Mercvre de France (p. 162-186).
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VIII


On éprouvait la sensation d’être en vase clos, sous la tôle d’une rôtissoire à gaz et on ne pouvait ni bouger, ni descendre aux arrêts ni surtout boire de l’eau, de l’eau pure qui paraissait complètement inconnue des naturels de l’endroit. Durant les premières heures du supplice je n’eus pas trop soif, mais la vision de ces fruits, défilant le long de la voie, comme un étalage aux multiples tentations, me donna l’envie de boire, à moi qui n’ai jamais envie de rien. Ils passaient presque à notre portée, lentement, le train ne marchant pas vite, hélas ! et il y en avait pour tous les goûts. Oh ! ces pruniers, ces pêchers, ces abricotiers, ces poiriers, ces pommiers, dont les branches ployaient, cassaient, sous la plus belle récolte qu’on aura pu voir et qu’on n’aura pas pu cueillir. Tous ces arbres nous tendaient leurs branches, semblables aux guirlandes de Rubens, voulaient nous garder dans leurs bras chargés de présents. Doux fruits de France aux parfums subtils, aux âmes naïves !…

On buvait ferme dans le wagon et ce n’était vraiment pas les boissons qui manquaient à la politesse chaleureuse des offres : « Allons, madame, sans façon ! De la menthe verte ? Pas meilleur pour l’estomac. Un peu de vin cuit ? Ça vient des caves du château ! Que diriez-vous d’une larme d’absinthe… je n’ai plus que ça. Moi, j’ai une fiole de fine, de la supérieure. Ça vous remet le cœur en place. De la chartreuse, du cassis ? C’est une liqueur de dame… ou bien de l’anisette ? » Je me confondais en remerciements ; il me fallait, en effet, avoir le cœur en place pour supporter l’odeur bizarre que dégageaient tous ces élixirs mêlés, au moins dans mes narines. Si ces gens-là ne se connaissaient pas, ils se rencontraient tous dans la même opinion sur les alcools : « Oui, un jour pareil, il faut être à la hauteur. On doit se remonter le moral et ne pas trop s’en faire. Les Prussiens ne boufferont pas Paris sans se casser les dents. En attendant, buvons à la revanche ! Nous sommes un peu là. »

Quand je me permis une timide interrogation au sujet de l’eau potable qu’on peut découvrir dans les gares, on se tordit. De l’eau, pour se donner des coliques ? Les classe 1914 se considéraient comme offensés. Ils voulaient qu’on leur en rendît raison, le quart à la main. Ça se gâtait. Il y avait déjà cinq heures que nous roulions sous l’incendie du ciel.

Mes petites bêtes étouffaient !…

Dans la cassette aux bijoux, solidement construite mais relativement légère, ouvragée de mystérieux entrelacs, je pouvais contempler, par des fentes ménagées du côté opposé aux voyageurs, l’agonie de Chonchon, de Blanc d’Argent et de Trotinette. Mes précieux bijoux, que je m’étais bien gardée d’emporter, s’y trouvaient remplacés par trois rats, un blanc et noir : Chonchon, un tout blanc… d’Argent et une femelle, jolie comme une hermine, séparée des mâles, bien entendu.

Je n’aime pas les bijoux. J’en ai et je n’en mets jamais. Je ne porte même pas d’alliance… que voulez-vous que je fasse d’un anneau de chaîne ? Je suis un animal librement attaché. Pourquoi n’aurais-je pas emmené avec moi mes petits amis si drôles… mes bibelots vivants qui eurent les honneurs de défrayer la chronique parisienne et que silhouetta un poète de talent, l’auteur de (ô Monsieur Rosny, vous en souvenez-vous ?) Lucile dans la forêt.

Il y avait aussi, dans mon sac de voyage, le chat minuscule, la fameuse mascotte. Il ne miaulait pas, il lirait la langue, telle une chimère brodée.

