Mercvre de France (p. 187-211).
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IX


Encore une installation ! Est-ce que ce sera la dernière ? C’est dans un village, à côté d’une petite ville, dont la gare se trouve tellement loin qu’on peut ne plus y croire au chemin de fer.

Nous sommes vraiment à l’auberge, cette fois, un ancien relais de poste, et l’aubergiste, au front, c’est la patronne qui nous reçoit. Elle possède une poitrine énorme sur laquelle on pourrait servir les clients, mais son visage de grosse brune est le plus beau du monde. Ses yeux francs ont un regard humide, très honnête et très doux. Elle parle lentement, se remue lentement, la vie coule en elle comme les flots d’une rivière paresseuse qui aura toujours le temps d’arriver. Elle est triste, stupéfaite, pour le reste de son existence, car ce qui l’a surprise en pleine prospérité ne s’explique pas : on gagnait bien, on ne faisait de mal à personne et voilà que tout s’arrête, que tout casse, le commerce et le fil social. Les hommes s’en vont : « Ils chantaient, Madame et Monsieur, que ça faisait peur ! » Puis, plus rien. On ne reçoit pas beaucoup de lettres et on ne comprend pas ce que racontent les journaux, « puisqu’on escamote les noms des pays et des gens ».

Ce village est un morceau de grand’route avec des maisons des deux côtés. Il se serre dans un corridor plein de courant d’air, entre deux collines où s’étagent des vignes. Notre chambre, il n’y en a qu’une, est si vaste que, séparée par un abondant rideau à fleurs, elle nous fera l’effet d’un petit appartement. On déballe, on range et on tâche de se persuader qu’on sera bien parce qu’il y a de l’air, de la lumière, qu’on verra un facteur avant déjeuner. Je suis prise d’un accès d’organisation, une fièvre violente qui me sépare du monde et ne me laisse pas le loisir de me plaindre. Je penserai plus tard. Je ne suis pas venue ici pour écrire des romans !… Il faut faire une penderie pour nos vêtements — il n’y a pas de placards — là, entre deux portes condamnées. La table de milieu est affreuse. Je vais découdre un peignoir en voile des Indes, qui n’est pas de mise ici, parce que bien trop voyant, et nous aurons un joyeux tapis de table. Le lavabo ? Mon Dieu, qu’il est petit ! La cuvette ressemble à une assiette à soupe… Ah !… dis donc, Gabrielle, où sont les… ? Gabrielle hoche la tête : « Ce n’est pas encore le rêve, maman ! Ils sont au diable, dans la cour… il faut passer devant un tas de fumier ! » Ô Touring-Club de France !… tu n’es pas venu, dans ce coin… et c’est dommage. « Voyons…, voyons…, tu exagères ! Tiens, tu m’impatientes ! Va te promener ! Tu mettras ta lettre à la poste. » J’ai besoin d’être calme pour tirer mes plans d’organisation.

Les chats gambadent sur le carreau vieux-rouge de la chambre. Les rats, juchés tout en haut d’une armoire immense, une lingère d’autrefois, font leur toilette, me guettant de leurs petits yeux de perles, noires ou rubis, en se fichant un peu de moi : « Va ! Va ! Démène-toi ! Elle a raison, ta fille, ce n’est pas le rêve ! Nous avions, là-bas, une ratière pour nous trois aussi vaste que cette chambre d’auberge en rideaux de cotonnade et tu nous laissais ronger des rideaux du Daghestan… oui ! oui… on les rongeait, sous les franges ! Si tu crois que l’on va rester sur le haut de l’armoire… tu ne nous as pas bien regardés ! » Chonchon voudrait bien descendre sur mon épaulé. Je le prends, en grimpant sur une chaise, et je continue mon remue-ménage pendant qu’il me lèche délicatement le lobe de l’oreille. Il me souffle des choses très affectueuses, car c’est un bon rat. « Ch ! Ch ! Pff ! Pff ! » — « Certainement, Chonchon, tu auras du sucre ! »

