Mercvre de France (p. 26-51).
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II


Seule, je suis seule. Je n’attends rien. Je n’espère pas. Je ne vois personne et je ne parle presque plus. Quand le bon compagnon vient, nous ne parlons pas davantage, ayant trop pris l’habitude de penser aux mêmes choses. Quand il m’écrit, nos lettres se croisent, parce que je lui écrivais ce qu’il m’écrit. De temps en temps nous nous disputons avec la subite véhémence que mettent le dogue et la chatte pleine à s’expliquer sur un os de poulet. Mais il ne s’agit pas de nos affaires. Il (le dogue) trouve que tout marche à souhait. Moi (la chatte pleine) je constate que ça va mal et je cherche à lui cacher le mieux possible les petits de mon imagination pour qu’il n’essaie pas de les réduire à néant. Quand je mesure le chemin parcouru des sommets d’il y a deux ans au… trou dans lequel je suis tombée, je m’étonne que tout aille si bien,… et puis il y a ceux qui n’en reviendront pas, eux, du trou ! Je ne peux plus rentrer à Paris parce que j’ai eu le soin de me lier ici par un collier terriblement fort : celui des responsabilités, et je tire dessus par dépit, pour faire acte de sauvagerie sinon d’indépendance, sachant à n’en pas douter que le collier ne cédera point, puisque je l’ai rivé moi-même. J’ai voulu vivre cette vie, j’ai librement choisi mon emprisonnement dehors, en dehors de toutes les complications mondaines et il en résulte un inextricable nœud d’obligations rurales, agrémentées de touffes d’orties. Si loin du pays des sept robes et des treize bonnets, comment, du reste, y retournerais-je, en mes haillons couleur de poussière ou de boue ? Mon imagination est vraiment grosse d’une portée de toutes les espèces de monstres. Il vaut mieux les mettre bas… près d’une rivière.

Je m’évertue à me limiter aux besoins du pain quotidien, pourvu qu’il soit complet, franc de goût, du pain de guerre. Oh ! le bon pain ! La France, ayant mangé son pain blanc le premier, on a fini par nous vendre de la miche grise qui est tellement supérieure à cette pâte d’amidon trop travaillée dont la capitale viennoise eut le monopole. Tendre ou sèche, on semblait avoir sous la dent une houppe à poudre de riz. Enfin on mange la tourte de ménage. Était-ce bien la peine de se moquer des autres qui mangeaient d’abord leur pain noir ? Ce sera un pas vers Elle, la dame du puits ! Pour parler son propre langage, ici, je m’évertue à l’inventer, parce que je sens qu’elle se dérobe de plus en plus et je conforme, tant que je le peux sans crainte de blesser le voisin, — je n’en ai pas, — mon existence à son invention. (Je m’imagine que le créateur de l’aviation devait frémir au vent de l’hélice rien qu’en tournant sa cuiller dans son potage.)

Ce pain, hélas ! il arrive trop tard pour mes réfugiés belges qui le réclamaient et qui sont partis de chez moi sans y avoir goûté. Dans leur saine petite patrie de jadis, on le mangeait déjà et cela n’empêchait point, au contraire, l’abondance des gâteaux. Ils vivaient chez eux économiquement quoique largement. Le lait était à trois sous le litre, la bière à discrétion dans leurs restaurants et on offrait le bol de café à tout venant. On faisait, aux enfants, des tartines qui se coupaient normalement sans des excavations de plusieurs centimètres où on ne peut pas plaquer le beurre et d’où la confiture coule entre les doigts. Mes amis belges me donnaient l’impression de demeurer encore dans une des cinq parties du monde. À présent, je me figure être en ballon ou dans la cage des mineurs, tantôt montant aux nuages, tantôt descendant en plein vertige. Je manque de point d’appui. Ils me gardaient bien plus que je ne les gardais. Ils sont partis et je me demande souvent comment ils ont pu tenir. Ils ont tenu près de dix-huit mois, dans un logement de la dimension d’un mouchoir, mal meublé de meubles datant de quelques siècles dont aucun tiroir et aucun battant ne ferme, avec des vents aussi coulis que contraires, des chaises de paille hérissée, une vaisselle écornée, nulles commodités vraiment commodes, des lits détestables. Ils conservaient le sourire, s’efforçaient, de leur côté, de me prouver que tout marchait le mieux possible et que, si je ne pouvais plus écrire, c’était à cause de leurs enfants qui poussaient leurs cris… Et puis ces gens-là croyaient à des vérités qu’ils ne cherchaient pas, pendant que moi je ne crois même plus à la vérité que je trouve. Ils étaient raisonnables, sages, remplis de l’idée qu’il faut une ligne de conduite à la vie ordinaire comme il faut laisser le corps du blé, qui est le son, dans le pain qu’on mange et surtout qu’il faut fuir les exagérations, les quintessences, en général tout ce qui n’est pas la manière naturelle de vivre…

