Texte établi par Fides (p. 55-62).

Dans la maison des aiglons

Le temps passe. Bientôt cinq ans se sont écoulés. C’est justement le nombre d’années que l’on prend en divers lieux pour la préparation des laïques qui veulent entrer directement en réclusion. C’est encore très peu : déjà et dès les premiers temps, se manifestait une volonté de n’accorder la permission de la réclusion qu’aux moines, moniales, prêtres qui auraient vécu en communauté, pendant longtemps, une vie de contemplation totale, qui pouvaient la continuer seuls et la pousser à la perfection. Autrement, on appréhendait des insuccès. Et Jeanne, malgré sa réussite dans la période de probation, n’avait que vingt-trois ans. Toutefois, son directeur a confiance en elle : elle a acquis de la maturité, de la fermeté dans ses desseins. Ses attraits la tirent toujours plus fort dans la même direction. Son âme abonde en délices spirituelles qui la ravissent. Ce n’est pas qu’elle veuille être une ermite, mais que Dieu la bouscule vers un destin. Elle a aussi une ressemblance intime avec les saints et les saintes malcommodes de la première génération de Ville-Marie : Jeanne Mance, monsieur de la Dauversière, Marguerite Bourgeoys, les trois premières Hospitalières de Saint-Joseph. Vous pouvez vous asseoir à côté d’eux et raisonner à en perdre haleine ; ils vous écoutent, mais vous ne gagnez rien sur eux. Leur vocation est spécifique ; ils sont nés pour une tâche singulière. Ils ne voient pas autre chose. Vous leur dites : « Vous allez payer cher votre entêtement, en souffrances, en misères ». Ils répondent : « Soit ». Ils acquittent le prix. Dans le cas de Marguerite Bourgeoys, des Hospitalières, il est terrible, même horrible. Pas de protestations. Elles fondent les structures de la colonie catholique. Tous et toutes, des obstinés.

Ainsi en est-il de Jeanne Le Ber. Il manquerait une magnifique rose au bouquet s’il ne contenait la contemplation pure. Elle apporte la rose sans s’en rendre compte d’ailleurs, subissant la traction de Dieu. Mais tout de même, avec la lucidité d’intelligence et une véhémence de volonté qui surprennent. Elle n’est pas ignorante ou à demi consciente. Elle lisait les œuvres du temps. Saint Jean de la Croix lui a peut-être passé entre les mains, car il en existait des exemplaires au Canada. Cassien aussi, sans doute, qui raconte la vie des grands solitaires de l’aube. Elle veut un dialogue ininterrompu avec le Sauveur, un tête-à-tête. Elle n’a que faire de conversations, même ferventes, entre religieuses, des récréations, des charges qui apportent parfois des distractions profanes. Elle ne tolère pas d’interruption dans l’occupation sainte. Ses historiens nous le marquent bien. C’est la Marie de l’Évangile, aux pieds du Sauveur, qui ne veut être rien d’autre que la Marie de l’Évangile, buvant les paroles qui tombent. Jamais on ne verra résolution plus nette : elle ne bougera pas de là.

M. Séguenot se heurte à ce dessein rigide qu’il ne peut évidemment réprouver. Il lui invente et lui improvise une solution originale marquée par le temps, les circonstances et la prudence nécessaire. On peut dire qu’elle semble une adaptation d’une ancienne règle des reclus et recluses. Seul un érudit pourrait nous dire laquelle.