Les serrures ne ferment pas. Il faudra en référer au bon compagnon, mécanicien, quoique sans outil. En revanche, les lits sont excellents et d’une propreté irréprochable. C’est ahurissant comme il sort des choses de ces valises, du strict nécessaire ! J’ai même emporté de quoi écrire et je n’ai pas le souvenir des gestes que j’ai eus dans ce dernier jour du condamné à l’exil. L’ordre et la méthode sont, au fond de l’individu, comme l’instinct de conservation au fond de l’animal. Mes rats m’ont appris à faire des provisions et à entasser sans perte de temps ni de denrées… Chonchon ? Tu es inquiet ? Il y a quelqu’un derrière la porte ?… En effet, voici une petite bonne : « Madame, je viens pour vous aider !… » Chonchon saute en l’air et retombe sur la table. La petite, elle, tombe assise sur la chaise, les jambes coupées par la peur du rat et son fou rire nerveux : « Est-ce qu’il va me sauter à la figure ? » Chonchon, qui a encore plus peur, fait face, bravement, assis sur son derrière, ses petits poings fermés en avant. « Oui et non. Oui, si vous essayez de le prendre… Non, si vous lui offrez un morceau de sucre. » « Oh. ! qu’il est beau ! Qu’il est drôle ! Ce n’est pas un rat, quelle bête que c’est ? J’en ai jamais vu de noir et blanc ! Et les chats qui n’y font même pas attention ! » La glace est rompue « Il me faudra des serviettes, de l’eau, beaucoup plus d’eau que ça !… Vous n’aurez aucun ménage à faire, mais vous serez payée comme si vous le faisiez, souvenez-vous-en. Vous servirez ici les repas, c’est-à-dire vous les apporterez, et ma fille et moi mettrons le couvert… Comprenez-vous ? C’est à cause des animaux, nous ne voulons pas qu’on puisse en être ennuyés. » La petite au visage clair et frais, un peu poupin, s’épanouit. Je lui donne un ruban, des bonbons et à son tour elle donne un bonbon à Chonchon, toujours sur la défensive : il l’accepte, me regarde, la regarde et le lui lance dédaigneusement sur son tablier.

La petite se tord. Chonchon remonte à la tour de l’armoire offensé dans sa dignité de favori : quand ce n’est pas moi qui offre la friandise, ça n’est pas bon, ce n’est pas du sucre. Est-ce qu’on le prend pour une bête ! Lui qui a sur le dos le grand écusson noir des rats de qualité !…

La petite bonne bavarde tout en brossant un manteau : « C’est-y si grand qu’on raconte, Paris ? » Ah ! elle voudrait tant y aller ! Est-ce que c’est vrai qu’on y gagne ce qu’on veut ? Elle est la petite bonne et la nièce, en même temps. Sa tante ?… « Vous y fiez pas, Madame, elle a l’air doux, mais elle a sa tête, allez, une rude au travail qui ne permet pas de flâner ; je suis partout à la fois, ici, à la cuisine, au marché, au jardin, à l’étable… et puis, vous ne savez pas, ma tante… elle est bouchère… oui… depuis que l’oncle est parti aux armées, c’est elle qui tue… » À mon tour, d’être étonnée : « Une femme ? Et elle en a la… force ? » — « Oui, Madame, aussi vrai que le jour nous éclaire. Elle est douce, pas colère, pour ça, non, elle ne crie pas, mais elle abat l’ouvrage comme un homme… et un veau avec. »