Ils sont partis, las d’attendre le retour de la Belgique ! Le Seigneur (celui que j’appelle : le saigneur) me les avait donnés, il me les a repris… et nous, nous ne reprenons pas la Belgique…

Je continue à entendre le canon de F…, les essais de mort plus sinistres, selon elle, que la véritable tuerie, parce qu’ils doivent l’éterniser. De temps en temps la vibration arrête ma montre, puis une autre vibration la remet en route, de sorte que je ne sais jamais bien l’heure. Savoir l’heure ? Encore une science vaine. On nous vieillira de soixante mortelles minutes et nous n’en serons guère plus… avancés.

La guerre ! C’est la guerre ! Il faut tenir. Hier, j’ai passé mon après-midi à faire mon examen de conscience en sa présence sacrée. Je retombe dans le doute. Ce qui importe le plus, c’est de tenir, selon le mot des journalistes ; malheureusement ce verbe indique un appui matériel, un bâton, un fusil, une rampe, un livre, quelque chose enfin à quoi l’on tienne. Or, personnellement, je ne tiens rien du tout et je ne tiens pas qu’on tienne à moi. L’idée de simple cohésion m’horripile. Non, je ne veux pas retourner à la ville-lumière parce qu’elle me semble tenir… dans la plus profonde obscurité et ensuite parce que je n’ai aucune lueur à lui apporter. Les lettres qu’on m’adresse de là-bas sont exaspérantes de tranquillité, sinon de parfaite inconscience. Elles dépassent les journaux en utopies et en incohérences. C’est un devoir, me dit-on, de se montrer plein d’espoir, de faire aller le commerce, de recevoir, de s’habiller, d’aller au théâtre, de marcher, pour se servir d’une expression comique lorsqu’elle est employée à l’arrière. Je ne saisis pas du tout le devoir des femmes qui marchent en montrant leurs mollets sous des jupes de danseuses d’Opéra et qui papotent aux thés de circonstances où le bon goût veut qu’on ajoute quelques parfums d’iodoforme.

Les rares esprits chagrins qui se communiquent à moi dissimulent de leur mieux leurs angoisses. Il en est de même qui préfèrent ne pas mentir et, avant d’écrire, laissent tomber la conversation, tellement ils ont peur de ce que je n’ai même pas envie de répondre. Une amie me déclare que mon ex-frivolité lui manque : « Vous étiez la plus gaie, malgré votre âge dont vous avez la douce manie de vous encombrer pour nous rappeler sans doute le nôtre ! » Là-bas, en effet, les femmes sont amusantes ou elles ne sont pas ; peu s’occupent de connaître leur extrait de naissance. J’ai entendu qualifiée de vieille une charmante artiste de trente ans et je connais telle célébrité de soixante ans qui possède un mari jaloux et un amant complaisant (à moins que ce ne soit le contraire) ! La foudre est tombée là-dessus en dispersant les hommes. Il y a tout lieu de croire que les femmes se consolent, certaines veuves joyeuses, avec les embusqués, d’ailleurs pas dangereux. En est-il une seule qui voudrait de ma vie sans contrainte mondaine, pour cela, justement, tolérable ? Je ne peux revenir à leur bercail… il est trop tard pour pouvoir revenir sur ce que j’ai cru deviner ! Elles et moi nous vivons dans le mensonge, mais, moi, en fuyant la société qui tient… à le propager, je respire.

