XXIII

En sortant du lieu de plaisir, où nous avions été pour rigoler, Lucien, honteux, me dit :

— Sommes-nous bêtes, tout de même !… Et qu’est-ce que nous avons été fiche là ?… Je te le demande… Tantôt, j’étais gai, heureux d’être revenu, de te revoir… je ne sais pas, d’être ailleurs… Et voilà que maintenant je suis plus triste qu’un mort !… Sans compter que demain, je ne pourrai pas travailler, que j’aurai encore le cerveau tout encrassé de cette ordure !… C’est ça le plaisir !…

Il cracha sur le sol, et reprit :

— Dire qu’il y a des gens qui ne pensent qu’à ça, qui ne font que ça !… Des gens pour qui, toute la vie, c’est cette minute de félicité trompeuse et ridicule !… Des poètes qui prennent cette croupe fétide pour l’étoile magique !… Dire qu’on ne travaille, qu’on ne vole, qu’on ne tue, que pour ça !… Sais-tu pourquoi je n’ai jamais eu d’ami, d’autre ami que toi ?… C’est parce que tous les jeunes gens que j’aurais pu aimer m’accablaient du récit de leurs prouesses érotiques !… Mais, nom d’un chien ! il y a autre chose, pourtant, que de vautrer sa chair sur la chair d’une femelle impure et pâmée !…

Et il semblait prendre à témoin la nuit, le ciel scintillant, le mystère des ombres dans l’intervalle des clartés qui frissonnaient, qui battaient sur les maisons comme de minces écharpes soulevées par une brise légère.

— Car enfin, as-tu rigolé, toi, voyons !… As-tu senti dans tes reins la secousse merveilleuse qui vous ouvre la porte du paradis ?… Quelle blague ! Quelle sale blague !… Et, pourtant, c’est amusant, ces maisons-là… On ne devrait y venir qu’en peintre, et non en imbécile rigoleur !… Ce qui gâte l’étrangeté puissante, la splendeur macabre de ce spectacle, c’est l’acte idiot, auquel on se croit obligé de sacrifier !… Ce bariolage de tons, ces fouillis de la misère crue, ces lambeaux de chair et de transparentes étoffes qui se répercutent dans les glaces !… Et ce qu’on entrevoit par les portes ouvertes, dans le rouge sombre des escaliers, un torse nu qui passe, une cuisse mate, dans un mouvement de fuite, coupé par la ligne d’une portière, des ébouriffements de chevelures rouges, et l’apparition de ces visages plâtreux, maquillés comme les morts d’Égypte !… Et rendre la tristesse, l’épouvantable et rutilante tristesse de cet encan !… l’angoisse qui vous prend à la vue de cette viande parée, lavée, décorée de fleurs fausses, comme à l’étal d’une boucherie !… C’est beau, oui, c’est beau !… Mais tout de même, j’aime mieux les fleurs, les brumes sur les coteaux, tout ce rêve de pureté, d’atmosphère colorée et limpide, qui voile d’émerveillantes fééries l’âpre réalité de la vie… Voyons, toi, est-ce que ça t’amuse, les femmes ?… Est-ce que tu vas, comme les autres, te noyer dans les fleurs blanches de l’amour ? Pourquoi ne dis-tu rien ?

Il me secouait fortement par les épaules.

Je répondis par un rire évasif, et Lucien n’insista plus. Déjà sa pensée allait vers d’autres objets.

