Mercvre de France (p. 52-80).
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III


On raconte des histoires de guerre. De la part de ceux qui ne la font pas, c’est seulement naïf et ça n’a pas plus d’inconvénient que les cris des gamins l’imitant à la sortie de l’école. Mais de la part de ceux qui l’ont faite, c’est beaucoup plus dangereux, car ils nous montrent leur guerre, celle qu’ils ont vue à travers leur tempérament et il y a ainsi plusieurs fléaux : la guerre bon enfant, la guerre à la papa, la guerre sombre, la guerre lumineuse, la guerre pour les principes, la guerre pour les panaches, la guerre pour la terre, la guerre pour le ciel, celle d’origine divine, et même la guerre telle qu’elle est avec des flots de sang, des torrents de boue, y compris des vagues d’assaut.

C’est beaucoup trop de guerres. Les meilleures ne valent rien. Une chose trop vaste ne peut pas, ne doit pas, être embrassée avec cette frénésie. Je crois que la censure est une demi-mesure maladroite : il fallait tout couper, surtout les informations à côté, le pittoresque. Les journaux ont des révélations qui sentent les ordres reçus ou… le dégoût d’obéir et les écrivains battent la campagne pour leur propre compte. Ah ! pourquoi ne s’est-on borné à un communiqué officiel sincère, tout nu, la conscience de toutes nos consciences ? Après le miracle de la Marne, combien de temps a-t-on mis à nous l’expliquer, à nous faire lire l’admirable proclamation du général Joffre ? Et pourquoi, chaque fois qu’un glorieux fait d’armes est annoncé, semble-t-il anonyme ?

Je dis ces choses comme je les pense, je les pense comme une femme, instinctivement, sans me demander d’abord s’il est bon de les écrire et ce qu’elles rapporteront à mon patriotisme. S’il y a des mots d’ordre, je ne les connais pas et ne veux point les connaître. Je ne crois pas à la beauté d’une fiction lorsqu’il s’agit d’égarer les masses. Quoi qu’il arrive, mentir, même dans la meilleure intention, c’est trahir et mentir en temps de guerre, c’est trahir deux fois.

Jamais Paris ne s’est mieux tenu que dans les premières heures du danger, de l’avis de tous les écrivains, de tous les témoins. Il était enfin débarrassé de son attirail de polémique et de politique. Il vivait dans le silence, n’écoutant plus que l’écho du canon ennemi, comptant les coups des canons de la défense et ne se mêlant à la mêlée que par ses angoisses muettes, commencement de la suprême sagesse, répercussions sourdes qui frappent les poitrines de terribles mea culpa. Il y eut le frisson pour la Belgique, l’émerveillement pour ce petit peuple intrépide se retournant contre l’envahisseur comme le lionceau, de race vraiment royale, mordant, griffant, jurant, sous la lourde masse de l’éléphant qui l’écrase. Puis ce fut, après la Marne, la période des espions. On en mettait partout, surtout où il n’y en avait pas. La gangrène de l’état anormal entamait déjà les gens de l’arrière. Se soupçonnant les uns les autres, ils se pourrissaient les uns les autres. La vie reprenait son cours. On remâchait de vieilles histoires, des vengeances ou des projets. — J’ai vu la loutre, prise au col dans une pince d’acier et destinée à mourir par l’étranglement progressif (pour ne pas abîmer sa fourrure), mâcher encore, avec un reste de satisfaction rageuse, un morceau de poisson gâté ! Quand on avait dit une énorme bêtise, on ajoutait : « Ne pas s’en faire ! », mot dont il faudra instruire longuement le procès ! L’enthousiasme, les grands frissons de la vie supérieure, ça ne dure pas. La vie inférieure remonte et submerge tout, marée où surnagent beaucoup plus d’épluchures de cuisine que de panaches tricolores.