Un puits, c’est une tour à l’envers. En descendant, je me suis montée… Je ne comprends plus la vie intellectuelle et lui préfère ma vie inférieure : « Vous êtes, me disait un jour le sieur Catulle Mendès qui n’aimait pas du tout la vérité, une personne maussade qui ne sait rire que du bout des cils. » Je fus maussade en riant du bout des cils, car les histoires fin du fin m’exaspèrent toujours. Le vrai rire et les vraies larmes ne peuvent me surprendre qu’en vivant ou la vie ou mes livres, qui sont la vérité que je m’invente. Et maintenant rire du bout des… dents me ferait mal ou troublerait les autres.

Ma vie inférieure, au fond, se borne à une série de gestes, tous pareils, gestes de machine qui distribue en tâchant de trier ce qui convient à celle-ci, à celui-là. Je me lève quand le jour me tend sa patte blanche et je me couche quand la nuit me bat de son aile noire. Cela simplifie beaucoup, à mon humble avis, la crise du pétrole. Ma petite maison est si loin de toute civilisation permise en temps de guerre que je suis obligée quelquefois d’acheter mon fameux pain huit jours d’avance. Il faut encore de bonnes dents pour manger ça… le samedi. J’ai, depuis deux ans, deux robes en doublure fort solide, parce que nos dessous sont généralement plus résistants que nos dessus : la femme française double les soies légères avec des tissus meilleurs que les liberty bon marché qu’elle n’arbore que pour l’amour de leur souplesse. Quand l’une de mes robes est sale on prend l’autre, même nuance, qui est propre… mais on remet la sale, le matin, pour économiser la propreté de l’autre et très souvent, sans s’expliquer pourquoi, on porte la sale encore le soir, à cause de la pluie… J’ai appris à marcher avec des sabots, ce qui m’est très pénible, parce que j’ai dû aller à pied faire les provisions aux halles de C. pendant tout un hiver et que je suis redevenue boiteuse. (Comme je la sens derrière mon épaule, je suis bien obligée d’avouer que je suis née boiteuse : un accident de forceps lors des couches de ma mère.) J’ai boité toute ma petite enfance, qui fut la plus pitoyable des enfances à cause de cette infirmité et de beaucoup d’autres choses. (Ne vous donnez pas la peine, ô lecteurs, de murmurer : dégénérescence, névrose, prédominance du cerveau sur la faiblesse de constitution. Le sieur Lombroso est un fataliste dangereux, il est même dangereux comme le serin est jaune… c’est-à-dire que ce n’est pas de sa faute !) J’ai donc boité. Aimant la marche, je ne puis marcher longtemps sans traîner la jambe droite et j’aime à aller vite malgré tout… Il était défendu, dans ma famille, de parler de ce défaut physique qui devait m’empêcher de me marier, d’avoir des enfants ou d’arriver à quoi que ce fût de normal dans la vie des femmes. Ai-je assez pâti de ce reproche latent que je sentais dans toutes les réflexions qu’on émettait, d’une voix contenue, sur mon compte ! Mon père, la plus magnifique des brutes, ne me pardonnait pas d’être une petite fille et encore moins d’être infirme. Quant à ma mère, sa manie des grandeurs ne lui laissait pas admettre que cela fût une tare, simplement, accidentelle ; c’était, en outre, l’aboutissement d’une série de malédictions devant nous poursuivre jusqu’à la cinquième génération, que je représente bien malgré moi, car si on m’avait demandé de choisir ma famille, j’aurais voulu tomber, surtout en me cassant la jambe, ailleurs que chez des gens aussi distingués… par le sort. Je me suis promis, je lui ai promis de dire, de la dire toute, et je ne poserai point à l’héroïne de douceur et de tendresse que je ne suis pas, que je n’ai jamais été. J’ai donc fini par marcher droit du seul effort de ma volonté, dès l’âge de douze ans ; ma coquetterie me servit de canne ; il est souvent précieux d’avoir un défaut quand on apprend à le perfectionner. Aussi entêtée que sauvage, je mis une patience d’ange à protéger mon vice d’organisation. Un des muscles de ma jambe ayant été gravement lésé par le fer, une constante application de l’extension de ce muscle, demeuré inerte, pouvait lui rendre, en effet, son élasticité ; mais, en ce temps-là, les rééducations musculaires étaient peu connues au fond de la province. On ne voyait jamais le médecin pour moi et je me cachais lorsqu’on en annonçait un pour ma mère, toujours vaguement souffrante de migraines, de vapeurs…, etc., etc. À part cette disgrâce de ma part, je me portais très bien, même en courant de travers, ce qui me permit d’échapper aux lugubres histoires d’appareils, de bandages, d’opérations de Damoclès perpétuellement suspendues sur la tête des infirmes de ma trempe. Bref, j’ai appris à marcher droit toute seule. Je tire de cette guérison, nullement surnaturelle, le plus inconcevable orgueil qui puisse hanter un cerveau humain ; j’y ai gagné une autre infirmité morale, en dépit d’une totale absence de toute ambition : je ne crois pas à la mort ou, si l’on préfère, je n’en possède pas plus la notion qu’un animal et, comme il faut de l’ordre dans nos conceptions philosophiques, je me range modestement sur l’échelle animale, au premier ou au dernier échelon, comme vous voudrez. Chaque fois que j’ai pu converser librement avec des notabilités de la science, je leur ai détaillé mon phénomène cérébral et si les uns ont cru à une pose… littéraire, les autres m’ont déclaré sans ambage qu’ils me prenaient surtout pour un monstre qui finirait mal. (L’essentiel ne serait-ce pas, justement, de ne pas se douter de sa fin ?)

