle de Madame. Mme Orzal habite au premier.

— Et ici ? demanda Alix en désignant le principal corps de logis et l’aile gauche.

— Ici, tout tombe en ruine et est désormais inhabitable. Il y avait là… (et son doigt désignait le perron de la cour d’honneur) des salles superbes, où les comtes de Regbrenz, il y a deux siècles, donnaient des fêtes dont parlait toute la Bretagne… Et puis le manoir a été saccagé pendant la grande Révolution, ses propriétaires n’y sont jamais revenus jusqu’au jour où le comte Hervé, votre grand-père, s’est trouvé obligé d’y établir sa demeure. L’aile droite seuie avait été à peu près épargnée, et ce fut là qu’ils se logèrent tous, eux, si accoutumés au luxe et aux fêtes !

Elle secoua mélancoliquement la tête en jetant un regard attristé vers les bâtiments chancelants de l’aile gauche.

— Dans peu de temps, ce côté-là s’en ira complètement, et déjà la tour de la comtesse Anne est tout à fait dangereuse.

Elle montrait la grosse tour, de mine toujours orgueilleuse et rébarbative malgré l’écroulement dont elle était menacée.

— Il y aurait un de ces jours un accident que je n’en serais pas étonnée, murmura-t-elle d’une voix troublée. Ce ne serait pas le premier !… Cette tour est mauvaise, mademoiselle, n’en approchez jamais.

Une étrange émotion transformait le visage de Mathurine. Elle se détourna pour rentrer, mais Alix posa la main sur son bras.

— Dites-moi, Mathurine, y a-t-il longtemps que vous êtes au service de mes grands-parents ?

— À peu près depuis toujours, mademoiselle. Mon père était l’un des fermiers de M. de Regbrenz et j’ai été placée toute petite chez eux.

— Alors, vous avez connu ma mère ?

Un frémissement secoua la servante, et, joignant les mains, elle murmura :

— Si je l’ai connue !… Elle était ma sœur de lait !…

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Alix, radieuse, en saisissant les mains durcies de la paysanne. Je pourrai donc vous parler d’elle, connaître la vie qu’elle menait ici…

— Mademoiselle !… mademoiselle !… balbutia la servante dont la physionomie exprimait un douloureux bouleversement… Pourquoi êtes-vous venue ici ?… Pourquoi ?…

Elle s’interrompit brusquement. Le bruit léger d’une fenêtre qui s’ouvrait se faisait entendre au-dessus de la tête des causeuses… Mathurine mit un doigt sur ses lèvres et rentra précipitamment.

— Eh bien ! que faites-vous là, Alix ? dit une voix douce, qui fit courir un frisson sous l’épiderme de la jeune fille.

Celle-ci demeurait toute stupéfaite de la brusque retraite de Mathurine… Reprenant un peu possession d’elle-même, elle avança de quelques pas et, levant la tête, vit à une fenêtre Mme Orzal en peignoir clair orné de dentelles. Elle balbutia : « Bonjour, madame », le mot de tante ne parvenant pas à sortir de ses lèvres.

— Bonjour, ma petite… Pourquoi rester plantée là ? Vos frères s’impatientent… Allez donc faire connaissance avec le parc.

L’organe de Georgina conservait son velouté et son charme, mais il était aisé de discerner dans l’intonation une certaine sécheresse impérieuse… Alix obéit à l’invitation en allant rejoindre ses frères qui avaient pénétré dans le parc.

Allées et sentiers avaient disparu, et le pied foulait un tapis herbeux sur lequel les ronces s’entrelaçaient à loisir. Autour des enfants, les feuilles rousses ou jaune pâle voltigeaient, pour venir s’ajouter à la couche sèche que les pas faisaient craquer sans relâche. À tout instant, les jeunes promeneurs butaient contre les souches d’arbres dissimulées par ces feuilles… C’étaient là les seuls vestiges des arbres majestueux qui avaient sans doute orné ce parc et qu’un abattage sans pitié avait supprimés… probablement lorsque les Regbrenz s’étaient trouvés à bout de ressources.

La brise arrivait, plus forte, exhalant une pénétrante senteur marine ; à travers les troncs grêles s’entrevoyait un horizon bleu sombre tout rayonnant de lumière blonde. Gaétan se précipita et sa voix vibrante cria joyeusement :

— Alix, la mer !

En quelques pas rapides, la jeune fille eut atteint une petite terrasse fermée par une balustrade de pierre couverte de lichens. Dans sa paisible et radieuse splendeur, la mer s’étendait devant elle…

Enivrée d’admiration, elle s’accouda à la balustrade pour la contempler.