Si je demandais de l’eau pour eux, est-ce qu’ils ne deviendraient pas le point de mire de cette société irritable ? Je pris une résolution qui n’engageait que moi, puisque la dignité du bon compagnon serait sauve étant donné son absence de ce wagon où l’on aimait tant les liqueurs : « Messieurs, dis-je d’une voix persuasive, je voudrais un verre d’eau pour mes bêtes : des rats savants et un jeune chat que j’élève avec eux. S’ils meurent, j’y perdrai mon gagne-pain. C’est un numéro de café-concert, vous savez. Moi, je boirai bien n’importe quoi, mais eux, vos mixtures leur feraient mal ! » En un tour de phrase, tout le wagon fut transformé. Des rats, un chat, des animaux savants, comme au cirque ! Une montreuse de quelque chose, le music hall, même en voyage !… Tout le peuple qui s’entassait là, gens de maison partis après les maîtres, petits cultivateurs, boutiquiers éparpillés au vent de la panique, jeunes, trop jeunes soldats conviés au champ d’honneur, tout ce petit coin de France errante fut soulevé de curiosité par la promesse du numéro. Pour ce qui est de se faire casser la figure on a toujours le temps d’y penser, mais une aventure bien parisienne, un brin de spectacle qui se promène et qu’on peut s’offrir gratis… ça vous aguiche toutes les mentalités. On courut me chercher de l’eau fraîche, on me tendit du pain, des gâteaux, des fruits. Ma troupe et moi, nous aurions eu la plus effroyable indigestion si nous avions tout accepté.

Et le spectacle commença, un peu incertain, troublé par ma propre inexpérience de ces sortes de scènes, bientôt tout à fait amusant, parce que mes acteurs y mettaient leur amour-propre. (Ils avaient tellement soif qu’ils auraient accompli n’importe quel prodige d’équilibre pour se désaltérer !) Dès que Chonchon eut bu, il inventa de faire sa toilette dans le quart en aluminium qu’on lui présentait. Assis sur ses pattes de derrière, il se frotta le museau et se passa vivement le peigne de ses ongles fins sur la tête en simulant une raie : « Ne riez pas trop fort, Mesdames et Messieurs, parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’être aussi près du spectateur, dis-je effrayée encore plus que les rats par les éclats de gaîté. Vous allez voir, maintenant que M. Chonchon s’est fait beau, comment Mlle Trotinette va le recevoir quand il voudra l’embrasser. » Je devinais que si Chonchon, touchait le moins du monde à Trotinette, celle-ci le gratifierait immédiatement d’une copieuse raclée. Et cela fut… On vit successivement M. Chonchon bouder, le nez entre les mains (des mains comme celles d’un chacun Messieurs), et l’on put contempler celles de Trotinette (des mains de marquise, Mesdames) avec lesquelles, sans aucun égard pour Blanc d’Argent, qui s’interposait, elle tira les oreilles du second mâle.

J’appris, ce jour-là, que l’on peut montrer des animaux savants en ne sachant pas trop ce qu’ils vont faire, et qu’il suffit de se laisser montrer… par eux.

La bonne grosse cuisinière, à chaîne d’huissier en or, ma plus proche voisine, d’abord effarée nerveusement, poussait des gloussements de joie, la femme de chambre d’en face roulait des prunelles mouillées, les jeunes 1914, redevenus des gosses en rupture de classes, se penchaient tête contre tête, et un bon père noble de l’épicerie, l’homme à la menthe verte, déclara : « Pour un numéro, oui, c’est un numéro ! Moi qui ai si peur des rats pour mes denrées ! Je n’aurais jamais cru ça, si je ne l’avais pas vu ! Il vous en a fallu de la patience pour élever cette vermine ! » La représentation se termina par, naturellement, un coup de théâtre. Le chat, trop petit pour flairer l’odeur du gibier autrement qu’en amateur, vint manger un biscuit sur le dos de Chonchon, pendant que l’irascible Trotinette lui disputait sa part. Songez donc ! quel succès ! Un chat minuscule, quoique affamé, au milieu de trois gros rats qui le battent ! Et mes acteurs, copieusement lestés, bien rafraîchis, rentrèrent dans les coulisses de la cassette à bijoux. « Ni vu ni connu, Messieurs, Mesdames. C’est pour avoir l’honneur de vous remercier. » Je crois, ma parole, que si j’avais fait la quête, ils auraient marché !…