Des histoires de guerre ? N’attendez pas que je vous en invente ici ou que je vous en traduise en un langage de style soutenu. Il ne m’est rien arrivé, sinon le drame intérieur de tous les jours, parce que, pour celui qui écoute en mettant son oreille contre terre, il n’arrive rien que par le détail sauvage et on a tort de négliger ce détail. Il contient souvent l’image du monde. Si elle est à l’envers, on peut redresser le miroir… dût-on, soi-même, y perdre la face.

Je n’ai pas entendu le tocsin, ni la Marseillaise, je n’ai assisté à aucune des manifestations grandioses du début… Cependant si vous désirez savoir comment j’ai fui, je peux vous le dire. Et je vous amènerai, d’étape en étape, à la conception saine qu’il faudrait avoir de l’infiniment grande horreur de la guerre par l’infiniment petite désagrégation moléculaire du pauvre corps social. Je viderai mon sac de campagne comme les camarades, seulement ce sera pour vous montrer le trou qu’il y a au fond par où s’est en allé l’orgueil. Moi aussi, j’ai crié, parce que j’ai eu peur tout de suite et j’ai pris le parti, plus courageux que vous ne le pensez, d’avoir peur pour tout le monde puisque tout le monde était brave. Ne souriez pas. Je sais où je vais. Ce n’est pas à la gloire certainement. J’ai fait la guerre en temps de paix. J’ai l’impression de m’être toujours battue et d’avoir toujours été battue sans jamais lâcher pied dans le domaine de l’idéal. Mon père, le guerrier par excellence, un héros de 70 (ce qui date un peu) n’a pas lâché pied non plus dans l’autre domaine, la terre de France, et nous nous battions déjà tous les deux en la personne des ancêtres ! Quand est venue cette guerre-ci, la vraie, la grande, la plus grande, celle qui doit tuer toutes les guerres, nous étions tous déjà morts de blessures reçues ou rêvées, tous tellement fatigués par les maux et les mots que nous avons eu, les fantômes et moi, la frayeur sacrée d’une calamité possédant la puissance de l’absurde.

Ce qui m’apparaît, m’est apparu immédiatement en dehors de tous les malheurs prévus ou imprévus, c’est sa bêtise, sa bêtise éternelle. On sait bien que l’attaqué doit se défendre, surtout quand il l’est injustement, mais ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ignorera peut-être toujours, c’est pourquoi cette injustice sera permise et… perfectionnée par la loi du progrès des civilisations. La même loi qui « aseptise les couteaux de guillotine » ou fabrique les gaz asphyxiants.

Ma première stupeur c’est d’avoir compris que les gens, dans ce désert où il passe rarement de l’humanité, encore moins de la société, imitaient l’accent de la guerre, de la grande vedette, dès son entrée en scène. De très petits soldats, en pantalon de treillis, la figure féroce, gardaient le tunnel de là-bas et le pont du village, des petits soldats belliqueux sautés d’une botte, équipés à la diable et on les entendait dire ; « Victor, vous savez, le Totor ? Eh bien, il a reçu l’ordre de tirer sur celui qui viendrait lui causer ! » — « C’est Julien, de chez Planchot, qui fera la relève cette nuit. » Chose singulière, tout le monde prenait, en un jour, une habitude vieille de quelque mille ans, malgré toutes les raisons qu’on avait de ne pas la connaître, l’endurer. Il faut donc croire que la guerre est une catastrophe naturelle, issue des éléments et indépendante de l’humanité, une sorte d’épidémie, se propageant d’autant plus rapidement qu’on prétend l’enrayer, c’est-à-dire se gagnant au fur et à mesure que le peuple sur lequel ce mal s’abat n’en a pas peur. Pour gagner le choléra il suffit de le craindre. Pour gagner la guerre… il suffit d’être brave. La peste, la famine, l’inondation sont de vilains masques semant l’épouvante dès leur intrusion. La guerre, elle, se déclare à visage découvert. C’est une personne comme il faut. Elle rassemble de paisibles citoyens qui la discutent avec joie, et il est clair qu’elle n’indispose pas immédiatement ces citoyens.