Est-ce M. Séguenot qui fixe la date du 24 juin 1685 pour ce que l’on peut appeler la profession de cette novice ? Il se peut. Saint Jean-Baptiste fut le grand prince, le grand patron des reclus et des recluses. N’avait-il pas vécu longtemps dans la solitude du désert ? En vouant une dévotion particulière au Précurseur, Jeanne Le Ber imitera ses prédécesseurs d’une façon étroite. On ne sait vraiment pas où eut lieu la seconde cérémonie. Peut-être dans la sacristie de l’église paroissiale. S’accompagna-t-elle de quelques-uns des anciens rites qui rappelaient les funérailles ? Les parents étaient-ils présents ? Est-ce qu’on psalmodia In paradisum ? On sait seulement que Jeanne prêta enfin le vœu de chasteté perpétuelle, qui lui tenait à cœur ; le vœu ensuite de réclusion perpétuelle, mais que son directeur se réserva le droit de mitiger. Elle ne s’engagea pas dans un vœu de pauvreté absolue, mais seulement de « pauvreté spirituelle ». Sur ce dernier point, elle se heurta à la volonté de son père et peut-être aussi à la nécessité même de sa vocation. Tout d’abord, l’avenir de la Nouvelle-France n’était pas encore définitivement assuré. À deux reprises pendant l’existence de Jeanne, il sera gravement menacé ; dans le cas d’une conquête, Jeanne serait peut-être obligée de changer de pays. Puis, le reclus ou la recluse laïque, tel que nous le montre l’histoire, vivait, en premier lieu, de ses biens propres ; ou d’aumônes, d’une façon précaire et incertaine ; ou bien des dons d’un monastère. Il semble que, dans un pays pauvre, M. Séguenot et le père jugèrent qu’il était plus prudent de laisser à Jeanne l’héritage qu’elle possédait depuis la mort de sa mère, et celui qui lui viendrait à celle de son père. Elle ne gérerait pas elle-même ses biens, mais elle pourrait en faire l’usage qu’elle voudrait, les répandre en aumônes ou en bonnes œuvres. Sur ce point, ses aviseurs contrecarrèrent sa volonté. Elle se soumit. Elle gémit de ne pas se voir réduite à la « pauvreté réelle et effective ».

Puis M. Séguenot lui imposa d’autres conditions. Jeanne abandonnerait ses prostrations au moment de l’Élévation et de la Communion. Elle n’irait plus à la grand-messe et aux Vêpres et, ainsi, ne ferait plus la quête pendant les offices, ne distribuerait plus le pain bénit. C’était rendre sa réclusion plus hermétique, la retirer du monde plus complètement. Il est probable aussi qu’il régla la discipline qu’elle s’infligeait déjà de même que ses autres mortifications et mesures pénitentielles. Il suivait de près sa pénitente.

Il remania aussi son règlement. Il remplaça la grand-messe par une heure d’oraison ; de même pour les Vêpres. Il ajouta la lecture de quelques vies de saints. Elle récita, le mercredi, l’office de la Sainte Croix que l’on découvre souvent dans les anciennes règles pour les recluses ; puis certains jours, celui de saint Joseph et les litanies du même saint. Elle se confesserait tous les huit jours, communierait le mardi, le jeudi et le samedi. Et, « ce qui luy restoit de temps après la prière étoit tout employé au travail » manuel. Sans doute, elle n’aura jamais de supérieure comme les moniales recluses dans des maisonnettes rapprochées des monastères. Pour compenser les mérites qu’elle aurait tirés de l’obéissance, elle se fera une loi de se soumettre en tout au confesseur qui la dirigera pendant son existence.