Le reste de ce voyage ne fut plus qu’une longue dissertation sur l’intelligence des animaux, particulièrement de ceux déclarés nuisibles. On m’instruisit de choses que, vraiment, j’ignorais : les chats avaient un ver dans la queue qu’il fallait couper, au bout, pour en éloigner la maladie ; les serins prenaient le bouton en mangeant du millet jaune ; les chiens qu’on plaçait en sentinelle devant un berceau apportaient le biberon à l’enfant qui le réclamait ; et les chevaux, et les ânes… ils en avaient de la mémoire, ils s’arrêtaient d’eux-mêmes devant tous les cabarets ! Chacun avançait la sienne, tout le monde parlait à la fois… C’était la guerre… c’est-à-dire, on y échappait.

« Dites donc, me demanda l’homme à la menthe verte, ça vous rapporte gros ce machin-là ? » — « Euh ! Euh ! pas énormément ! Des fois plus, des fois moins. J’imagine que je ne ferai pas de bien bonne recette en province. À Paris, ça me suffisait. » — « Il n’y a que Pantruche pour la liberté de la bourse et de tout… », murmura un jeune soldat avec une sorte de religieux respect pour ce Pantruche qu’il allait défendre et ne reverrait peut-être jamais.

La guerre ! Personne n’y pensait quand on était entre soi. C’était une étrangère dont on ne saisissait pas encore l’accent, mais la nuit la fit rentrer par la portière ; on rencontra des canons montant, en sens inverse, sur ce Pantruche de toutes les libertés. Alors on ne dit plus rien, les liqueurs apparurent, de nouveau, et malheureusement des las de charcuterie qui semblèrent replonger les pauvres errants dans la plus morne des torpeurs.

Lorsqu’on arriva au but de ce voyage sans but, il était dix heures du soir et l’on descendit dans une gare encombrée de soldats. Pour se retrouver, mon mari et moi, ce fut toute une affaire, mais la petite, elle, nous attendait à l’hôtel. Cela nous rassurait. On ne rencontra pas plus de voitures que de tramways et personne pour porter nos paquets. La ville me fit tout de suite l’effet d’avoir les côtes en long ! Les boulevards n’en finissaient pas, et comme on comptait sur la lune pour les éclairer, on ne lisait pas facilement les plaques d’indication. (À remarquer que ces plaques sont toujours bien au-dessus de la vision des humains.) Les rues dégorgeaient un flot furieux de troupes, d’évacués, et il traînait une odeur d’étable qui indiquait que tous les animaux de la création avaient dû s’enfuir par là.

Au bout d’une heure de marche, de contre-marche, de démarches inutiles, je m’assis sur le perron d’une maison de belle apparence, selon la phrase des feuilletons ; entourée de nos bagages, des trois rats et du chat mascotte heureux de gratter la terre, de tâter le terrain solide, en un coin calme, j’attendis que le bon compagnon eût découvert enfin l’hôtel où la petite s’était réfugiée.

J’ai parlé d’une phrase de feuilleton. Je suis obligée de reconnaître que les histoires romanesques contiennent plus de vérités, au moins en temps de bouleversement général, que les romans bien psychologiques. À la rigoureuse condition de ne pas être relié par le fil, trop blanc, d’une volontaire intrigue, on peut vraiment s’écrier que : tout arrive.