Plus tard, s’ils ont la colique, ils le dissimulent de leur mieux ! Le peuple français voit certainement la guerre sous la forme d’une partie de campagne. Cette phrase : faire campagne a un attrait irrésistible. On apercevra du nouveau. On aura de l’appétit : l’air, ça vous creuse. Et de crier si fort, ça vous donne soif : on boira. On fait la guerre… qui vous refait.

Je n’ai pas manqué l’occasion de chercher du nouveau ni de le trouver. J’ai tenu mon journal de bord comme tout le monde. Cependant je n’ai pas éprouvé l’enthousiasme général. Une émotion m’a secouée d’abord au souvenir de ma première aventure… de guerre, qui remonte à l’époque où j’avais dix ans. Les Prussiens tirèrent sur le train nous emportant, ma mère et moi, de Joigny vers le pays natal. Cela claquait contre les vitres des wagons où il faisait chaud comme au milieu d’un orage, chaud comme en août 1914. La bonne, mon ancienne nourrice, demeurée chez nous par un inexplicable amour pour le nourrisson boitillant qu’elle admirait tant en mon humble personne, me saisit à pleins bras et me serra contre son ample poitrine, ayant encore l’idée naïve de m’offrir son sein. « C’est de la grêle ? » dit ma mère en s’éventant. « Non, madame, ça sort des fusils », murmura quelqu’un. « Lou gorets ! » souffla ma nourrice dont les troubles mentaux se traduisaient toujours dans son patois périgourdin. Et puis la rafale passa, le train aussi… et on pensa à autre chose.

Ils sont toujours : « lou gorets ». Ils tirent toujours sur les enfants et les femmes. Je crois qu’il aurait fallu des inventions plus nouvelles que la guerre pour réduire ces animaux-là. « Ils nous en voudront du mal qu’ils nous auront fait ! » répétait souvent mon père, qui, d’ailleurs, ne s’expliquait pas plus avant : « Mais, ajoutait-il sans daigner sourire pour s’adresser à sa fille, lorsqu’on a un mur derrière soi, une épée à la main et qu’on connaît bien l’escrime, l’ennemi doit reculer, serait-il une douzaine. Un mur, ma chère enfant, un bon mur que tu sens derrière tes épaules ! Voilà tout le secret d’une bonne défense ! On a le temps de voir venir. » Ah ! la théorie de la muraille ! Ce que je l’ai apprise par cœur ! Et ce qu’elle m’a servi d’oreiller, le long des nuits de réflexions philosophiques. Le malheur, c’est qu’ils ne sont pas douze, les gorets.

Au 3 août 1914, en face de chez moi, sur l’autre rive de la Seine, j’ai vu errer un vieux, très vieux paysan, les bras pendants, le corps penché, la tête virant comme une bête qui écoute ou qui flaire. Il comptait ses gerbes non rentrées, son grain encore par terre, le premier mort de ce premier champ de bataille. Ses trois fils, d’âge mur, étaient partis, ses deux petits-fils jeunes étaient partis, ses domestiques, ses valets de charrue, ses conducteurs de machines agricoles étaient partis. Il lui restait des femmes qui pleuraient dans leur tablier. Il ne devait rien dire.

Il ne pensait peut-être pas davantage et il levait, de temps en temps, ses deux poings fermés vers le ciel… d’un joli bleu indifférent.