Ou a beau dire ! la vie n’est pas simple en temps de guerre. Puis on me raconte l’histoire des boches. C’est mon éternelle chance… ou ma particulière persécution. Toutes les femmes, après cinq minutes d’entretien, me confient un secret de la plus haute importance. Je démêle, tout en ouvrant les tiroirs d’une commode, qu’un espion boche demeure au village, dans la maison aux voleta ripolinés. C’est le mari d’une Allemande qui est donc boche, par sa femme, comme de juste, et, un soir, on est allé lui faire la police, taper des casseroles contre ses murs et envoyer des pierres dans les vitres. La petite bonne en était… et voilà qu’ils ont porté plainte et qu’elle s’imagine qu’ils ont dû la reconnaître. Alors, elle vit dans les transes… des fois que sa tante le saurait. (Si je pouvais remonter dans ma tour, moi aussi !) Enfin, je risque des conseils. Je promets le silence sur cette dramatique affaire. Chonchon lui envoie ses épluchures sur les cheveux¬

Le bon compagnon revient, rapportant le communiqué. La petite bonne se sauve avec les marques du plus profond respect pour le ruban du Monsieur de Paris. Elle a l’air d’aimer les rubans, particulièrement ceux qu’on se met au corsage « Alors ? » — « Nous serons très bien ! C’est simple, c’est frais, c’est naïf, tout semble naturel. » Je me garde : bien de lui dire que la grosse brune tue elle-même et que la petite blonde casse les vitres… Je ne tiens pas à souligner la vie qui exagère plus que moi. Et les prix sont ridicules, étant donné l’excellence de la nourriture. On met de la crème et du beurre frais dans tout, on vous sert du poulet à l’ancienne, qu’aucun des grands restaurants de là-bas ne pourrait établir à des prix pareils. Gabrielle s’entendra très vite avec la petite bonne et les confidences iront leur train d’une nature plus tendre, naturellement, entre jeunesses.

Au soir, nous ouvrons nos fenêtres sur la gloire paisible des campagnes. Elle est dominée, en face de nous, par la croix menaçante d’un cimetière qu’on devine sous d’épaisses frondaisons.

La boucherie est en bas, le cimetière est en haut… C’est la vie.

Un accident, un incident tout au plus, m’est arrivé, ma première nuit d’auberge de grand’ route. Je me suis rappelé le mot de Gabrielle et je suis allée… au diable, en marchant tout doucement pour ne réveiller personne. En ouvrant la porte de la cour avec précaution (heureusement), j’ai entendu un grognement de vieil homme de caractère difficile, puis, par l’entrebâillement, des crocs se sont plantés dans ma cuisse. J’ai pu repousser le battant de toutes mes forces et le reverrouiller ; je suis remontée rapidement, n’ayant plus du tout envie d’aller au diable. J’ai tenu, tout le reste de la nuit, une éponge imbibée d’eau de toilette sur ma cuisse, car, je ne le connaissais pas, moi, ce chien. Il ne grognait pas quand je l’ai vu. Au jour, il n’est pas terrible, car on ne l’attache pas. « Est-ce qu’il t’a mordue ? » demande le bon compagnon. « Il a eu l’intention, je crois. » Son intention n’a d’ailleurs aucune vilaine apparence. La plaie est déjà cicatrisée et je n’ai pas besoin d’exhiber cette blessure… C’est le métier de l’exil qui entre, comme dirait un humoriste.

Ta queue ! est un très bon chien de garde. Il est absolument fou, mais sans malice. La nuit, il ne veut rien savoir des intrus qui pénètrent dans sa cour, voilà tout. Le jour, il tourne après sa queue. C’est son sport, c’est son triomphe. N’importe qui lui donne l’ordre de tourner : il tourne. Pour actionner ce prodigieux moteur, on n’a qu’à lui dire, de plus en plus rapidement : « Ta queue ! Ta queue ! Tac… tac… tac…,. » Un enfant de quatre ans le fera tourner à mort, jusqu’à ce qu’il s’effondre, langue pendante et pattes raides. L’innocent, que tout village qui se respecte doit présenter aux voyageurs, n’a pas de meilleure récréation et Dieu sait s’il en abuse. Paralysé des jambes, restant assis toute la journée sur une chaise basse en bois brut qu’il traîne sous lui quand il veut éviter le soleil, je l’entends crier : Ta queue ! Tac… Tac…, tac…, toute la journée et le chien tourne, tourne… pour se reposer, la nuit, en veillant, immobile, à l’entrée de la cour.