Pour le moment, je recommence à boiter quand je suis fatiguée, mais je remarcherai droit quand je pourrai faire, à mon aise, la chatte pleine me roulant en grosse boule dans l’herbe ou dans mon lit. Je ne connais qu’un remède : le sommeil. « Quand je mourrai, ce sera qu’ayant résolu de me reposer, j’aurai tellement pris de précautions pour demeurer tranquille que je resterai enfermée pour toujours en un lieu inaccessible. »

Cependant, si les maladies ordinaires, à part l’accident de ma naissance, m’ont épargnée, je me suis inventé ou j’ai subi de redoutables supplices d’imagination, quoique point imaginaires, et ma stupeur est d’être encore à peu près saine d’esprit ! Fille de folle, je suis presque une femme raisonnable, ce qui est ahurissant pour moi après ce que j’ai dû endurer ou que j’endure quotidiennement sans qu’aucun geste de réel égarement me trahisse. Je tourne toujours dans un cercle qui non seulement doit être vicieux, selon la loi commune, mais qui me semble s’être arrondi autour de ma seule personne. Je vois les autres graviter au dehors sans paraître se soucier de leur cercle personnel ; alors il est clair que je fais partie d’un où l’on vous reçoit sans les parrains accoutumés.

Que l’on juge de ce que peut être pour moi la sensation de la guerre, avec ou sans le bruit du canon ! Je n’ai pas peur, vous n’avez pas peur, personne n’a peur. Seulement je pense, moi, et j’ose le dire, que nous avons tous la terreur d’avoir, un jour, à avoir peur. Étourdie d’abord par la nouvelle qu’il fallait s’en aller sans un motif déterminé, aller devant soi parce qu’ils étaient derrière nous, je suis tombée en une sorte de paralysie de quarante-huit heures, car, certainement, c’est tout ce que je peux fournir en imitation de la mort. Je ne peux pas mourir (ah ! il fallait bien que cela fût impossible !) Puis je me suis reprise à tourner dans un tourbillon d’idées enflammées, de projectiles mentaux qui font de moi un être désemparé, exaspéré, une sorte de bête enragée, muette, que le bâillon des bienséances a rendue aphone depuis longtemps, mais qui guette l’occasion de mordre. Née à la vie de la pensée en 1870, c’est-à-dire quand j’avais dix ans, je me retrouve contemplant l’océan rouge de la guerre, attachée au rivage des convenances sociales comme jadis, quand j’étais petite, on me liait par le souvenir de mon père en me répétant qu’une fille d’officier ne doit jamais pleurer.