Sans doute était-ce le sang des vieux Regbrenz, écumeurs de mer du temps jadis, hardis marins des siècles suivants, qui s’agitait dans les veines de leur descendante à la vue de l’élément superbe et terrible, leur dévorante idole ? Ils étaient nombreux, ceux de sa race qui avaient trouvé une sépulture dans ces profondeurs mystérieuses…, mais leurs enfants n’en avaient que plus ardemment aimé cet Océan meurtrier, honorant en lui, semblait-il, l’immense et mouvant linceul, la tombe glorieuse de leurs aïeux. Dans l’impression puissante ressentie par Alix, il y avait comme une révélation de cette passion ardente, de l’invincible maîtrise qui enchaînait ses ancêtres à la terrible charmeuse.

— Alix !

Elle se détourna brusquement. Près d’elle était Gaétan absorbé dans la même contemplation, mais Xavier ?… Déjà saisie de crainte, elle fit quelques pas et aperçut l’enfant sur une petite pente conduisant à une porte percée à la base de la terrasse.

— Que fais-tu là, Xavier ? Remonte bien vite !

— Non, je veux aller voir la mer tout près… Il y a une porte, là, dit le petit d’un ton plaintif.

— Nous n’avons pas la permission de l’ouvrir. D’ailleurs, la clef ne doit pas y être.

Descendant à son tour, elle vint près de la porte et constata qu’une énorme clef se trouvait dans la serrure rouillée. À sa grande surprise, elle la fit tourner facilement et entrouvrit un peu le battant… Là se trouvait une petite plage de sable fin, vers laquelle la marée montante roulait ses vagues courtes et écumeuses.

— Nous verrons tout à l’heure si miss Elson nous permet de sortir un peu, dit Alix en repoussant doucement son frère.

Au milieu de ses réflexions, elle leva la tête et regarda machinalement dans la direction du petit promontoire. Un homme sortait précisément de la maisonnette noire, se dirigeant d’un pas nonchalant vers une petite anse où se balançait une barque ornée d’un mât. De cette distance, on ne pouvait distinguer le visage du personnage, d’ailleurs coiffé d’un large chapeau retombant. Il était de haute taille et paraissait vêtu grossièrement. Ayant atteint la barque, il sauta dedans et, saisissant les avirons, s’éloigna lentement.

Il flânait sur la mer, évoluant en courbes gracieuses, tantôt se rapprochant de terre, un peu après devenant un gros point noir à l’horizon… Et enfin il disparut derrière les roches énormes dont le littoral était bordé.

Gaétan, qui ne l’avait pas quitté du regard, se retourna vers sa sœur.

— Je voudrais savoir ramer pour me promener comme cela, dit-il avec un désir ardent dans ses beaux yeux gris. J’apprendrai… dis, Alix ?

— Oui, oui, bien certainement, répondit-elle, heureuse de le voir prendre intérêt à quelque chose. Tu auras tout ce qu’il faut pour devenir fort et vigoureux…, ce qui ne devra pas te faire oublier un autre travail, mon Gaétan.

Subitement, la physionomie de l’enfant se transforma. Le front plissé profondément et le regard dur, il répondit d’un ton bref :

— Je ne travaillerai plus… Puisque vous me forcez à venir ici, je ne veux plus m’occuper d’études. Je deviendrai un paysan…

Et ce n’était pas là une simple bravade d’enfant boudeur… La farouche résolution étincelant dans les yeux de Gaétan le démontrait clairement. Il y avait dans ce regard une promesse de luttes sans nombre contre cette volonté opiniâtre…, mais, pour l’instant, Alix jugea prudent de laisser tomber le débat. Il serait temps de le reprendre dans quelques jours, alors qu’il leur faudrait organiser cette nouvelle vie.

L’arrivée de miss Elson vint fort heureusement changer le cours des idées de Gaétan. À la suite de l’institutrice, les enfants descendirent sur la petite grève et se mirent en devoir d’explorer les rochers sous la conduite de leur sœur. Pour quelques instants, Alix oublia ses préoccupations et redevint enfant, imitant Gaétan qui sautait de roche en roche, sans plus songer aux farouches pensées de tout à l’heure.

Le petit garçon gagna ainsi le promontoire et la maisonnette trapue, hâlée par les embruns, crevassée sous l’assaut des furieuses tempêtes. Il jeta un regard à travers la vitre sale, couverte, à l’intérieur, d’épaisses toiles d’araignée, et, ne distinguant rien, souleva sans façon le loquet de la porte.