On a visité ce village, innocent lui-même comme l’idiot et comme le chien. Devant, c’est une grande rue fort moderne : le boucher, l’épicier, la mercière. Les rouliers passent, montent la côte, s’arrêtent, chez nous, à l’auberge pour boire un coup au point culminant, redescendent ensuite allègrement la route. Derrière, en contre-bas, il y a une ruelle extraordinaire, un souvenir de jadis, demeuré tout entier comme un décor de pastorale… On n’y a rien changé depuis des siècles, ni la maison en torchis dont les vieux pans de bois, cirés par le temps, luisent d’un brillant de meuble, ni la vieille coupole du four banal, ni les perrons à balustres tout fleuris de plantes grimpantes se resemant de leur propre autorité. À une échoppe, où l’on ne vend plus rien, est pendu un vieux cep de vigne avec sa grappe à grelots de fer. Des ménagères, en bonnet de linge, écartent leurs rideaux, à croisillons rouges déteints, pour nous lancer un regard pointu comme le pignon de leur demeure. Elles ont l’air de se dire l’une à l’autre, en échangeant une moue. : « C’est ça les gens de Paris, la dame aux rats ?… Qué vouriots ! Si qu’elle pouvait tant seulement nous débarrasser de nos souris !… J’en avons un plein grenier à lui vendre ! »

La vie coule, ralentie après la cascade du départ. On ne s’aperçoit pas de la longueur des jours, parce qu’on a l’impression de rester en suspens. Du matin au soir les gamins font du bruit et vous empêchent de penser. Du soir au matin on entend miauler des chats… la coutume étant de ne pas les nourrir pour qu’ils cherchent leur subsistance dans les tas d’ordures et il s’en suit des batailles, des jurons, d’horribles cris qui font frémir Lissou, Laurette et ta Mascotte couchés, bien repus, sur mes pieds.

L’opinion générale, au sujet de la guerre, a été donnée par le curé qui a déclaré, dans l’église de la petite ville proche : « que c’était pour nos péchés qu’on avait l’ennemi chez soi » — « Ça n’a pas fait plaisir ! » murmure la grosse mère Lépervier qui répond à ce terrible nom d’oiseau.

Un vieux vigneron prend mon mari à part pour lui confier : « Le vin, Monsieur, sera bon et abondant, cette année. Ce serait une pitié de les voir venir jusqu’ici. On les a déjà vus en 70. Des soldats, n’est-ce pas, on sait ce que c’est : faut que ça boive. Seulement, eux, ils laisseront pisser le robinet, y gâcheront tout ! »

Le paysan a l’ordre des saisons dans le sang, surtout le paysan du centre. On engrange, on vendange. C’est pas pour saboter la récolte. La vraie guerre, c’est le sabotage.

Quant aux journaux, ils sont mystérieux. Le fameux ordre du jour de Joffre nous y fit l’effet d’un fait divers… parce qu’on ne comprend jamais tout de suite les choses importantes.

On s’est mis dans la tête de broder le linge de table de la mère Lépervier, qui devient toute tendresse pour nous et nous conte sa peine roucoulante de bouchère-tueuse par nécessité. Son mari lui manque, ses trois gosses l’exaspèrent et sa nièce n’a pas pour deux décimes de cervelle : « Vous la gâtez, cette petite, qu’elle ne fera plus rien ici. » Alors, on lui fabrique un chiffre qui est un peu là sur ses nappes et serviettes. Gabrielle se rappelle son couvent, étant presque étonnée qu’on ne chante pas le cantique à l’Ouvroir. Elle va d’une aiguille sûre, chevauchant des lettres immenses en coton rouge. Malgré moi, je songe que si le mari est tué, il faudra bien un autre boucher dans la maison à cette belle brune avenante et alors on maudira les brodeuses qui n’auront pas prévu cette circonstance.