Oui, j’ai mal au front de la France, comme Mme de Sévigné avait mal au ventre de son enfant, mais je ne suis pas une femme de lettres, j’ai pris l’horreur d’écrire… des lettres pour me consoler en épanchant ma rage en phrases élégantes. Je ne sais plus écrire.

La fiction, en présence de la réalité, me paraît un crime qui permet à l’autre crime de s’étaler plus monstrueux, plus terriblement invraisemblable. Quiconque ose écrire un roman me fait l’effet d’une main inopportune agitant un éventail, un écran, en face d’un incendie. Je n’ai jamais admis, en temps de paix, qu’on eût le droit de regarder un incendie de loin, en curieux. Nous n’y pouvons rien ou si peu de chose ?… Oui… mais notre conscience a le droit de… faire la chaîne. Du front à l’arrière, ce devrait être une chaîne de consciences vives, de cœurs fondus en anneaux rouges et brûlants et chacun, chacune, nous devrions souffrir en rêve durant qu’ils meurent là-bas, en réalité ! Les rêves ?… J’entends, la nuit, des cris désespérés que je n’entends pas, et ce silence, ce calme autour de moi, cette paix profonde, j’allais dire inexorable, de la nature, me les rendent physiquement sensibles. Ils me touchent, me réveillent et j’en suis réduite à chercher le nom de celui qui m’appelle et ne songe certainement pas plus à ma personnalité qu’à n’importe qui ! Je vais m’expliquer à fond pour qu’on éloigne de moi ce calice qui serait de m’accuser d’une exagération de la sensibilité littéraire. Je possède aussi la singulière infirmité d’entendre trop. Je n’entends pas ce qui ne saurait exister. J’ai le don néfaste de percevoir le moindre bruit réel comme savent les entendre certains animaux : le chien, le chat, le rat. Je sais que sur le toit, plus haut que le plafond de ma chambre, plus haut que la charpente du grenier, marche, en ce moment de nocturne tranquillité, le hibou qui demeure dans nos rochers, derrière la maison. Ce hibou ne sautille pas comme les autres oiseaux, il marche d’un pas lent, frôleur, très préhensile. Sa patte lourde, phalangée, onglée, festonnée de plumes ou de duvet épais se pose comme une ventouse. Si élastique ou si humide que puissent être la mousse et la tuile, son pas claque à la façon d’un petit sabot de velours. J’ai reconnu le hibou, mon frère. Celui-là pense la nuit, c’est-à-dire qu’il chasse, qu’il rôde sur le sentier de la guerre. Attendez que je vous explique mieux, car les exemples ou leçons de choses valent toutes les psychologies : j’ai entendu distinctement une mouche crier au secours.