Une seule pièce composait cette petite maison. Le sol était en terre battue, des poutres enfumées traversaient le plafond et, sur les murs, noirs de propreté, retombaient les draperies grises et légères tissées par les diligentes araignées. Dans l’âtre primitif, faisant face à la porte, se dressait un amas de cendres et de débris carbonisés. Une table en bois brut, quelques misérables chaises dépaillées, une petite armoire de chêne aux sculptures naïves, mais charmantes, une sorte de lit en planche garni de varech et couvert d’une étoffe grossière, tel était l’ameublement de ce logis. Quelques engins de pêche pendaient au mur, ainsi que deux carabines élégantes, fort déplacées au milieu de cette misère.

— Gaétan ! quel sans-gêne ! s’écria Alix qui arrivait avec Xavier. Que fais-tu ici ?

— Je regarde… mais il n’y a rien à voir, dit-il dédaigneusement. Qui est-ce qui peut habiter dans une si vilaine maison ?

— Mon pauvre Gaétan, tu n’as aucune idée de la misère ! Combien ont des logis pires que celui-ci !… Au moins, ici, il y a de l’air à souhait, une vue incomparable, des murs suffisamment épais pour protéger du froid et de la chaleur. C’est sans doute la demeure d’un pêcheur… Xavier, veux-tu laisser cela ?

Le petit garçon, fidèle à son caractère fureteur, venait d’ouvrir l’armoire. Elle renfermait un certain nombre de bouteilles contenant différents liquides aux nuances variées, avec des étiquettes portant ces mots : vermouth, absinthe, sherry-brandy… À côté se voyaient un verre, un pain gris entamé, un large morceau de lard et quelques livres brochés.

— Allons, referme cela, dit sévèrement Alix en s’avançant vers son frère. Tu es vraiment trop curieux, Xavier ! C’est là un très vilain défaut, dont tu dois bien vite te corriger.

Tout en parlant, elle poussait le battant de l’armoire, mais un livre, sans doute posé au bord, tomba à terre. La jeune fille se baissa pour le ramasser et, machinalement, regarda le titre… D’un geste d’horreur méprisante, elle le remit précipitamment sur la planche. Elle se rappelait avoir entendu son père stigmatiser l’auteur impie et dégradé de cet ouvrage, dont le seul contact lui produisait l’effet d’un fer rouge.

En ramenant ses frères vers miss Elson, il lui vint à l’idée que Gaétan pourrait, bien facilement un jour ou l’autre, revenir vers cette demeure souvent déserte, sans doute, si son propriétaire était pêcheur. Pour peu que l’un de ces volumes demeurât sur la table, l’enfant l’ouvrirait par curiosité ; il lirait certainement, car la lecture était pour lui une passion… Il lirait ces œuvres infâmes, et le poison s’infiltrerait en cette âme jeune, ardente, précocement intelligente… À tout prix, il fallait prévenir cet épouvantable malheur — mais de quelle façon ? Et, lui défendre de retourner sur le promontoire, c’était fatalement l’inciter à le faire en cachette.

— Il faudra veiller sur lui le mieux possible, dit miss Elson à qui elle confia son nouveau tourment en revenant vers le manoir. D’ailleurs, en lui montrant l’indiscrétion de semblables incursions dans la demeure d’autrui, fût-elle celle d’un mendiant, il y a lieu d’espérer que l’enfant, ayant déjà très vif le sentiment des convenances sociales, ne retombera pas dans sa faute.

— Quelle tristesse de voir un être humain empoisonner ainsi sa pauvre âme ! murmura Alix en songeant à l’habitant inconnu de la maisonnette. Combien cet homme doit être malheureux et dégradé !

En arrivant en vue du manoir, l’Anglaise et ses élèves aperçurent Mme Orzal au seuil du salon situé au rez-de-chaussée de la tour.

— Le déjeuner est prêt, annonça-t-elle lorsqu’ils furent un peu rapprochés.

Et, leur faisant signe de la suivre, elle rentra dans le salon.

M. de Regbrenz et sa femme étaient assis à la même place que la veille. La vieille dame leva vers les enfants son regard inconscient, et une sorte de vague sourire passa sur sa physionomie. Le comte se détourna un peu vers eux, marmotta entre ses dents un bref « bonjour » en réponse à leur salut respectueux et reprit la lecture d’un vieux journal, froissé et sale.

— Venez donc déjeuner, mon père ! dit Georgina avec impatience. Voilà un quart d’heure que Mathurine est venue nous prévenir… Ces nouvelles vieilles de deux mois ne peuvent avoir un intérêt palpitant.

