Texte établi par Fides (p. 23-28).

Rayon de soleil à l’Hôtel-Dieu

En 1665-66-67, le Roi de France s’occupe enfin à défendre avec efficacité la Nouvelle-France et ainsi Ville-Marie. Une dernière fois, les colons expérimentés de Montréal risquent leur vie dans des expéditions militaires. Avec la paix, chacun peut retourner à ses besognes normales au milieu de l’afflux d’une nouvelle population de soldats, de fonctionnaires, et de cultivateurs.

On suppose, bien qu’aucun document ne le prouve, qu’à partir de l’année 1667 ou 1668, la fillette, Jeanne, fut l’une des élèves de Marguerite Bourgeoys et de ses compagnes, soit dans la première école, soit dans le couvent de pierre. En 1670, à huit ans, elle saura très bien signer son nom. On le découvre dans les registres de l’état civil, très net, et ayant acquis sa forme définitive. Elle se serait ainsi mêlée à tous les enfants de son âge, la première génération de Ville-Marie qui se signalera par ses œuvres, où Marguerite Bourgeoys puisera largement. Son amitié pour Marie Charly remonterait à ce temps. Toutefois, il ne faut pas écarter la possibilité qu’elle ait reçu cette première instruction au foyer domestique, bien qu’elle soit mince.

Sa famille n’avait pas encore atteint la richesse et la prééminence. Son père toutefois était inlassable et adroit ; on l’entrevoit continuellement, même durant cette première période, obtenant des concessions de terre, conduisant son commerce, se distinguant dans divers domaines. Il pose les assises d’une grande fortune. Les Sulpiciens le complimenteront plus tard sur « la manière aisée et commode avec laquelle il a fait son commerce » ; ils diront de lui qu’il est « l’un des plus riches et des plus honnêtes marchands ». Il avait la réputation d’être un « fervent chrétien » ; on parlera de sa « probité », de la « bonté de son cœur ». Son catholicisme porte la marque du temps : il dénonce l’un de ses domestiques qui s’obstine à blasphémer et le fait emprisonner, agissant ainsi en conformité des ordonnances du Roi. Son courage et sa valeur militaire, son civisme, il les manifestera jusque dans son vieil âge.

Tout cet avenir n’est en ce moment qu’embryonnaire. Nous avons moins de renseignements sur la mère, Jeanne Le Moyne. On sait que jusqu’à sa mort, elle ne cessera guère d’être la marraine de nombreux enfants de colons. Tout comme Jeanne Mance, Catherine Primot, sa belle-sœur, Catherine Le Gardeur. Pour cette raison, on l’a imaginée souriante, avenante, d’un commerce agréable. Le premier historien de l’enfant dira qu’elle « fut en son tems un modèle de toutes sortes de vertus, dune pyété et dune modestie Exemplaires… ». Elle fut « également habile, appliquée et heureuse à léducation de ses enfans ». Il reviendra à la charge en affirmant qu’elle fut bonne éducatrice. Surtout, elle semble marquée par la période terrible qu’elle a vécue, jeune femme. Mais le personnage dominant dans le ménage est sûrement Jacques Le Ber.

Nous avons des croquis charmants de la petite Jeanne. De leurs fenêtres de l’hôpital, les Hospitalières et Jeanne Mance, la marraine, pouvaient apercevoir souvent, de l’autre côté de la rue, la mince fillette brune courir parmi la bande des durs gars, ses frères et ses cousins de l’autre bout de la maison. Sa grâce et sa spontanéité les ravissent ; elles l’attirent ; des relations suivies s’établissent entre les deux maisons.

« Lorsqu’Elle n’avoit que cinq à six ans il se passoit peu de jours qu’elle ne vint chez les Hospitalières, où elle se plaisoit beaucoup, surtout dans la récréation où elle étoit fort gaye, y faisant des questions sur les mistères de nôtre seigneur particulièrement de sa ste Enfance qu’elle paroissoit aimer et estimer plus que son aage me permetoit ».

Toutes vivaient pour la Nouvelle-France une espèce de légende dorée. La fillette que n’alourdit pas encore une haute destinée enchante les dernières années de la fondatrice de l’Hôtel-Dieu et des premières Hospitalières de Saint-Joseph dont on racontera sans fin la pauvreté indicible. Elle rencontre sans doute, au foyer, Marguerite Bourgeoys qui, dans l’indigence, organisait ses premières écoles et marchait vers les autels. Jeanne joue avec les futurs chefs de guerre et hommes d’état.