Maintenant que j’ai noyé dans les larmes du fou rire ce que vous pouviez avoir d’attendrissement poli sur mon cas pathologique, daignez m’écouter jusqu’au bout. J’étais dans une pièce assez obscure, occupée à ranger des chiffons dans un tiroir et je ne vous peindrai pas le tableau plus pittoresque qu’il ne se montrait à moi. Comme je me penchais sur ces vieilles étoffes, j’entendis un bourdonnement très faible, qui, peu à peu, en l’écoutant attentivement, prit l’ampleur de cris entendus à une grande distance. Cela ressemblait aux paroles confuses d’un être se débattant contre un agresseur qui, lui, ne disait rien, accomplissait sans doute un métier sournois en la plus absolue des sécurités. Et plus j’écoutais, plus les sons prenaient la grandiloquence d’une imploration désespérée : « On tue quelqu’un ! Mais où ? » me dis-je ; puis me défiant de ma propre manie d’outrer, que je contrôle minute par minute de peur de laisser mon cerveau s’affaiblir en de vaines transes, je finis par démêler que ce qui venait de très loin devait être tout près, qu’une créature minuscule, un insecte devait être là, à la portée de ma main, prisonnier d’un ennemi qui lui laissait pourtant la permission de bourdonner son chant de mort… Et c’était vrai. Après avoir fait plusieurs fois le tour de la chambre, je découvris, dans un angle, une toile d’araignée (ce n’est pas ce qui manque chez moi) où l’araignée ligotait une mouche. Celle-ci, bien vivante, ne remuait déjà plus, mais elle appelait au secours d’une façon lamentable où il entrait un accent humain… parce que les hommes et les mouches sont capables de vibrer de la même façon devant les mêmes menaces, quand ils ont enfin bien compris qu’il leur faut abandonner tout espoir… Encore tout près de cette mouche, en fermant les yeux, je m’imaginais saisir les derniers mots d’une agonie lointaine, là-bas, dans la forêt d’en face, le dernier soupir, le frisson hoquetant de celui qui sait que personne ne viendra et que la mort sera lente à le délivrer de la douleur. (Les araignées ne tuent pas les mouches tout de suite. Elles préfèrent en conserver le sang frais le plus longtemps possible.) Il me fallut délier la mouche avec des précautions infinies, à l’aide d’une épingle à cheveux. Elle sortit de son linceul de soie grise comme toute neuve, luisante, je pense, d’une intime satisfaction. Elle fit sa toilette, se brossant les ailes, se frottant les pattes, tâchant de se débrouiller à nouveau dans cette chienne d’existence, puis elle s’envola vers la fenêtre. Je ne l’ai jamais revue. Peut-être l’ai-je écrasée quelques jours plus tard en époussetant des livres… parce que c’est la vie…

Si vous avez compris mon état d’âme, ça me dispensera désormais de faire de la psychologie pour lecteur têtu, chose dont j’ai la nausée. Quand il s’agit de débrouiller des questions d’ordre purement — ou impurement — moral, je raconte une histoire, n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle représente l’essentiel de ma pensée. Je remplace le rôti par un hors d’œuvre qui trompe la faim, cette étrange boulimie que vous avez tous et toutes, ce que j’appellerai : l’appétit de la fable !… parce que si on vous disait qu’il vaut mieux se taire en présence des aventures incompréhensibles, vous diriez : « Peut-être qu’elle nous juge incapables de comprendre. » D’ailleurs si mes convives ne sont pas contents… de mon pain de guerre, la grise miche d’au jour le jour, ils n’ont qu’à ne pas s’asseoir à ma table. Ce ne sont pas les buffets de gare qui manquent, ni les cantines, à défauts de buffets de bals. Je ne suis que le pauvre volontaire, le plus récalcitrant de tous, le nouveau pauvre, celui qui juge l’argent au-dessous de sa valeur.

Oui, j’entends le bruit de la guerre, tous les bruits les plus sourds et toutes les clameurs les plus lointaines, car ici je vis dans le silence. Je suis toute seule absolument. Je n’ai plus d’amis, plus de réfugiés, plus de gardiens, plus de domestiques. Tout cela est tombé de moi comme tombent les feuilles quand l’arbre a froid. Il n’y a plus chez moi qu’un fantôme de servante dans le pavillon où vécurent jadis des jardiniers, une créature enceinte, la femme d’un poilu reparti sur le front lui ayant laissé quatre enfants, dont un encore dans l’œuf, mouche ligotée entre les pattes visqueuses de la vie, de celles qui ne permettent, heureusement, ou malheureusement, pas de crier au secours.