— Eh ! qu’elles soient de deux mois, de dix mois, de deux ans, que m’importe ! mâchonna-t-il furieusement entre ses dents. Que le monde marche à sa guise, je ne m’en inquiète plus maintenant… Oui, le monde est stupide, véritablement !… N’ai-je pas raison, mon garçon ?

Il s’adressait à Gaétan, avec un ironique sourire qui relevait sa lèvre mince sur ses dents encore subsistantes.

— Je ne crois pas, grand-père, dit gravement l’enfant. Il y a des gens très bons…

— Petit sot !… Personne n’est bon, entends-tu ! s’écria aigrement le vieillard, dont la voix, pour la première fois, s’éleva à un diapason un peu haut.

Il s’était redressé sur son fauteuil et une sorte d’animation se lisait dans ses yeux verdâtres.

— En as-tu connu, des gens réellement bons ?

— Oui, oh ! oui, beaucoup ! Il y a d’abord ma sœur Alix…

— Tu pourrais nommer avant notre cher père et maman, si noble et bonne…

Le cœur d’Alix battait fortement, tandis qu’elle se jetait ainsi avec courage sur ce terrain inconnu… L’effet fut instantané. M. de Regbrenz se renversa dans son fauteuil et, sur son visage ravagé par l’âge, sa petite-fille put discerner une émotion violente, mélange de colère et de terreur.

— Ma petite, veuillez vous abstenir de parler ici de… votre mère, dit à l’oreille d’Alix une voix un peu sifflante. Jamais mon père n’oubliera le passé.

En tournant la tête, Alix rencontra deux yeux étincelants et, sous la flamme de colère s’en échappant, elle frémit un peu. Dans ces prunelles fascinantes, il lui sembla lire soudain une mystérieuse menace… mais, courageusement, elle se redressa en répondant avec énergie :

— Eh quoi ! madame, voudriez-vous empêcher des enfants de parler de leur mère ?… Au moins faudrait-il leur en donner des raisons.

Mme Orzal s’était ressaisie complètement. Son regard se voila de douceur et sa main, en un geste de protection, se posa sur l’épaule d’Alix, qui se raidit pour ne pas reculer.

— Vous les connaîtrez un jour, enfant, dit-elle avec un calme nuancé de compassion. Pour l’instant, contentez-vous de faire ce que je vous demande… Croyez-moi, Alix, ce sera beaucoup mieux ainsi, pour nous et pour vous.

Elle appuya fortement sur ce dernier mot et la petite lueur menaçante traversa de nouveau son regard.

— Allons, père, décidez-vous : le déjeuner ne sera plus mangeable.

Le vieillard se leva péniblement. Il avait été de haute stature, mais son corps était désormais lamentablement courbé… En s’appuyant sur une canne, il marcha vers la porte, non sans jeter au passage sur Alix un regard malveillant.

— Maman, dépêchez-vous ! dit sèchement Georgina.

Mme de Regbrenz avait suivi la scène précédente avec une vague inquiétude… À la voix impérieuse de sa fille, elle tressaillit, se souleva avec lenteur et fit quelques pas. Mais sa démarche était extrêmement chancelante… D’un mouvement spontané, Alix se trouva près d’elle.

— Voulez-vous vous appuyer sur moi, grand-mère ?

Et, joignant le geste à la parole, elle tendait son bras vers l’aïeule. Celle-ci regarda avec surprise le charmant visage si attirant dans sa grâce un peu triste et, sans hésiter, passa sa main sous ce bras secourable. Elles longèrent ainsi le grand corridor sombre qui menait à la salle à manger, où les avait précédées M. de Regbrenz.

— Mettez-vous ici, Alix, dit Georgina qui venait derrière elles.

Un pli profond barrait son front, et son intonation était brève et mécontente.

La jeune fille s’assit à la place désignée, c’est-à-dire à gauche de son grand-père… Mais une voix ténue, plaintive, s’éleva aussitôt.

— Pas là…, ici, disait Mme de Regbrenz en désignant un siège près d’elle.

Et elle fit un signe timide à Alix, qui se leva aussitôt.

Pas du tout, c’est votre place ici, dit impérieusement Georgina en arrêtant sa nièce. Maman ne sait ce qu’elle dit… Mettez-vous près de votre grand-mère, Gaétan.

— Ici… à côté…, répéta la vieille dame du même ton plaintif.