Voici Judith Moreau de Brésolles, la première supérieure de l’Hôtel-Dieu, que l’on représente toujours sur un palefroi, suivie d’un serviteur monté, aux portes d’une ville ceinturée de remparts et de tours ; au galop, les cheveux au vent, elle échappe à des parents qui s’opposent à l’appel de Dieu dans son âme. Elle est aujourd’hui la grande pharmacienne de Ville-Marie. À côté d’elle, Marie Maillet, « une fille de maison », qui reçoit du Sauveur « des Caresses toutes particulières ». Puis Catherine Macé qui sera la grande amie de Jeanne, pendant son enfance, son adolescence et son âge mûr. Ces deux-là se découvrent, dès le premier jour, unies par une amitié aussi imprévue que durable. Elles auront des entretiens sans fin. Pourtant, ma sœur Macé, fille d’un riche armateur, vient d’atteindre la cinquantaine, quand la fillette bavarde autour d’elle. Sœur Morin, dont la subtile ironie se joue au coin des phrases, s’amuse de bon cœur lorsqu’elle parle de sa compagne.

Dans cet Hôtel-Dieu, elle cherchait à « se procurer l’advantage di estre la dernière de toutes ». Si on l’élisait supérieure, comme la chose arriva à maintes reprises, elle tombait « dans une afflixion à faire pitié et tirer les larmes ». L’instant d’après, elle usait de son poste pour se confier à elle-même les offices de « lingère, dépancière, cuisinière et de la Basse Cour » ; c’est-à-dire le soin diligent des vaches et des porcs que les sœurs devaient entretenir pour subsister. Durant les années 1660-66, quand les partis iroquois assaillaient la place, « toutes les fois que sonnet le toquesin, …ma sr Maillet tombet deslors en feblesse dans lexcès de la peur, et ma sœur Macé demeuroit sans paroles et dans un estat à faire pitié, tout le temps que duret lalarmes, allans se cacher lune et lautre dans un coin du jubé, devant le tres St Sacrement pour se préparer ala mort, ou dans leur cellule ».

Quant à l’intrépide Judith Moreau de Brésolles, elle continuait à vaquer à ses occupations du moment. Et sœur Morin qui était venue à Ville-Marie, dans l’espérance du martyre, à treize ans et demi, montait au clocher pour suivre les péripéties du combat dans les campagnes. Toutefois, ma sœur Macé était très avancée dans les voies du renoncement, de la sainteté et elle faisait une supérieure hors pair. Si elle monopolisait les besognes ingrates, pour alléger le sort de ses compagnes, elle les conduisait avec humilité et un doigté à nul autre comparable. C’est par ces dons particuliers qu’elle exerça une réelle influence sur Jeanne Le Ber.

Ces religieuses qui accueillent la fillette, terminent l’esquisse de son caractère. D’abord, elles rappellent des paroles de leur fondatrice :

« Mademoiselle Mance a Dit plusieurs fois qu’elle étoit surprise du raisonnement Et des Réflexions quelle lui faisoit aparaître ». Jeanne lui confiait : « O que nous sommes Méchants dene pas faire sa volonté » ; ou « Comment nous pardonnera til tant de fautes ». Jeanne Le Ber était « gaye » ; elle avait un « enjoüement naturel » ; son « tempérament » est « plain de vivacité ; elle montre une « humeur enjouée » ; elle a un « bon naturel ». Fort vive, elle sait se mettre en colère.

Trait amusant, elle est douée d’une volubilité sans frein : elle s’exprime avec facilité ; son élocution a de l’abondance et de la netteté. Surtout de la rapidité. Un peu plus, elle serait une petite pie. Les mots ne coulent jamais assez vite de sa bouche tant elle a de sentiments et d’idées à énoncer. Cette loquacité, comparable à un torrent, les Ursulines et ses historiens la mentionneront. Jeanne ne la perdra pas dans ses entretiens avec son directeur de conscience. On nous la peindra bien, dans des scènes amusantes, si bien racontées, qu’elles feront tableau. Sous cet aspect, elle demeurera toute sa vie, la fillette pétulante, primesautière, intense, dont les reparties enchantaient Jeanne Mance et les Hospitalières, ses voisines, lorsqu’elle leur parlait de la Passion.

Par contre, nous ignorons si, durant les premières années d’école, elle sut capter l’attention de Marguerite Bourgeoys et de ses premières compagnes. Il faut noter que dès le début, la fondation des Filles Séculières passe par une période de difficultés. L’une des premières novices se retire après deux ans, une autre entre chez les Ursulines mais revient après quelques mois. Un couvent de pierre s’entreprend, mais à contre-cœur pour la Fondatrice et l’on abandonne l’étable qui avait servi d’école. Marguerite passe deux années en France pour obtenir du Roi des Lettres patentes et recruter un second personnel. Quand elle revient, son œuvre menace ruine. C’est alors qu’elle réorganise son enseignement de façon stable et lui donne les structures de l’époque. Durant ce temps, Jeanne passe de cinq à douze ans. Au moment même où elle pourrait profiter de toutes ces améliorations, elle part pour Québec où elle fera un séjour de trois années entrecoupé de vacances. Toutefois, dans un milieu aussi restreint que la Ville-Marie de cette époque, on peut affirmer que les familles Le Moyne et Le Ber connaissaient très bien Marguerite Bourgeoys et les maîtresses de la Congrégation.