Robert écrit par paquet ou pas du tout.

Un mois déjà. Les jours sont un peu moins chauds. Il a plu.

On se demande ce qu’on attend. La fin de la bataille de l’Aisne ? (Elle durera trois ans.) Gabrielle se reproche l’excellente nourriture qu’elle mange sans appétit, en songeant que son mari, plus gourmand qu’elle, crève peut-être de faim le long des grands chemins de la guerre. Et je me demande ce que deviennent nos maisons, celle de Paris, celle du bord de la Seine, alors qu’ici nous avons bien l’aspect de bohémiens campant au bord du fossé… Les rats grignotent au grenier où je les ai installés dans un vieux garde-manger restauré par mes soins ; je les ai mis là parce que les souris de la grande lingère les ennuyaient. Le rat et la souris ne font pas bon ménage. Chonchon en a jeté une au milieu de la chambre, du haut de sa tour, et Lissou, Laurette, la Mascotte, intrigués par un animal qu’ils n’avaient jamais aperçu, se sont mis à suivre cette souris gravement, à la flairer sans y toucher ; mais, la nuit, les trois, là-haut, faisaient un sabbat infernal. Ils auraient démoli leur prison plutôt que de n’en pas sortir pour aller se battre. La souris, c’est l’ennemi héréditaire. Au grenier, mes enfants ! Et vous aurez tôt fait de débarrasser le plancher de la vermine !… Il n’y a pas d’autres chats que les nôtres ici, qui sont, du reste, incapables de chasser quoi que ce soit. Ah ! les chats !…

J’ai brisé une barrière pour un chalet voici un événement dont tout le pays est à la fois scandalisé et amusé. Dame ! Les distractions sont rares, en dehors des services funèbres : « Y a ren à dire, déclare le bonhomme vigneron, votre dame, elle a cassé la barrière, mais elle l’a payée son prix. » — « C’est du monde un peu vif, explique de son côté notre hôtelière, mais c’est du bon monde, le cœur à la main ! » Et la bourse, donc !…

Une nuit, le miaulement d’un petit chat, sûrement encore plus petit que notre Mascotte, me réveille. Rien ne l’agite plus qu’un cri de bête dans la nuit. C’est même une manie, chez moi, d’écouter le silence pour essayer de deviner s’il n’y a pas une plainte qui s’y étouffe. J’entends toujours trop. Cette nuit, c’est d’un toit que me vient la plainte, faible, continue, lancinante. J’ai beau me répéter que la mort est partout, que les cris d’agonie montent de tous les coins du monde. Je ne peux pas me rendormir. Allons ! Je dois me rendormir. Je ne suis pas chez moi, ici.

Au matin, Gabrielle et moi, nous allons voir. En face, il y a une vieille grange abandonnée, une maison déserte, close, à toit bas en chapeau paillote ; une barrière cadenassée ferme son étroit jardinet. Nous entendons toujours la plainte ; elle diminue, plus timide. Nous finissons par entrevoir, près d’une cheminée, un morceau de charbon, à côté d’un tuyau où il n’y a pas eu de fumée depuis dix ans ! C’est lui, c’est le petit chat. Pauvret ! Comment a-t-il pu grimper là ? Il n’est pas venu de la cheminée, c’est impossible. Alors, j’oublie ma situation d’exilée, situation suspecte par excellence. La maison est inhabitée, rien à demander à personne : c’est tout résolu, je casse la barrière, un coup de genou, deux torsions et ça s’effondre ; ce n’était pas solide. Gabrielle saute dans l’enclos, fait des mains et des pieds, monte sur le toit. Elle appelle… Le petit chat hésite, commence à descendre, mais la rue se remue, on forme des conciliabules, la laitière et la marchande de journaux sont pénétrées d’un saint effroi à voir courir une Parisienne à talons hauts sur un toit bas. Le petit chat a peur. Il retourne vers sa cheminée. Le coup du sauvetage est manqué : « Si papa nous avait vues ! murmure Gabrielle. Où est-il ? » — « Il a loué une bicyclette pour aller prendre des heures de train à la gare… sans ça ! »