Sa main se posa machinalement sur la tête de Gaétan… Au contact de cette chevelure souple et soyeuse, Mme de Regbrenz tressaillit et, en regardant l’enfant, elle murmura d’un accent incertain :

— Gaé… tane…

Georgina recula bruyamment sa chaise pour s’asseoir et le comte appela Mathurine avec impatience. Le repas commença dans le silence, mais, un peu après, la conversation s’engagea entre Mme Orzal et miss Elson. Georgina possédait une instruction brillante et avait fait, pendant ses deux ans de mariage, de fréquents voyages dans les principales capitales de l’Europe. Elle savait, en outre, causer avec aisance et agrément, et miss Elson fut frappée de son intelligence extrême, de son charme indéniable, que les premières atteintes de l’âge n’avaient pu faire disparaître. Une coquetterie savante présidait à sa toilette, et sa belle chevelure se relevait en ondes élégantes au-dessus de son front très blanc. Mais il ne fallait pas un œil bien exercé pour découvrir que la robe de voile écru était passablement fanée et de mode peu récente, malgré les ingénieux arrangements, les dentelles et les nœuds de satin mauve.

M. de Regbrenz ne prenait point part à la conversation, mais l’interrompait parfois pour récriminer sur les plats présentés par Mathurine. Les œufs n’étaient pas frais…, la sauce de ce poisson était atrocement mal faite… et ces poires cuites, dures comme la pierre !…

— Cette Mathurine cuisine abominablement…, je te l’ai déjà dit cent fois, Gina ! déclara-t-il à la fin du repas, en se versant un cinquième petit verre d’eau-de-vie.

— Eh bien ! père, nous prendrons une cuisinière un peu meilleure, dit paisiblement Mme Orzal. Aussi bien, Mathurine ne pourrait suffire, maintenant que nous sommes plus nombreux. Elle passera au rang de femme de chambre, ce qui lui conviendra beaucoup mieux, et j’irai chercher quelqu’un à Vannes ou à Lorient.

— À la bonne heure, voilà une excellente idée ! dit M. de Regbrenz qui semblait fort animé et s’essayait à redresser sa tête penchée. Tu nous feras servir des plats plus nombreux et mieux choisis, car j’en ai assez des ragoûts de légumes et des choux sans beurre… Et puis du bon vin, tu sais !

Il se leva lentement et saisit la canne posée près de lui… Mais une pensée subite lui traversa l’esprit.

— Où est donc Even ? Voilà trois jours que je ne l’ai vu.

Mme Orzal haussa légèrement les épaules.

— Il est sans doute en mer, ou à Ker-Mora…, à moins qu’il ne soit tout simplement dans la tour. Il réapparaîtra un de ces jours… Vous pouvez rentrer chez vous, enfants, ou aller dans le parc.

Ils ne se firent pas répéter l’invitation.


Devant la fenêtre, ouverte un instant pour rafraîchir ses joues brûlantes, Alix nattait sa chevelure brune en regardant le ciel où s’amoncelaient les nuages… Mais son oreille perçut tout à coup un bruit de pas légers et, vaguement, elle distingua une silhouette masculine qui paraissait venir du parc en se dirigeant vers la tour de la comtesse Anne.

Un petit frisson agita les épaules de la jeune fille à la pensée que cet homme pouvait être un malfaiteur. Elle était peu accessible aux frayeurs irraisonnées, mais savait prendre une énergique décision devant le danger immédiat. Réunissant promptement ses longs cheveux, elle gagna la petite antichambre afin de prévenir miss Elson, qui venait de rentrer dans sa chambre.

Mais, au moment de frapper, elle s’arrêta. Dans l’escalier s’entendait un pas lent, un peu pesant, qui était celui de Mathurine. Alix s’avança et, ouvrant la porte, se trouva en face de la servante.

— Que désirez-vous, mademoiselle ? demanda Mathurine en jetant un regard surpris sur la jeune fille, vêtue d’un simple jupon et d’une camisole.

— Il y a quelqu’un dans le parc, Mathurine…, un homme qui se dirige vers la vieille tour…

La lampe vacilla légèrement entre les mains de la Bretonne.

— Rassurez-vous, mademoiselle, il n’y a rien à craindre. Ce n’est pas un voleur…, c’est M. Even, dit-elle brièvement.

— Ah ! tant mieux ! J’avais un peu peur, Mathurine… Mon oncle n’habite pourtant pas cette tour en ruine ?

Un profond soupir souleva la poitrine de Mathurine.

— Si, si, mademoiselle, et c’est pour cela que je crains encore quelque malheur. Hélas ! qu’y puis-je faire, cependant ?… Ah ! mademoiselle, que Dieu vous préserve de connaître toutes les vilenies qui se sont passées ici !… Oui, que le ciel vous en préserve ! répéta-t-elle avec force.