Assise donc, sur le perron d’une maison de belle apparence, j’attendais, jouant avec le chaton et épluchant des amandes pour les rats. Je dois faire la description de mon costume ici simplement pour démontrer aux lecteurs qu’il n’était nullement couleur de muraille. On avait dû partir avec ses vêtements d’auto, quoique sans auto, et ce n’était pas par cette chaleur torride qu’on pouvait passer inaperçue en des nuances relativement obscures. J’avais un cache-poussière de tussor blanc à revers grenat et une capote de paille soie rose vif. Une étole de velours du Nord pour la fraîcheur inespérée, du soir. Je formais, ainsi, sur ce perron, la créature la plus scandaleusement voyante qu’on pût découvrir à l’œil nu. Je ne pouvais pas choisir une tenue plus éclatante pour essayer… de me dissimuler. Mais on ne choisit pas sa toilette de fuite, malheureusement.

Je sentis que dans mon dos une porte s’ouvrait ; je levai mes yeux, forts de leur innocence, et j’aperçus un groupe de domestiques dont un à gilet rayé de jaune dénotant une bonne livrée provinciale. « Qu’est ce que vous faites là ? » Ces individus me paraissaient en proie à la plus violente terreur derrière leur porte en solide bronze tarabiscoté : « Moi, mais je me repose, je suis horriblement fatiguée par neuf heures de chemin de fer et comme je ne connais pas votre ville, j’attends que mon mari me ramène une voiture de l’hôtel. » Je parlais d’une voix calme, détachant toutes les syllabes avec mon habituelle netteté de diction. Je venais de montrer des rats savants, j’étais prête à tout événement insolite, pourtant je n’aurais pas rêvé celui-là. « Vous allez vous en aller, nous ne tolérons pas d’espionne ici. » Et ils refermèrent la porte qui sonna contre le mur comme un gong. Je fus prise d’un fou rire muet qui peu à peu se transmua en une colère, plus folle. Ça, par exemple, c’était trop raide. En quoi, pourquoi, ces valets de province voyaient-ils une espionne dans cette Parisienne, à talons Louis XV, fatiguée de marcher pour ne trouver ni un renseignement ni une voiture ? C’était idiot, infernalement stupide. Ils étaient singuliers, les habitants de cette ville médiatrice entre les troupes qui gagnaient Paris et les pauvres civils qui le perdaient ! Et puis, je ne pouvais pas m’éloigner, parce que le bon compagnon m’avait bien recommandé de ne pas bouger sous peine de lui égarer son point de repère… Je remis le chat dans ma poche et glissai la dernière amande à Chonchon. Je descendis un peu plus bas et j’avisai un groupe de soldats à qui, sans aucune hésitation, je racontais mon histoire : « Si vous pouviez me faire arrêter, ajoutai-je philosophiquement, ce serait une excellente opération, parce que je saurai au moins où aller pour m’asseoir. » Les soldats pouffèrent : « Ah ! les s… ils en voient partout ! Ils crèvent de peur dans ce patelin-là ! Nous autres, on n’est pas d’ici, mais on ne rencontre pas un habitant sans qu’il nous dégoise son boniment sur l’espionne ! » Aux soldats se joignaient des indigènes, du bon peuple qui se mit à rire aussi. « Si on cognait sur leur porte », proposa un loustic. Cela tournait mal, car les soldats avaient une fière envie de se montrer galants : « On va vous porter vos paquets ! » Justement, il aurait fallu savoir où. D’explication en explication, un civil déclara qu’il était prêt à nous hospitaliser, moi, mon mari et le chat : « Seulement, faudra pas être trop difficile, nous n’avons que la chambre du petit… une mansarde. Nous l’avons fait filer, ce gosse, parce qu’on prétend que les Prussiens coupent les mains de tous les garçons ! Le nôtre a quinze ans. » Une désespérance bizarre s’empara de moi. Je n’avais pas dîné. J’étais très fatiguée, ayant oublié l’usage du train, la boîte où l’on est entassé sans l’arrêt du bon plaisir et, de plus, le bon compagnon ne revenait pas ! Cette idée d’une mutilation atroce, énoncée brutalement comme une chose naturelle, me suffoqua et je me mis à pleurer. Je le dis parce que c’est vrai et parce que j’ai dit aussi que je ne pleure jamais.