Les gens nous disent : « La propriétaire est à l’hospice…, elle est si vieille…, ce n’était pas pour la voler, cependant… » Le peuple murmure. Je n’aime pas à entendre murmurer le peuple. Je vais chez le charron. On établit de solides calculs et, à quarante sous le bout de bois, comme il y a trois barreaux…« C’est convenu, Madame, demain on s’y mettra, dès l’aube ! »

La nuit suivante, je ne dors pas. La petite plainte s’élève, aiguë, désespérée. Non seulement il n’est pas mort, encore ne veut-il pas mourir ! Et voilà qu’à l’heure des crimes, un autre cri retentit, affreux, celui-là, le hurlement de l’oiseau de proie attiré par cette misère, dont il y a un bon souper à obtenir. Oh ! il ne se défendra point, le petit nègre, il n’a ni griffes ni dents pour cette lutte contre les ailes sombres qui planent au-dessus de ses lamentations. Ils ne dit plus rien, résigné, fasciné. Sale chouette ! Tu n’es bonne qu’à manger des souris… Elle semble me répondre en ricanant : « Je mets de l’ordre, moi, il n’est pas convenable de laisser pourrir ce poupon sur une toiture. Ça vous empestera tous. »

Je saute hors du lit. Mon peignoir, mes souliers. C’est comme une poigne qui m’enlève et me jette à la rue. Je n’ai réveillé personne… pas même le chien de la cour. Heureusement que la barrière ne sera restaurée qu’à l’aube. Sinon, j’aurais brisé la neuve… Il n’y a rien à faire contre la force qui me porte. Ni le ridicule, ni le fusil d’un garde champêtre, ne retarderaient l’effraction. La nuit, sur ce sentier-là, je suis aussi à mon aise que dans un salon durant qu’un poète me baise la main, la main qui tord les barrières neuves ou inutiles. Et, allez donc, les poêles, vous n’êtes pas mes maîtres ! J’ai oublié vos noms et le mien. Laissez-moi tranquille ! Je suis une grande chatte, une énorme chatte sauvage qui va chercher son petit. Je n’aurai même pas besoin de tuer l’oiseau, la chouette, elle est aussi de ma race, comme l’autre. Nous nous entendrons entre nous, loin de l’humanité, et ce sera beaucoup plus correct que dans l’humanité.

Je suis, à mon tour, sur le toit, je ne sais pas de quelle manière, et je m’aplatis ; un goût de mousse écrasée me remplit les narines… Un peu plus haut, cela seul le musc… et un peu plus haut encore, une odeur de duvet chaud, le ventre de l’oiseau, qui, pour ainsi dire, couve ma tête.

Je ne dis rien, rien. Je les sens et ils me sentent. La chouette plane en spirale avant de se poser. Elle ne s’abattra pas. Un petit diable plus noir que la nuit a jailli d’entre deux tuiles ; c’est à peine un brin de mousse qui se détache et, en un bond désespéré, il est venu se blottir sur ma poitrine !… Il m’attendait, lui, il avait tout vu et tout compris ; Seulement, la première fois, c’était deux dames, un tas de gens !… Cette nuit, c’est sa mère qui rampe vers lui, sa mère à la tête toute blanche, angora, sur un corps noir, d’un noir de velours…

Au matin, le bon compagnon demande, avec résignation :

« Est-ce que la Mascotte aurait fait un petit ? » Ils sont tous là sur le lit. Le petit de Mascotte boit du lait ; il boit, il boit en tétant, car on a dû le donner avant de l’avoir sevré.

