XXII

Les lettres de Lucien se succédaient d’abord ravies, ensuite désolées. Chaque matin, elles m’apportaient l’écho de son âme. Je suivais, par ces lettres, mieux peut-être que par nos anciennes conversations, le progrès du mal qui l’envahissait. Cette solitude où il avait cru pouvoir se ressaisir, où il cherchait le calme nécessaire aux mystérieuses créations, lui était davantage funeste et mortelle. Il s’égarait dans le désert de ce silence, plus encore que dans les bruits de Paris, qu’il avait fuis ; il n’avait point l’âme assez forte, pour porter le poids de ce ciel immense et lourd, où nulle route n’est tracée. Et déjà, s’annonçait, en signes douloureux, la folie dans laquelle devait sombrer, plus tard, l’ardente et incomplète intelligence de mon pauvre ami.

J’ai là, sur ma table, ces lettres, que je ne puis relire sans larmes, et sans qu’un terrible frisson me secoue de la tête aux pieds. Elles semblent avoir été écrites par un damné. De la première à la dernière ligne, elles disent le plus affreux tourment d’art, dont ait pu souffrir un homme, sur la terre. J’ai beaucoup réfléchi à ces choses, et je ne puis m’empêcher de penser que cette souffrance est juste et méritée. Il n’est pas bon que l’homme s’écarte trop de la vie, car la vie se venge.

« Figure-toi, m’écrivait-il, que ce matin, j’ai fait une découverte importante. En passant mon pantalon, j’ai découvert que l’envers de l’étoffe était bien plus beau que l’endroit. Il en est ainsi pour tout, non seulement dans le domaine matériel, mais surtout dans le domaine moral. Pénètre-toi bien de ce fait. Il ne faut espérer connaître la vérité et la beauté, que par l’envers des choses. Aussi l’envers de la vie, c’est la mort. Je voudrais mourir, pour connaître enfin la vérité et la beauté de la vie ! »

Et le lendemain, il m’écrivait encore :

« Décidément, je me suis trompé. J’ai eu souvent l’orgueil de croire que j’étais, que je pouvais devenir un artiste. J’étais fou. Je ne suis rien, rien qu’un inutile semeur de graines mortes. Rien ne germe, rien jamais ne germera des semences que je suis las, las et dégoûté d’avoir jetées dans le vent, comme le triste et infécond Onan. On dirait qu’il suffise que ma main les touche, ces semences d’art et de vie, pour en pourrir le germe ! Oh ! ce sentiment de l’impuissance, ce pouvoir maudit de la mort ! Il me poursuit presque dans mon sommeil ! Toutes les nuits, je rêve cet étrange et torturant cauchemar. Je suis un jardinier, et je plante des lys. À mesure que j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu ; tous mes rêves ont le même caractère de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! Je me réveille haletant, le corps baigné de sueur, et je me lève, pour ne plus dormir cet affreux sommeil, pour ne plus rêver ce rêve atroce, où s’opère si fortement ma déchéance !

« Mais si je ne suis pas un artiste, que suis-je ? Et quoi faire ? En vérité, je ne sais pas. Je ne suis bon pour aucune besogne, et la malédiction de la nature est sur moi. Rouler des herses, porter des fardeaux ! Mes reins sont trop faibles. Instruire les hommes, leur prêcher la beauté ? Mais les hommes ne comprennent rien. Ils sont trop vieux. Parler aux enfants ?… aux petits enfants, dont le crâne n’est pas encore durci par la vie, dont le cerveau n’est pas encore ossifié par l’éducation ?… Hélas ! quand je me trouve en présence d’un enfant, je ne sais plus que dire. Il me semble que les enfants en savent plus long que moi, sur toutes choses. Souvent, ici, passe un très vieux pauvre, qui mendie, un très vieux pauvre, à peu près aveugle, conduit par sa petite fille, qui est muette ! Et c’est effrayant d’infini, le regard de cette muette ! On dirait que ce regard a tout vu, tout connu. Il est vaste comme un ciel et profond comme un abîme. Il va des plus épaisses ténèbres aux lumières les plus resplendissantes. Devant ce regard qui n’a jamais rien entendu de ce que disent les hommes, devant cette bouche close, cette bouche de fleur vierge, qu’aucune parole humaine n’a souillée, je me sens tout petit, tout humble, tout bête, tremblant comme un chien devant son maître !

« Je les ai gardés, quelques jours, ce vieil aveugle et cette petite muette… J’ai barbouillé plus de dix toiles… Je voulais exprimer, comprends-tu, rendre sensible, par une combinaison de lignes et de formes, tout ce que peut voir un aveugle, tout ce que peut dire une muette… Eh bien, rien !… Il n’est rien sorti de là !… ma main s’est refusée à peindre ce que je ressentais, ce que je comprenais d’intérieur, toute l’émotion dont mon âme était pleine devant ce regard firmamental, et devant cette bouche d’astralité… Comprends-tu ?… Ah ! si j’avais eu un couperet, je te jure que je me serais coupé la main, et j’aurais eu une joie diabolique, à la clouer, cette main imbécile à la porte de mon atelier, comme un objet de dérision !… »

Et voici la dernière lettre que je reçus de Lucien :

« Je t’annonce, cher petit, que d’ici trois jours, je serai de retour à Paris. J’ai besoin d’y venir chercher quelques meubles qui me manquent. J’ai surtout besoin de parler avec toi, avec d’autres, avec tout le monde. Ici, seul, j’étouffe. C’est trop beau pour moi, c’est trop grand… Je me perds dans le ciel comme dans une forêt vierge. Il se passe dans le ciel trop de choses qu’on ne comprend pas… il y a trop de fleurs, trop de plaines, trop de forêts, trop de mers terribles… Et tout cela se confond. Les forêts flottent comme des mers ; les mers s’échevèlent comme des forêts, et les fleurs m’endorment de leurs poisons. Il se dégage de là, vois-tu, une grande folie, et une grande terreur. J’aurais besoin d’avoir quelqu’un près de moi, avec qui je pourrais comprendre cette formidable beauté, avec qui je pourrais en jouir. Et je n’ai personne en qui déverser le trop plein de ce qui bouillonne en moi. Nous retournerons ensemble, sur mon pic, si tu veux, et si rien de nouveau ne t’attache à Paris, comme je le pense. Tu dois y être bien seul aussi. »

En effet, trois jours après cette lettre, Lucien était de retour à Paris. Il m’embrassa avec effusion.

— Oh ! cher Petit, ne cessait-il de me dire, comme ça me fait plaisir de te revoir…

Il était changé, pâli, amaigri. Ses cheveux longs, sa barbe inculte, rendaient encore l’aspect de son visage plus délabré. Et dans ses yeux brillait une lueur de fièvre.

— Est-ce que tu es malade ? demandai-je, inquiet.

— Malade ?… Et pourquoi ?… Non, je ne suis pas malade… Je suis fatigué… Là-bas, je ne dormais plus… Mais ici, je vais bien dormir…

Il passa l’inspection de son atelier, regarda quelques études anciennes, non sans plaisir.

— Tiens ! mais c’est pas trop mal, ça !…

Et brusquement :

— Tu sais… On ne sait pas ce qui peut arriver… J’ai fait mon testament… Je te donne mon pic… Allons dîner… Et puis, ma foi !… après… nous irons voir des femmes… Allons ! viens !… Il faut rigoler un peu, ce soir !