Enfin, voici le bon compagnon qui, me retrouvant entourée d’un grand concours de peuple, pense immédiatement que les animaux font les frais d’une émeute. On se réexplique. C’est bien pis : la petite n’est pas à l’hôtel. On ne l’a pas vue… pour une excellente raison, c’est qu’on y est renvoyé dès le seuil : il est plein et on met dehors tous les voyageurs qui s’y présentent. On se bal à coups de cannes devant les auberges combles.

Où est la petite… qui n’avait que cette adresse-là dans une ville inconnue ? Elle est le chat perdu… elle erre de porte en porte, avec les deux autres, étouffant dans leur panier !…

On ne songe plus ni à dîner, ni à chercher un autre hôtel ; l’homme qui a un gosse dont on veut couper les mains nous emmène d’autorité : « Monsieur, Madame, vous n’allez pas rester là. Demain, y fera jour. Il est près de minuit. Ça ne peut pas durer… » Nous allons. Je ne dis rien. Il n’y a rien à dire. C’est l’effondrement dans les promiscuités de la panique. Il aurait peut être fallu ne pas laisser la voiture au gouvernement… parce que, d’ailleurs, il n’y a plus aucun gouvernement. C’est la guerre qui gouverne !

Une petite mansarde proprette, où l’on est sans doute bien à quinze ans… mais… Je touche, de la main, la tabatière du toit d’où descend toute la chaleur emmagasinée par l’incendie du jour. Rien que cette fenêtre, d’un seul carreau, que nous avons peur de casser en l’ouvrant et… pas d’eau, sinon un très petit pot sur le lavabo, comme en province, un petit pot, de jolie tournure enfantine, pour jouer à se laver !

Quelle nuit ! le petit chat était malade. Il avait faim. Je ne possédais que des amandes. Il but de l’eau de savon et rendit tout sur le lit pendant que le bon compagnon s’endormait, accablé de fatigue, ayant faim aussi. Je nettoyai les draps avec des mouchoirs et la dernière goutte d’eau. Puis, pour tout repasser, je me couchai dessus. Une tache sur cette hospitalité si généreusement offerte au premier venu rencontré dans l’ombre ? Ça, jamais ! J’avais la fièvre et tout fut sec avant l’aube. Les rats grignotaient leur cage, de nouveau, étouffaient…

Le père repartit à la recherche de l’enfant. J’attendais dans un coin, arrangeant cette petite chambre, cette mansarde provinciale, et y découvrant une petite âme ; des gravures de la première communion et un mignon reposoir en verre filé avec tout ce qu’il faut pour dire la messe.

Puis, tout à coup, la voix de Gaby : « Papa m’envoie te chercher ! Je suis revenue quatre fois à l’hôtel et on s’est rencontré, forcément. Tu n’as pas idée, toi qui écris des romans… c’est encore bien plus drôle ! Non, tu ne peux pas te figurer… »

On s’embrasse, on rit, tout est, de nouveau, splendidement illuminé par la lumière d’un matin radieux. La petite raconte. Elle donne le détail, comme son père, avant d’exposer la situation. Elle paraît à la fois ravie et de très mauvaise humeur, parce que, sans doute, elle ne recevra pas de lettre ici. Ce qu’elle raconte est idéal. Son ton tranquille, un peu moqueur de jeune femme que rien ne peut plus émouvoir après le départ de son époux, fait un contraste étrange avec son aventure… le feuilleton continue : « Et puis voilà… il a été chercher un verre, une coupe de cristal taillé, dans laquelle personne n’avait encore bu, et me l’a offerte pleine d’eau fraîche, d’une eau si limpide… » Il faut être moi, elle, nous, les buveuses d’eau, pour comprendre le ravissement.