C’est ainsi que vit Jeanne Le Ber pendant dix ans. La réclusion à laquelle elle s’est condamnée n’est pas complète. Qui le désire peut la voir à la maison quand elle passe, dans la rue quand elle se rend à la messe, de même que dans l’église. En second lieu, la maison paternelle repose-t-elle dans la tranquillité ? La guerre a recommencé. Jacques Le Ber et Charles Le Moyne prennent part à l’expédition du marquis de Denonville contre les Tsonnontouans. De même que le sieur de Sainte-Hélène qui revient avec la jambe brisée par une balle. Voici le massacre de Lachine aux portes de Montréal. Cette fois, c’est le sieur de Longueuil qui frôlera la mort de près et aura le bras brisé. La coalition des Anglais et des Iroquois présente les pires dangers. Frontenac leur oppose la brutalité de la résistance et de l’attaque. Les aiglons, les frères de Jeanne, ses cousins de l’autre bout du logis, guerroient rudement et commencent à tomber. C’est Sainte-Hélène qui est blessé à l’attaque de Québec et meurt faute de s’être soigné à temps. L’aîné, Charles, reçoit une autre balle mais s’en tire. Un soir, on rapportera sur une civière le puîné de la recluse, Jean-Vincent Le Ber du Chesne. Il n’est âgé que de vingt-cinq ans. Au cours de l’un des plus célèbres engagements, un coup de mousquet le couche sur le sol. Mourant, il reçoit l’Extrême-Onction. Il succombe. Marguerite Bourgeoys et l’une de ses compagnes ensevelissent le corps. Le lendemain, la famille Le Ber, Jeanne comprise, assiste à la rédaction d’un acte notarié ; elle fait alors un don substantiel à l’hospice des Frères Charron, une ferme à la Pointe Saint-Charles qui comprend une maison de pierre. Et ce sont les cousins Lemoyne : en 1691 également, voici la mort de Bienville au cours d’un combat contre les Iroquois. Louis, sieur de Châteauguay, sera tué à l’attaque du fort Nelson. Né quelques mois avant Jeanne, le héros légendaire, D’Iberville, risque continuellement sa vie. Jacques Le Ber est ému par ces décès répétés. Il lui faut prier et faire prier pour les âmes du purgatoire. Jeanne Le Ber se mettra à réciter régulièrement l’Office des morts. D’ailleurs le père déjà avancé en âge est toujours combatif. Il prend part, l’hiver, à l’une des expéditions les plus hardies, mais aussi de l’une des plus risquées de l’année 1693, contre la tribu des Agniers ; déchirée par des divisions entre Iroquois et Français, la troupe ne réussit à s’échapper que par des mouvements rapides et revient à Montréal affamée à mort. Et que d’incidents ne faudrait-il pas mentionner ? Le jeune Indien que l’on donne pour remplacer le fils défunt et qui succombera au cours de ce raid après avoir été domestique et s’être converti. L’adolescente puritaine Lydia Longley que les Abénaquis ont capturée dans la mise à sac d’un village de la Nouvelle-Angleterre et qu’ils ramènent à Montréal demi-morte. Jacques Le Ber la leur rachète. Il la traite avec bonté, tout comme si elle était sa fille. Elle se rétablit dans la maison, apprend peu à peu le français, la religion catholique, se convertit, entre à la Congrégation, deviendra la première moniale originaire des États-Unis.

De 1687 à 1695, en particulier, la maison des aiglons et de la colombe vibre sous la répétition des heurts de l’une des guerres les plus meurtrières de l’Amérique. Ceux qui l’habitent, les femmes exceptées, sont impliqués dans de continuelles échauffourées. Comment ne pas imaginer que la nombreuse parenté, les amis n’accourent et ne troublent le silence ? Le jeune frère, Pierre, entreprend à l’exemple de Jeanne, une vie de dévouement aux pauvres et d’œuvres religieuses. On dirait que le père se lasse d’amasser des richesses ; il commence à donner largement aux institutions et laisse ses enfants en faire le même usage. Tout comme durant la période écoulée de 1660 à 1667, celle qui va de 1688 à 1695, en semant la mort partout, fouette le catholicisme de la colonie et le rend plus intense et plus pur.

Dans quelle mesure exacte la recluse conserve-t-elle son silence, son recueillement et sa paix ? Son père la voyait très rarement ; il la tint probablement au courant des deuils, de ses actes militaires, du sort de ses cousins, de la gravité des périls que courait la Nouvelle-France ; pendant trois ans au moins, la balance oscilla d’un côté, de l’autre, incertaine. Quelques-uns des meilleurs guerriers sont les parents et les compagnons d’enfance de la recluse.

Jeanne, cependant, continue sa réclusion, observe sa réclusion. Elle obéit à son directeur dont la paroisse elle-même subit les assauts de l’ennemi et perd un bon nombre de ses paroissiens. Mais jouit-elle de la paix de l’âme ? Les bruits qui enveloppent le reclusoir ne lui imposent-ils pas des alarmes, des distractions ? Ne vit-elle pas dans l’angoisse ? Ses prières ne suivent-elles pas, enfiévrées, les combattants, au loin ?