— Tu verras mon pic, me dit-il, soudainement, et sans transition… Car je pense que tu vas venir avec moi… Et puisque je te le donne, ce pic, par testament, il faut bien que tu le visites… Tous les deux nous serons très heureux, ça c’est sûr… Ce qui me désorientait un peu, c’était d’être seul, c’était de ne pouvoir jamais parler à personne… J’ai besoin de crier mes idées ; sans cela le travail m’est une intolérable souffrance. Il faut que je me vide de tout ce qui m’oppresse, sans quoi, c’est curieux, ma main tremble, et je ne suis pas fichu de tenir un pinceau… Et comme tu l’aimeras ce pic ; c’est plein de fleurs admirables ; des épilobes avec leurs lampes flexibles, des doronicums, des inulas, et sur les murs, les vieux murs croulants, des retombées, des cascades, des cataractes de joubarbe. Nous emporterons de la graine de soleil, et nous la sèmerons tout le long du terrain… Vois-tu cela, ces grandes fleurs effarées en plein dans le ciel ?… Et puis, tu me donneras peut-être un conseil pour mon tableau !… Tu te rappelles, je t’ai parlé d’un chien qui aboie toujours, d’un chien qu’on ne voit pas, et dont la voix monte dans le ciel, comme la voix même de la terre ?… Voilà ce que je veux faire !… Un grand ciel… Et l’aboi de ce chien !…

Je fus un peu stupéfait.

— Mais tu es fou, Lucien ! m’écriai-je… Tu veux peindre l’aboi d’un chien ?…

— Oui ! oui !… Ça se peut !… tout se peut !… Il faut trouver, voilà tout !… Ainsi, tiens, par exemple, une spirale qui monte… Enfin, je ne sais pas… ou bien un nuage qui serait plus bas que les autres, et qui aurait l’aspect d’un chien, d’une gueule de chien ! comprends-moi… Ce que je voudrais, ce serait rendre, rien que par de la lumière, rien que par des formes aériennes, flottantes, où l’on sentirait l’infini, l’espace sans limite, l’abîme céleste, ce serait rendre tout ce qui gémit, tout ce qui se plaint, tout ce qui souffre sur la terre… de l’invisible dans de l’impalpable…

— Lucien ! Lucien ! je t’en prie, ne parle pas comme ça, tu me fais peur…

J’étais atterré… Dans la pénombre où nous marchions, il me semblait voir d’étranges, d’insoutenables lueurs grimacer dans les yeux et sur les lèvres de Lucien, qui me dit, d’un ton sourd :

— Mon petit, quand tu auras regardé ce qui passe dans le ciel, eh bien ! tu m’en diras des nouvelles… Tu n’as rien vu encore… Tu n’as rien compris…

Nous rentrâmes chez nous. Je n’avais pas envie de dormir, et après avoir fureté quelque temps, dans ses cartons, Lucien me demanda :

— As-tu travaillé au moins ?… Lis-moi quelque chose.

Il ne me laissa de répit que je ne lui eusse lu quelques pages d’une nouvelle cent fois commencée, et abandonnée.

Ce fut lui qui m’interrompit dans ma lecture…

— C’est bien ! c’est bien ! me dit-il… Je ne connais rien à la littérature… Mais j’ai, là-dessus, des idées comme tout le monde… Veux-tu que je te dise ?… Ça ne vaut rien… C’est trop clair…Tu es pour l’École de deux et deux font quatre !…

Quoique mon sentiment fût que ces lignes, écrites avec tant de peine, manquassent absolument de qualités, je me sentis piqué de me l’entendre dire aussi brutalement.

— Eh bien ! quoi ! fit Lucien ! De l’orgueil !… C’est complet ! Ah ! pauvre petit imbécile ! Mais imprègne-toi de ceci, que l’art n’est pas fait pour établir que 2 et 2 font 4… L’art n’est fait que pour aller chercher la beauté cachée sous les choses… À quoi bon écrire ce que tout le monde sait !… Le premier huissier et le premier vaudevilliste venus seront, sous ce rapport, toujours plus forts que toi !… Sois obscur, nom d’un chien ! L’obscurité est la parure suprême de l’art… C’est sa dignité aussi !… Il n’y a que les mufles et les professeurs qui écrivent clairement ! C’est qu’ils n’ont jamais senti que tout est mystère, et que le mystère ne s’exprime pas comme un calembour ou comme un contrat de mariage… Est-ce que la nature est claire ?… Il est temps que tu viennes sur mon pic et que tu interroges le ciel !… C’est là qu’est la vérité et la beauté…

Et, se levant, il ajouta :

— J’en ai assez de Paris… nous partirons demain.