Je n’ai pas de vision, ni d’hallucination, hélas ! (ça m’amuserait, moi, d’entendre des voix !) J’ai simplement, prosaïquement la conscience de ce qui est, mais une conscience à l’état d’images et c’est là une de ces fabriques de photographies (agrandissement sans retouche), une de ces chambres obscures où il ne fait pas bon être l’insecte qu’on saisit à la loupe et qui, par respect humain, ne veut en appeler à aucun témoignage. Je ne conseille à personne d’y pénétrer, pour voir…

Moi, je vois les grands navires qui sombrent et le détail des poissons qui entrent dans la gueule des canons en se trompant de hublot. Je vois celui qui tient encore la manette réglant un important mécanisme à jamais immobile, celui dont les doigts flottent, allongés démesurément par l’eau qui a dilué la chair. Et c’est l’entonnoir où l’on a versé le vin pourpre de la coûteuse victoire, le tapis vert où la défaite furieuse du joueur a jeté les mauvaises cartes avec les bonnes, pêle-mêle, princes, valets ou as, tous ces numéros, ces unités rouges ou noires placés dans le désordre du dernier tirage au sort. Je vois… ce qui reste de la famille au coin du foyer dans lequel brûle ce qu’on appelait autrefois : un petit feu de veuve, deux bûchettes en croix qui se rongent l’une l’autre sans aucune chaleur, s’entrant inutilement leurs crocs de braise dans l’écorce et pleurant de dépit. La mère, paysanne, la possible veuve, regarde se consumer ses espérances. L’enfant joue plus bas, car il a entendu dire que son père était perdu, avait disparu comme une chose, un objet qu’on égare, qu’on sème quand on déménage ou emménage trop vite.

Ça peut donc se perdre, un homme, tel un chien qui ne répondra plus à l’appel… parce qu’il sera mort, tel un chien pourrissant dans le coin d’un bois auprès de la borne d’une route ? Mais la femme n’a pas reçu le coup définitif, elle, et elle espère. C’est la loi. Il faut espérer ou mourir. Et qui voudrait se suicider pour grossir l’hécatombe ? On tient… à ne pas mourir. On ne croit pas à la mort. En effet, mourir c’est disparaître… s’en aller à l’anglaise pendant que les autres continuent à dire du mal de vous.

Après la nuit de ces films à la fois tragiques ou trop flous, macabres, rayés d’éclairs d’où semblent sortir un crépitement de balles, des éclatements de fusées livides, je cours à la fenêtre pour chasser les ombres en renouvelant l’air. Je vois… je vois alors poindre le jour, ce miracle quotidien que personne ne regarde plus. Que ce soit l’hiver ou l’été, il fleurit le paysage. Et là-bas, s’évadant de l’aurore, un vol de pigeons blancs s’éparpille mollement sur la campagne comme les morceaux d’une lettre d’amour.

Ô jour, notre unique bien, le plus réel trésor du riche et du pauvre, je te prends dans mes bras, je t’embrasse, ô mon petit matin qui vient de naître ! Je suis seule, comme toi, dans un triste horizon, je serai troublée de ton indécision ou j’aurai chaud de ta lumière… mais je vivrai puisque tu le permets. Quel que soit notre âge, est-ce que nous ne renaissons pas tous les matins où le jour nous est donné encore une fois ? Jour qui dissipe le mystère de l’ombre avec des glaives d’argent, qui combat pour la seule victoire certaine et apporte cependant l’inconnu, jour nouveau, x merveilleux, faucilles accouplées en un métal brillant d’une pureté farouche, l’une menaçant l’avenir, l’autre ayant fauché toutes les fleurs dans la rosée trop froide, lames aiguës vous encerclant les tempes pour en faire jaillir des yeux neufs, des larmes de douleur ou de reconnaissance… Ô jour, que puis-je demander de plus à la terre quand je te vois ? Qu’oserai-je désirer en dehors de ce présent inestimable… qui est le présent ? Mais pourquoi est-ce que je vis, pourquoi ai-je le droit de regarder le jour en face alors que sont fermés les yeux des jeunes morts qui sont encore dans la nuit, qui seront éternellement dans la nuit ?… Tant de jeunes morts !… Dois-je tolérer cela d’un cœur léger, dois-je l’admettre et m’habiller, sans m’apercevoir que je suis, lâchement, celui qui continue à agrafer ses haillons avec du soleil ?…