Ses yeux noirs, demeurés superbes dans son visage flétri, brillaient d’une flamme singulière… Alix lui saisit la main.

— Qu’y a-t-il eu, Mathurine ?… Vous savez pourquoi ma mère est partie d’ici ?

La servante recula avec effroi et sa main se retira précipitamment.

— Non, non, mademoiselle… Je ne sais trop ce que je dis, ce soir. N’y faites pas attention… Bonsoir, mademoiselle, et ne pensez pas à tout cela…

Elle s’éloigna rapidement, mais, tandis qu’elle gravissait l’étroit escalier conduisant au second étage de la tour, Alix entendit encore une fois un long et douloureux soupir.

Le lendemain, il pleuvait à verse. Alix se rendit à la tour afin de prendre la corbeille à ouvrage de miss Elson et redescendit aussitôt pour revenir à la salle où elle avait laissé les enfants avec l’institutrice.

Mais elle s’aperçut tout à coup qu’elle s’était trompée parmi les couloirs et s’enchevêtrait dans cette vieille demeure. Celui où elle se trouvait débouchait dans une salle immense, au plafond en forme de voûte, qui avait dû être la salle à manger du manoir au temps de ses splendeurs. Malgré l’obscurité — car les volets des quatre fenêtres étaient clos — Alix distingua le parquet défoncé, les boiseries sculptées arrachées, la belle cheminée de pierre en partie brisée. Les murs, encore garnis en certains endroits de lambeaux de tapisserie, montraient de menaçantes crevasses, et les débris épars sur le sol étaient les preuves irrécusables de cette décrépitude.

Alix, en avançant, se trouva dans une seconde pièce, plus vaste encore, un peu éclairée par la lueur filtrant d’un volet mal joint. Là avait dû se trouver le principal salon de réception. Des boiseries blanches, il ne demeurait que des vestiges salis par la poussière et l’humidité. Le plafond, lamentablement crevassé, gardait des traces de peinture et même une tête d’enfant, bien conservée, souriait à l’un de ses angles. La cheminée de marbre blanc veiné de rose gisait à terre, brisée en plusieurs morceaux.

Et les pièces suivantes présentaient le même aspect de dévastation. Une humidité froide tombait sur les épaules et, dans l’atmosphère renfermée, flottait une odeur forte, relent de moisissure et de poussière. De ces salles délabrées, à jamais abandonnées, s’exhalait une impression de poignante mélancolie.

Tout en la ressentant vivement, Alix avançait toujours, attirée par le mystère de ces salons clos, voilés d’ombre, où se réunissait, deux siècles auparavant, l’élite de la noblesse bretonne. La Révolution avait passé là et jamais la demeure seigneuriale ne s’était relevée de ce coup. Insouciance de la part de ses maîtres… ou pénurie d’argent ?… On ne savait, mais le vieux manoir avait été irrémédiablement condamné à la ruine et à l’oubli.

En marchant toujours, après avoir traversé des corridors, des salles où son pied, à tout instant, heurtait quelques débris, Alix se trouva au seuil d’une longue et étroite galerie. La dernière des six fenêtres occupant toute une paroi était ouverte et le jour grisâtre, éclairant le mur opposé, permit à Alix de voir quelques portraits qui y étaient appendus. Sur le sol pavé de marbre — lequel était brisé en partie — gisaient pêle-mêle d’autres toiles. Alix s’approcha et en retourna plusieurs pour les examiner.

Il y avait là des costumes de tous les temps, depuis l’armure et le heaume emplumé des chevaliers jusqu’au fichu de mousseline et au bonnet garni de dentelle d’une jeune femme contemporaine de la Révolution. Tous ces seigneurs et plusieurs de ces nobles dames présentaient le type parfait des Regbrenz : la chevelure d’un blond admirable, les yeux gris à l’expression profonde et charmeuse, l’allure fière, souvent hautaine, tempérée, chez les femmes, par une grâce extrême.

Deux portraits concentrèrent surtout l’attention d’Alix : un jeune seigneur vêtu de velours noir, coiffé d’un grand feutre Louis XIII, dont la longue plume retombait sur ses cheveux blonds, et un chevalier couvert d’une riche armure. Ils étaient de la même race — on ne pouvait le méconnaître à certains traits caractéristiques — et cependant, comment comparer la belle physionomie du premier, éclairée par le lumineux et fier regard de ses grands yeux gris, à celle du chevalier, jeune encore, mais creusée de rides précoces, endurcie par quelque implacable souci ?… L’un était l’incarnation de la jeunesse radieuse, vibrante d’ardeur et de foi ; l’autre laissait voir dans ses yeux mornes une désillusion amère… Ce regard farouche et dur fit frissonner Alix. Elle retourna le tableau et jeta un coup d’œil autour d’elle avant de rebrousser chemin.