Dans la gorge de verdure, sur ma droite, le tunnel, caché par un massif d’ormes, vomissait, de demi-heure en demi-heure, des trains remplis, bondés à crever, d’hommes hurlant et de matériel sonnant la ferraille. Des locomotives s’en allaient par trois ou cinq, tirant lourdement et avec d’étranges précautions d’animaux hésitant sur le chemin par peur de fondrières. Il y avait des chevaux, des bœufs entassés à la suite des grappes humaines gesticulant. Les locomotives étaient brillantes d’un cambouis nouveau. Elles avaient l’aspect bourdonnant et inquiétant de grosses mouches à viandes. Il en repassait une, seule, avant ou après le train, qui prenait l’apparence de celle du coche, inspectant la voie d’un air affairé. Ces trains, c’était la plus belle organisation du monde au milieu du désordre inévitable. Sans se monter les uns sur les autres, ils défilaient, défilaient ornés de drapeaux et de feuillage. Comme je suis assez loin d’eux, de mon balcon, je n’entendais pas les clameurs : je les voyais. Dans ma jumelle je distinguais les bouches ouvertes, les sourcils froncés par l’effort et j’avais le dessin de leurs cris : « Patrie ! France ! République ! À Berlin ! » Ces convois étaient ornés de verdures piquées de fleurs rouges, roses, blanches. Cela rappelait ces guirlandes bien régulières que les bouchers font à l’étal de leurs chairs primées.

Sur le fleuve, qui coule majestueux et lent devant mes fenêtres, et dont je ne suis séparée que par le chemin de halage, il n’y avait plus de trains de bateaux. (Dans ce désert, je suis cependant au point où toutes les tractions se rencontrent : remorqueurs aux gueules à la Moriss, locomotives à panse ubuesque, plus là-haut, les oiseaux de toile peinte, dragons chinois vrombissant.) Les péniches, dispersées au hasard du départ de leur pilote, s’étaient amarrées où elles avaient pu. J’ai vu la dernière du bief cherchant son port d’attache près de chez moi. L’homme, aidé de sa femme, lançait des coups de gaffe sans précipitation, selon l’antique prudence de ceux qui vont sur un élément traître. Quand il eut ancré sa péniche, il descendit, tenant un petit paquet noué dans on mouchoir. Sa femme l’accompagnait, parlant vite, le front bas. Lorsqu’ils furent au bout de la grille de mon jardin, j’entendis deux mots s’envolant d’une phrase, deux mots qui réduisirent à la beauté d’une devise toute leur conversation ; « Mon devoir… et la France ! » Peut-être n’avait-il pas lu les journaux, peut-être ne comprenait-il pas pourquoi la femme s’imaginait tant de choses… C’était si simple.

La vie, dès la déclaration de guerre, fut un moment suspendue. Elle eut ce brusque recul de la bête, flairant le piège, parce que la vie est, en dehors de nous qui la maltraitons, comme un être à part dès que nous essayons de la nier ou de ne pas la respecter selon ses vœux. Il n’y eut, subitement, plus de facteur, plus de journaux, plus de nouvelles dans ce coin de province, et des gens furent séparés par l’inaction des trains de voyageurs civils. Le peuple souverain devint du jour au lendemain un esclave, le volontaire et glorieux esclave. Sous un gouvernement socialiste, on débuta par l’assassinat d’un socialiste dont le meurtrier ne devait pas être jugé. La guerre, cette histoires d’illettrés, fut entamée par un lettré, M. Viviani, celui-là même que j’avais vu complimenter Sarah Bernhardt au milieu des orchidées et des oies blanches des Annales. Je me souviens de cette fleur de rhétorique bien parisienne : « Je serai donc, Madame, le ministre qui a décoré la plus grandes des tragédiennes », et il fut aussi celui de la revanche, tout en ayant ignoré, quarante-huit heures, la mobilisation de nos amis les Russes ! Personne, au fond, ne s’y attendait. La plus terrible lutte engagée entre deux humanités : celle de la Kultur et celle de la déesse Raison, n’a pas eu de préambule, sinon que, selon l’usage antique, quelques crimes ont précédé le Crime, l’affaire Caillaux de 1914 remplaçant l’affaire Tropmann de 1870.