« Non ! rassure toi, quand il aura mangé et dormi, j’irai le rendre à ses parents. »

Je m’informe. L’histoire de la barrière a fait du bruit. Une bourgeoise est venue dire à la mère Lépervier : « Ce n’est pas pour le réclamer, bien sûr, mais tout de même, c’était notre chat…, des fois qu’elle voudrait aussi l’acheter, il n’est pas à vendre !… » Je cours avec le petit diable bien restauré, encore endormi. « Voici, madame, nous ne volons pas les chats. Il faut que je vous explique : à Paris, laisser se perdre un chat noir porte malheur. » — « Entrez donc, madame, vous n’allez pas nous refuser un petit verre de vin cuit ! » Je fais la connaissance d’une grande et forte fille qui a son fiancé sur le front, comme de juste, dirait la petite bonne. Et on me débite la sotte histoire : « Vous comprenez ! Il nous griffait, il ne s’habituait pas… alors, on l’a jeté sur le toit dans un mouvement de colère. Il est méchant aussi dans ce qu’il est, ce petit-là, vous savez. » — « Mademoiselle, aimez-vous votre fiancé ? » — « Cette question ? J’ai trempé mon mouchoir quand il est parti. » — « Si on peut demander ça, dit la mère, levant les bras au ciel, à une pauvre gosse pleurant toute la sainte journée ! » — « Alors, mademoiselle, j’ai fait un rêve, cette nuit. Un avion boche tournait autour de lui. Prenez garde que le petit chat ne puisse être enlevé par une chouette. Les chats noirs portent bonheur… prenez garde ! »

J’ai revu le petit chat. On le soigne.

Je m’en irai volontiers de ce pays.

Il y a un moulin sans eau dans une vallée proche du village, un moulin mélancolique et tout ruiné. Un jour, l’eau de son ruisseau a disparu brusquement. Des naturels m’ont déclaré n’y avoir rien compris. Peut-être ce n’est qu’une légende : un industriel captant une source parce que le possesseur du moulin ne voulait pas le vendre. On ne se rappelle plus bien. L’humanité n’est pas seulement en guerre avec elle-même, elle se bat aussi avec la nature.

Il y a, également abandonnée, une chapelle où il n’entre jamais personne, désaffectée, fermée à clé. Par la fente de sa porte disloquée, j’ai regardé son autel de vieux bois vermoulu : il ressemblait à un cercueil grand comme pour plusieurs morts, sans croix, sans couronne, un cercueil qui aurait, dans l’ombre de cette voûte humide, fait fermenter une effroyable résurrection. (Est-ce qu’un jour les dieux de la terre ne chasseront pas les saints par la puissance de leur logique ?) Et on ne m’a pas dit pourquoi te porte ne s’ouvrait plus, mais je sais qu’elle est gardée par un lézard vert, de l’espèce des dragons. Il sort, de dessous la marche brisée de l’autel, avec une hostile fierté quand on glisse un œil. Il m’a fait signe de passer mon chemin à cause de certaines choses qui ne concernaient que l’ai, le petit dragon… et le grand Pan.

Robert est blessé. Un de ses amis l’écrit à Gabrielle. Il est blessé légèrement au bras : « C’est la délivrance, pour lui, pour nous. » On entoure la jeune femme dont le mari n’est pas mort ; on la félicite, les veuves pleurent, car, dans ce village, il existe une veuve par maison. Mme Lépervier, qui n’a plus aucune nouvelle, est veuve aussi, sans s’en douter.

Le père et la fille partent pour Paris.

Moi, je reste ici, avec les animaux, pour ne pas gêner les voyageurs dans la rapidité de leur départ. On nous ramènera plus tard, je l’espère, bientôt. Le temps d’exil est fini, mais je ne retournerai pas à Paris, j’irai vivre à la petite villa du bord de l’eau.

Pauvre Robert ! Pourvu qu’on ne mente pas, par compassion, en disant : légèrement ? Tout est si lourd quant la guerre s’en mêle…