Là-bas, au bout de la galerie, se voyait une large porte de chêne à deux battants. La jeune fille eut un instinctif mouvement de recul en s’apercevant que l’un d’eux s’ouvrait lentement…

Avant qu’elle eût le temps de s’éloigner, une forme masculine se dressa sur le seuil… N’était-ce pas le chevalier qu’elle regardait tout à l’heure ? Cette longue barbe blonde entourant un visage maigre, creusé, extrêmement halé, ce front haut et ridé, ce regard tout à la fois morose et dur… Oui, tout y était. Il ne manquait, en vérité, que l’armure. Ce personnage était prosaïquement vêtu d’un pantalon de toile grise et d’un veston en drap grossier, fort râpé.

Il s’arrêta quelques secondes dans une attitude stupéfaite et Alix sentit peser sur elle le regard glacé qui venait de l’affecter si désagréablement dans le portrait du chevalier. Le même petit frisson que tout à l’heure saisit la jeune fille.

D’un mouvement brusque, l’inconnu recula, et la porte se referma avec violence… Alix, un peu tremblante, s’empressa de quitter la malencontreuse galerie.

Était-ce donc là Even de Regbrenz ?… Mais quoi ! cet homme semblait déjà d’un certain âge, tandis qu’Even devait avoir de trente-deux à trente-trois ans… Et comment supposer que ce personnage pauvrement vêtu, d’apparence farouche et désagréable, fût celui que dépeignait dans l’une de ses lettres Alix de Regbrenz ?… cet Even au grand cœur, à l’intelligence si remarquable, ce preux chevalier auquel on ne reprochait qu’un peu de fierté et de recherche dans sa tenue, ce frère qui ressemblait tant à Gaétane ?… Impossible ! Celui qu’elle venait de voir était, sans doute, quelque parent de passage.

Tout en songeant ainsi, Alix avait retraversé salons et couloirs et parvint enfin à retrouver la salle où les enfants jouaient sous la surveillance de miss Elson.

— Mais qu’avez-vous donc fait, ma chère ? s’écria l’Anglaise. Votre robe est pleine de poussière !… Et comme vous semblez émue !

La jeune fille lui narra alors sa promenade dans les salles abandonnées et la désagréable apparition du peu avenant inconnu, qu’elle avait un instant supposé être son oncle Even.

— Il faudra que je m’informe près de Mathurine, conclut-elle. Mais comme il est étonnant que nous n’ayons pas encore vu mon oncle !… Oh ! miss Esther, ne pensez-vous pas que nous avons là une singulière famille ?

Sans répondre, miss Elson hocha doucement la tête. Son esprit, très juste et observateur, avait eu vite fait de pressentir, pour la nature aimante d’Alix, bien des blessures dans ses rapports avec sa parenté maternelle — des heurts terribles, peut-être, pour cette enfant charmante et extrêmement sensible. Les insondables lueurs du regard de Georgina donnaient fort à penser à l’Anglaise et, plus que jamais, elle se félicitait d’avoir suivi la jeune fille, encore inexpérimentée.

Une certaine impatience agitait Alix en attendant le déjeuner auquel, peut-être, assisterait le mystérieux personnage de tout à l’heure. Elle espérait voir Mathurine venir annoncer le repas et se préparait à l’interroger, mais ce fut le vieux visage de Fanche qui apparut dans l’entrebâillement de la porte.

— Vous êtes servis, dit-il laconiquement.

— Merci, Fanche, nous y allons tout de suite…Mais dites-moi… (et Alix se rapprochait du paysan) dites-moi donc, Fanche, si quelqu’un d’autre que M. Even de Regbrenz habite en ce moment la vieille tour.

Il la regarda de ses yeux vagues en répétant lentement :

— La vieille tour ?… Quelle tour ?

— Mais la tour de la comtesse Anne…

Il recula de trois pas. Sur sa face décomposée, Alix lut une véritable terreur.

— La tour de… Non ! non ! il n’y a personne… personne !… Oh ! non, elle n’y est plus…Mathurine l’a sauvée encore…

Il se détourna et s’éloigna aussi précipitamment que le lui permettaient ses jambes affaiblies.

— Voilà un brave homme qui me paraît avoir le cerveau passablement dérangé, fit observer miss Elson. Allons, enfants, en route ! Ne faisons pas attendre vos grands-parents.