Je suis un trop petit individu pour m’occuper de politique et je n’aime pas les tessons de bouteilles qui ornent le mur derrière lequel il se passe des choses. Au lieu de grimper dessus, je préfère m’y adosser selon la formule paternelle. Je me rappelle, dans mon désert, tout en cueillant de l’herbe pour mes lapins, que chaque fois que j’ai eu l’occasion de parler de la guerre à des hommes compétents, ils m’ont regardée comme on doit regarder le portrait d’un insecte fossile. Pour eux, la guerre était devenue la réalité des temps préhistoriques ou la fumisterie de quelque savant maniaque habile à déterrer des médailles. Un mépris souriant retroussait leurs lèvres pour ce gêneur qui songeait rudimentairement et ne faisait aucun cas des statistiques, des récentes découvertes, lesquelles devaient anéantir la guerre en la rendant trop funeste. Comme si l’humanité, n’importe quelle humanité, s’est jamais arrêtée devant l’horreur des conséquences ! J’ai reçu à ma table un homme de la race des chefs, qui me dit d’un ton péremptoire : « Ce socialisme que vous détestez nous l’évitera. Rien n’est simple en politique et une guerre peut être diplomatiquement ajournée par un problème économique dont on ne trouvera pas la solution. Réfléchissez à ceci qu’une mobilisation générale entraînerait la ruine immédiate des commerçants. » Et M. Rosny aîné disait, pensant tout haut : « Mais… mais… »

En effet, deux jours après la mobilisation, le boulanger ne passait plus, n’ayant plus ni cheval ni voiture, et on eut la surprise de voir un commerçant loucher sur un billet de banque parfaitement authentique.

À Paris, en province, un vent de folie, ou de sagesse, précipitait les gens bien informés, les citoyens aisés, chez le changeur. (Plus ça change, plus c’est la même chose !) On accaparait le sucre par centaines de livres et les conserves par milliers de boîtes. Le peuple, souverain ou esclave, se gouvernait lui-même, puisque son gouvernement ne prévoyait pas. À C… on m’offrit un sac de lentilles pour une somme qu’on trouverait dérisoire aujourd’hui. J’aime les lentilles… cependant pas au point de vendre mon droit d’aînesse pour elles. « Mais… mais…, murmurai-je de mauvaise humeur, si tous ces gens achètent tout… que restera-t-il pour ceux qui ne sont pas assez riches pour entasser et pas assez pauvres pour tendre la main ? » On se mit à rire de l’individu qui osait songer à la possibilité d’une guerre longue, d’une guerre kolossale, alors que la bonne société n’y songeait pas, au moins pour les autres sociétés…

Séparée du bon compagnon par à peine une heure d’automobile, je me sentais pourtant hors de tous les mondes habités et je recevais des lettres de lui d’une admirable logique optimiste. Je les ai conservées parce qu’il n’a pas de mémoire et que leur lecture me représente un état d’esprit tout à fait curieux : celui du citoyen conscient, sinon désorganisé, qui croit fermement, noblement, à la puissance invincible du droit, de la justice, aussi sans doute des immortels principes : « Tout allait bien !… » « C’était le moment !… » « Qu’on n’avait pas choisi, mais dont il fallait profiter ! » « Union sacrée. » « Chant de la Marseillaise, lequel, enfin, devenait le chant national… même pour ceux qui n’aimaient pas les manifestations. » « Admirable et simple tenue de Robert. » (Il admirait son gendre ! Ça, pour un moment… oui… c’en était un !)

Moi, je répondais par mes ordinaires idées subversives, car je n’ai pas confiance dans les choses normales dans un désordre, même organisé. Je songeais aux suites, aux mauvais utopistes de l’idée trop libre[1]. Il paraît qu’il n’y en avait plus. Étrange contradiction ! Le pessimiste devenait optimiste et moi… j’étais de fort mauvaise humeur à cause des hommes saouls qui zigzaguaient sur le halage en poursuivant mes chattes à coups de pierres. Le citoyen trop imbu de l’esprit militaire se fait généralement la main en maltraitant ses frères, les soldats inférieurs, dont il a tant besoin.