Cette aventure, quand j’y pense, me ferme les yeux comme si j’étais en présence d’un gouffre cependant tout recouvert de fleurs puérilement montées en couronnes… et j’ai l’angoisse de déranger ces fleurs, d’introduire de l’art faux dans une chose merveilleusement ouvrée par la nature. On peut être tour à tour une montreuse d’animaux savants, une espionne et la femme de chambre d’un gosse de quinze ans, mais ça c’est de l’ouvrage facile, parce que c’est paradoxal… ça me ressemble, tandis que l’histoire en question, c’est le roman, pas moderne, ça s’écrivait en 1830 où peut-être ça n’arrivait pas ! Et puis les guirlandes, les fleurs sur le gouffre sont des couronnes mortuaires…

La petite en errant… comme plusieurs chats perdus, de la gare à l’hôtel et de l’hôtel à la gare, avait rencontré un jeune homme : « Mademoiselle, vous paraissez bien inquiète ? » — « Je suis séparée de mes parents, Monsieur, et je n’espère plus les retrouver. » — « Vous ne pouvez pas rester dans la rue, Mademoiselle. Il n’y a pas une place libre dans les hôtels et les habitants sont envahis par les évacués. Avez-vous faim ? » — « Pas moi, seulement il y a les chats… » Sourire probable du jeune homme. Il ne voit pas l’alliance d’or à la main de la petite personne qui a l’air, depuis bientôt douze ans, d’en avoir quinze et il se demande ce qu’on peut faire dans un désordre pareil, pour une fillette aussi mince, chargée de raminagrobis aussi débordant de leur panier. Il offre sa maison, la clé de sa maison où demeure une vieille dame de sa famille, une tante respectable. Installation. Les chats font toutes les blagues possibles. C’est l’invasion d’un milieu paisible par les fauves. Puis le jeune homme s’éclipse, laissant Gabrielle souveraine et ahurie de sa chance : « Où sont mes parents ? Ah ! les précautions, les adresses prises ! À quoi cela peut-il servir ? Tiens, une bougie, des allumettes ! En attendant, cadenassons la porte à double tour et écrivons à Robert. »

Le jeune homme, ingénieur, envoyé à M… pour l’édification d’un passage souterrain dans la gare, était Breton. Je revois toujours, en fermant les yeux, ce type de Celte aux regards bleus très clair, aux traits réguliers avec on ne sait quel air à la fois ascétique et gai. Grand, bien pris, souple et dansant sur les marches de l’escalier de sa petite villa parce qu’il venait de recevoir sa feuille de route. Réformé pour une blessure au genou dans le service des manœuvres, il avait, en attendant mieux, organisé une cantine à la gare de M… et découvert sa véritable vocation, celle de saint Vincent de Paul : « Vous voyez bien, Madame, que je suis guéri… Je danse ! » Oh ! le pauvre garçon, si joyeux dans le soleil de son jardin, parce qu’il recevait ta permission de se faire tuer ! Et il était cependant la providence de la gare de M…, courant d’un wagon à l’autre, prenant des commandes de tous les rescapés, donnant son chocolat, lui qui l’aimait tant, distribuant jusqu’au dîner préparé pour lui et soulevant les blessés à bras tendus. « Il me fera mourir de chagrin, disait la vieille tante furieuse. Il ne mange plus, il ne boit plus et, quand j’ai mis trois ou quatre fois mon dîner à réchauffer, il survient, vers minuit, me réclamant du lait pour les enfants qu’il ramasse dans tous les coins ! » Il avait même ramassé le mien et lui avait offert une coupe d’eau pure dans laquelle coupe on n’avait pas encore bu. (Si j’inventais ça, moi, l’auteur de la Tour d’amour, on se moquerait certainement de mon imagination !)