En entrant dans la maussade salle à manger, encore plus assombrie aujourd’hui grâce au ciel pluvieux, Alix ne vit personne autour de la table, mais, en dirigeant son regard vers l’une des profondes embrasures, elle aperçut un homme de haute taille…, l’inconnu qui l’intriguait si fort. Appuyé contre la fenêtre, les bras croisés, les sourcils froncés, il regardait entrer l’institutrice et les enfants… Tout à coup, comme s’il sortait de quelque songe, il passa la main sur son front et, sans quitter sa mine hautaine, s’inclina légèrement pour saluer miss Elson et Alix.

— Ah ! te voilà, Even !… dit la voix calme de Mme Orzal.

Elle apparaissait à la porte, suivie de ses parents. Sans répondre, celui qui était décidément Even de Regbrenz s’approcha de la table et s’assit à la droite de sa mère. La vieille dame le regarda d’un air demi-craintif, demi-joyeux, et sa main fluette se posa, l’espace d’une seconde, sur le bras d’Even, qui ne parut pas s’en apercevoir.

— Tu étais donc en mer, tous ces jours-ci ? demanda M. de Regbrenz en dépliant sa serviette.

— Oui.

Ce monosyllabe tomba, très sec, des lèvres d’Even, coupant court à tout essai de conversation. Son père et Georgina ne parurent aucunement s’en émouvoir, et le déjeuner se poursuivit dans un silence à peine coupé par quelques mots de Mme Orzal, auxquels l’institutrice et Alix répondaient brièvement.

M. de Regbrenz semblait fort renfrogné et Even demeura absolument muet. Il mangeait avec appétit, se versait de grands verres de cidre qu’il avalait d’un trait et ne s’occupait en aucune façon des enfants de sa sœur.

À la dérobée, Alix l’examinait avec attention. Maintenant, elle découvrait en cet homme, vieilli avant l’âge, une vague ressemblance avec sa mère, comme une image très altérée de la belle marquise de Sézannek… Cet être impassible devait être en proie à quelque souffrance étrange, annihilé sous une force inconnue. On ne pouvait expliquer autrement sa glaciale indifférence envers ceux qui l’entouraient, son regard tout à la fois morne et farouche, les rides profondes de son front élevé… En le voyant ainsi, vêtu pauvrement, la barbe et les cheveux en désordre, Alix se demandait avec stupeur si elle avait bien entendu, si c’était là véritablement cet Even dont elle s’était fait un tout autre portrait.

— Georgina, j’ai un mot à te dire, annonça-t-il au moment où l’on se levait de table.

Il avait une belle voix pleine et grave, et, debout, développant sa taille élevée et souple, il possédait, malgré ses vêtements grossiers, une incontestable distinction.

Tandis que le frère et la sœur se retiraient dans l’embrasure d’une fenêtre, Alix sortit à la suite de ses grands-parents… Au moment où elle posait le pied sur la première marche de l’escalier de la tour, elle sentit une main se poser sur son épaule et, avant de s’être retournée, elle devina la présence de Georgina à l’instinctif frisson qui la secouait sous cet attouchement.

— Une petite communication que j’ai à vous faire, Alix… Vous êtes allée, ce matin, dans les appartements inhabités ?… En premier lieu, je dois vous prévenir qu’il y a là quelque danger. Murs et plafonds menacent ruine… Ensuite, vous ignorez probablement que mon frère s’est réservé les appartements de la vieille tour, ainsi que la galerie, et qu’il ne peut souffrir y voir quelqu’un, fût-ce moi-même. Mathurine seule y pénètre pour les stricts besoins du service. Vous comprenez donc, ma chère, qu’il se soit trouvé fort mécontent en vous voyant apparaître, ce matin, d’autant que — mieux vaut que vous le sachiez, n’est-ce pas ? — Even n’était pas d’avis que nous vous accueillions ici. Désormais, vous devrez vous abstenir de vous diriger de ce côté, sous peine d’exaspérer mon frère, qui est extrêmement irritable.

Sur ce petit discours prononcé avec calme, Georgina s’éloigna… Alix remonta dans sa chambre et, s’asseyant dans un vieux fauteuil déchiré, appuya sur sa main son visage pâli. La pluie tombait toujours, très fin, et le jour s’assombrissait tristement, malgré l’heure peu avancée… Aussi mélancoliques que ce temps d’automne étaient, en cet instant, les réflexions d’Alix. Une illusion, un espoir tenace venaient encore de s’évanouir pour elle.