Mon gendre, le gosse de vingt-deux ans qu’on avait eu quelque peine à adopter, se révélait un homme ; il partait, dans son costume hurlant de bleu et de rouge, comme un sage, sans crier, sans chanter, mais tout à coup pressé d’en finir. La petite pleurait, se mouchait et étirait la dentelle de son minuscule mouchoir moderne en formulant des réflexions à l’antique : « Il n’arrive que ce qui doit arriver. J’ai confiance… Je le donne pour qu’il revienne vainqueur ! Il reviendra. » Il est revenu vainqueur, puisqu’il n’y a laissé que son bras droit, et la France est à présent pareille à l’idole hindoue, formidablement hérissée de tous les bras arrachés à ses fils. Qui sait si les bras morts ne sont pas les plus menaçants ?…

J’ai assisté, en fait d’histoire de guerre, à la réquisition des bâtes de trait sur le marché de G… Entourés d’une ficelle pour maintenir l’ordre, un officier militaire et des officiers civils examinaient les cas. Il en venait de tous les côtés : chevaux de labour, ânes fourbus, l’air ahuri de se rencontrer sur le célèbre sentier. Un cheval bai brun, le front orné d’une étoile blanche, véritable monture de général, d’une valeur de deux mille francs, fut pris à cinq cents francs, et un mulet, dont je connaissais le nom de baptême, un vieux mulet, eut l’honneur d’être acheté trois cent cinquante francs, ne valant pas, hélas ! pour le service qu’on réclamait de lui, la botte de carottes que son maître, désolé, avait apportée pour son dernier repas. La créature de luxe, même fort valide, doit subir, en temps héroïque, une dépréciation en rapport avec son inutilité.

Résumant, ce jour-là, les réflexions de mes meilleurs camarades, les chevaux (je fus élevée à leur dure école, celle de Saumur dont mon père était premier écuyer), je me dis : « Il ne s’agit plus d’encenser. La bride en soie et le mors d’argent ne sont plus de saison. Quel genre de tombereau vais-je tirer ? » Aucune corvée ne me répugne, à la condition qu’on me rende la main et qu’on ne s’avise point de se la faire sur moi administrativement. Ça, jamais ! ou je flanque tout le monde dans le fossé selon les principes encore plus élémentaires que ceux déclarés immortels. Être utile ? Ah ! si chaque individu, sans se soucier de l’opinion du voisin, sans se demander le nom du ministre de l’intérieur, savait s’utiliser lui-même et se contenter du département qu’il connaît bien, quelle société on réaliserait, sans meneurs, sans bavards, sans députés vinicoles, ayant pour président de république l’unique direction de la conscience. Qui donc, chez nous, fait son métier, rien que son métier ?

Rentrée chez moi, j’allai contempler la voiture, la sans chevaux abandonnée sous le hangar, l’auto grise, ce lourd pachyderme qui n’a pas à lui tout le seul le sentiment de la direction et qui, le recevant de l’homme, en devient, souvent, le plus dangereux des animaux, car il lui manque l’instinct, ce qui peut tout remplacer, y compris le génie. « Voilà. Plus de mari ! Plus de chauffeur ! Je suis en panne. Si j’avais su, au lieu de me faire traîner, j’aurais appris… et je pourrais aller tout de suite jusqu’à cette ambulance de M… offrir mes services. » — « Et tes jambes ? » me souffla ma conscience.