Après avoir remercié nos protecteurs d’une nuit, à qui on ne pouvait rien faire accepter et qui regardaient avec stupeur, au plein jour du matin, ce monsieur décoré et cette dame en talons Louis XV qu’ils avaient, eux aussi, ramassés dans le coin des enfants perdus, nous allâmes donc échouer de l’autre côté de la ville où perchait Gabrielle : « En attendant mieux, vous êtes ici chez vous ! » déclarait le Celte aux regards bleus, et il nous communiquait sa joie, un entraînement d’apôtre. Il semblait ruisseler déjà d’une lumière de paradis : « Je crois que je vous ai toujours connus, me disait-il. Je vous dis des choses que je ne dirais jamais à ma tante, ni à personne. Après la guerre, oh ! oui, j’irai vous voir à Paris. Je n’aurai plus peur de Paris, on sera des amis depuis si longtemps ! » (Il y avait quatre jours qu’on s’était rencontré !) Nous l’invitions à dîner dans un restaurant dont il avait fini par nous forcer la porte, près de la gare, et là il mangeait en courant, guettant les trains, tout à son affaire de la cantine, venant reprendre son café à la terrasse de cette auberge d’où nous regardions, épouvantés, ivres du bruit de ces caravanes et surtout de l’odeur d’étable qui s’en dégageait, les convois de ceux qui fuyaient en voiture ou à pied. Charrettes cahotantes sur le sommet desquelles le dernier né se cramponnait aux jupes de l’aïeule poussant des cris aigus, auto de maître portant des familles, vraies roulottes de saltimbanques encombrées de matelas, d’oreillers, de cages de perroquets et de chiens de salons, jusqu’aux ânes éreintés butant sous le faix des hardes, des casseroles et de la vaisselle ; il y avait là, en un lamentable défilé, tous les échantillons de locomotion animale ou… machinale. On ne s’étonnait plus. On en était.

Des gens, très bien vêtus, suppliaient pour un verre de bière, un verre d’eau… n’avions-nous pas nous-mêmes à nous reprocher d’exploiter la charité publique ? C’est en guerre que l’on sent le mieux la loi de l’égalité, parce que l’argent ne compte plus. (Oh ! quand l’argent ne comptera plus, on sera tous très serviables !…) Le bon compagnon finit par dénicher, dans une petite ville très loin de la grande, une auberge qui consentait, sur les indications du Celte, à nous recevoir.

On repartait pour l’inconnu, après un repos miraculeux dans une maison délicieuse, bleue et blanche, un jouet, une arche de Noé en miniature peuplée de poules, de chats, de lapins, sans oublier les rats qui n’avaient même pas scandalisé notre nouvel ami à leur apparition : « Je reçois des magiciennes, disait-il, qui font vivre en bonne intelligence des animaux ennemis ! »

Sur la route de la gare, dès le matin, je me heurtai à un couple, ayant passé la nuit couché sous un banc. La femme, en cheveux, avait l’aspect de quelqu’un qui a brûlé… elle était comme noire de suie. Je demeurai un instant en arrière : « Voilà ! Et avec ça, je vais vous recommander à un saint. Attendez-moi. » J’appelai le saint. « Mais oui, fit-il, sans un geste d’hésitation, ils vont prendre votre place… » Cela fut organisé tout de suite. Trois partaient, trois rentraient, car il y avait un petit garçon dans les jupes de la femme. Ces gens-là avaient vu flamber leur maison ; ils ne dirent même pas merci pour aller tomber dans les draps que nous venions de quitter, où ils dormirent la journée entière. Le saint nous mit en wagon, nous passa nos bagages. Debout, sur le marchepied, très ému, il ouvrait des yeux fixes comme s’il apprenait à mourir. Moi, je contemplais sa main crispée sur la portière et balafrée d’un terrible coup de griffe de ce cruel Lissou qu’il avait rattrapé lors d’une fugue. Et déjà une foule lui hurlait ses désirs de pain tendre, de café chaud, de fruits désaltérants… Il souriait si tristement… « Au revoir… non… pas adieu, ça porte malheur, Madame, Monsieur, Mademoiselle… ah ! oui, c’est vrai, vous êtes une dame aussi… Au revoir. »

Nous ne l’avons jamais revu. On s’écrivit jusqu’au jour où nous sûmes qu’il était mort, pulvérisé par la mitraille. La marque de Lissou n’avait pas eu, j’en suis sûre, le temps de s’effacer…