Dans l’après-midi, par un soleil décidément implacable, je pris mon courage et une ombrelle. Huit kilomètres, une promenade, j’arrivai à la tombée de la nuit. J’entrai, je vis une cour encombrée de caisses et de lits de fer à peine déballés, une personne encore agréable, drapée de voiles blancs croisés de pourpre qui me bouscula rondement : « Vos services ? On n’a besoin de personne. » — « J’ai un certificat de grand médecin, Madame. » — « Ah ! oui, on les connaît, les certificats de nos grands médecins… et il date de quand, le vôtre ? » Je fus intimidée. Je ne pouvais pas lui expliquer mon cas spécial, une si vieille histoire de cholérique, ni lui montrer ledit papier demeuré dans les tiroirs de Paris. (Il faut huit jours pour chercher un papier là-bas !…) La dame s’actionnait. « Vous ne me portez pas de papier, vous n’avez pas de recommandation et moi je n’ai pas le temps. Nous n’avons pas même de blessé. En aurons-nous, seulement ? Je comprends très bien. C’est un bon mouvement, mais vous le regretteriez. Et puis les femmes du monde ! Moi qui vous parle, je suis grainetière. Je m’y connais dans tous les achats. Nous aurons trop de femmes du monde et tellement de jeunes filles ! Ce qui nous manque… ah ! ça, ça manque toujours, c’est de l’or. » Elle ajouta, plus doucement, en dépouillant méthodiquement le fer d’un lit d’une torsade de paille : « Il n’y a plus d’or, nulle part. » Et celui de la paille jonchait la cour, piétiné par tous les déménageurs. Alors, je vidai mon porte-monnaie, contenant tout juste cinquante-deux francs soixante-cinq centimes, dans la poche large de son tablier à bavette, une poche kanguroo, et saluant sans demander de reçu, car la réception me suffisait, je partis sous le crépuscule, d’un pied léger, respirant une petite brise libre qui me paraissait rigoler autour de moi.

La disparition de l’or, surtout, fut la plus étonnante des merveilles, signe des temps extraordinaires d’union sacrée. Vivant l’été, dans une maison isolée visitée deux fois par les cambrioleurs, je n’y recèle jamais de fortes sommes. Pourtant il fallait manger ! On ne voulait pas du papier et les pièces de vingt francs semblaient attirées par un aimant. Heureusement que, non carnivore, je peux me contenter d’eau fraîche et de mon amour, vraiment exagéré, pour le pain sec.

Cette fuite d’un métal trop rutilant me remémore l’histoire, si lointaine, des rideaux de soie jaune. La nuit qui suivit la déclaration de la première défaite de 70, les propriétaires de l’appartement que nous habitions, dans la garnison du 13e chasseurs, arrivèrent en trombe pour… décrocher leurs rideaux de damas jaune, les rideaux du salon. Ma mère, très offensée, prétendait qu’elle avait droit à la jouissance de ces draperies jusqu’au bout de sa location. Les propriétaires discutaient, soulevés par une passion violente pour ce damas somptueux qu’ils voulaient soustraire aux invasions prochaines : « Je suis aussi bonne Française que vous, déclarait ma mère absolument outrée, s’ils viennent, j’y mettrai le feu ! » Ils arrachèrent littéralement cette soie de la tringle, coupant avec des ciseaux quand l’anneau ne cédait pas et, aux lueurs tremblantes des chandelles, ils allèrent enterrer leurs fameux rideaux dans le jardin. Oui, je l’ai vu, de mes yeux vu ; on les mit à même la terre comme de grands cadavres flasques dont la chair faisait des plis ! Cachée derrière le tablier de ma bonne, je regardais ça, pétrifiée d’une horreur superstitieuse. Pourquoi ce crime contre une étoffe, contre le luxe innocent ? Il y a donc des soieries qu’on brandit au bout d’un bâton et d’autres qu’on descend de leur bâton pour les tuer ? Je devais avoir l’œil désorbité du pauvre mulet cité plus haut. Déjà l’entêtement de la contemplation, ce vertige photographique, s’emparait de mon cerveau.

De nos jours, on est plus pratique : on dissimule d’abord la couleur jaune sous la forme de l’or en pièces, on l’enterre sous des monceaux de paperasses. Puisse-t-il y pourrir sans retour possible à la lumière, à la circulation ! L’unique ennemi de tous les hommes, c’est celui-là.

Maintenant je rêve à tout ce qu’il faudrait dire pour empêcher le peuple de gaspiller. Ah ! qu’importe nos rideaux… de théâtre ! Si on pouvait intervenir dans tous les gâchages, les bombances de ceux qui ne veulent pas s’en faire ? L’ignoble phrase d’où découlent tant de sottises ruineuses. Toutes les pâtes alimentaires que j’avais achetées pour l’hiver de mes gardiens, ils les ont mangées, plaçant un plat de riz au lait à côté d’un macaroni au gratin, des haricots aux lards le jour des lentilles à l’huile… C’était en surplus, pourquoi l’aurait-on ménagé ? Et lorsque je promène mon inquiétude… de conservateur le long du halage, je rencontre des couples ivres qui sortent des cantines. Boire, manger, ne pas s’en faire. « Et la guerre ? » — « Allons donc, ma bonne dame ! Nous sommes un peu là pour vous défendre ! » Je sais comment on m’a défendue, jadis. Tous les soirs, je vérifie le cran de mon revolver. Il paraît qu’il faut rendre les armes. Je n’entends rien à ces nouvelles ordonnances. J’ai reçu moi-même les cambrioleurs du dernier numéro de cette comédie. Ils sont partis, sans grand dommage et très vite. Si je dois recevoir un espion, je l’exécuterai, mais après l’avoir entendu, toutefois. Des espions ? Est-ce qu’ils ne connaissent pas tout d’avance ? Et nos plans, et nos armements et surtout nos manques de prévisions. Grâce à M. Charles Humbert, l’homme aux impressionnantes statistiques, ils ont connu l’histoire inouïe de nos soldats qui devaient partir avec un soulier — celui du pied ferme. — Quand je pense que j’ai injurié ce pauvre grand homme dans une revue, m’imaginant qu’il avait tort de dire tout haut ce qui se répétait tout bas. Il a joliment réparé sa gaffe, si c’en était une, le Monsieur aux canons et aux munitions ! Je l’ai humblement prié de me pardonner et il m’a répondu avec une très charmante jovialité ! Pourquoi ai-je fait cela, voix dans le désert[2] ? Est-ce pour cette singulière contagion du frisson de l’anormal qui jette toute la France hors de ses usages ? La blague du temps de paix doit-elle s’expier en temps de guerre… ou perd-on la notion, l’instinct du réel ?

L’entrée en guerre est « une entrée en religion ». C’est une prise de voile. Mais c’est encore trop léger à porter, un voile. Il est facile de renoncer au monde, à ce à quoi on tient le moins. Ce qui m’est le plus cher, ici, c’est le silence, ce bain de silence que je viens prendre tous les étés après l’enfer de l’hiver parisien. Est-ce que je ne devrais pas sacrifier aussi la tranquillité de ma retraite avec celle de ma vie d’animal ? Ces enfants de mes réfugiés n’ont pas encore assez remué cette nappe d’eau lustrale. Germaine, Paul, qui gazouillaient furieusement, n’étaient que des oiseaux. C’est encore trop gentil des fureurs d’oiseaux ! Il me faudrait, pour mon purgatoire, des bêtes féroces à apprivoiser, des créatures de proie, une lutte perpétuelle contre mes goûts, une emprise sur toute ma volonté et moi cédant toujours de plus en plus liée, sinon vaincue, par la conscience. Sans religion, sans Dieu ni maître, il convient que je devienne ici l’esclave de l’inflexible logique, de toute ma raison dressée contre le désordre que je sens venir…

« Je ferai, de la nature, le décor de ma volonté. »

Cela s’écrit dans un roman où il arrive ce que vous décidez. Mais dans la vie, la vie même inférieure, il faut s’en remettre à la volonté d’une loi.

  1. La débâcle russe prédite !
  2. J’ai écrit cela en 1916. Je n’en veux rien retrancher.