XIX

Cet enthousiasme dura plusieurs jours. Pendant cette période d’exaltation, je ne songeais pas, un instant, à en tirer des artifices littéraires, ni à rechercher « le caractère artiste » des sensations nouvelles et violentes que j’éprouvais en mon âme. J’en jouissais inintellectuellement et complètement, comme le bœuf jouit de l’herbe vernale où il enfouit ses fanons. L’image de Lucien, elle-même, s’abolissait ; et les toiles de l’atelier, si désespérantes, se recouvraient d’un voile d’espoir.

Dans le cénacle du petit café, j’avais entendu les jeunes poètes célébrer l’amour des grandes courtisanes et des princesses. On n’y parlait que d’étoffes d’or, de plis de brocart, et de chrysoprases, on n’y évoquait que des figures altières et voluptueuses irradiant, sur les décors royaux et les fonds de vitrail, leur chair glorieuse. Pour eux l’amour n’était qu’un paysage somptueux avec des lacs, des gondoles, des armures, des donjons, des escaliers de marbre où glissent les traînes froufroutantes. Mon bonheur à moi était que celle que j’aimais fût humble et pauvre. Elle était jolie — du moins elle me semblait telle. Mais je l’aurais voulue laide, pour l’aimer davantage.

Mes journées s’écoulèrent, presque tout entières, dans cette loge sombre et mal tenue, que mon imagination surexcitée transformait en un incomparable palais. Lorsque les locataires, les visiteurs, les fournisseurs venaient interrompre nos extases, je me cachais, le cœur battant, dans l’étroite pièce voisine qui servait de cuisine. Là, sur un petit fourneau de fonte graisseuse, bouillait toujours le miroton familial ! sur une planche, dans une assiette ébréchée, saignait un morceau de rate, et des torchons noirs pendaient partout. Je ne voyais pas ces vulgaires détails, qui eussent déconcerté les jeunes poètes ; la présence de Julia anoblissait toutes ces choses d’une intimité si misérable, et cette cuisine sordide m’était plus mystérieuse qu’une chapelle. De cette chapelle, où les émanations obstinées des fritures remplaçaient l’encens, j’observais Julia répondant aux visiteurs ; et ses mèches blondes, les coquets sourires de sa bouche, l’inflexion charmante de sa taille longue, ses doigts appuyés au bouton de la porte, m’emplissaient de rêves indicibles et de surnaturel amour. Oh ! que j’ai aimé son triste corsage de taffetas déchiré, et les passementeries foncées, qui l’ornaient, et cette nuque courbée, si touchante ! malgré le trait de… comment dirais-je ?… le trait de crasse — pauvre Julia ! — qui la cernait à hauteur du col ! Elle n’était pas très soignée, non !… Mais elle était si douce, si bonne, si tendre !

Ce qui me gênait, c’est, qu’auprès d’elle, je ne savais quoi dire. Mon cœur était plein de choses inexprimables ; il n’y avait pas de mots pour décrire ce que je ressentais. Aussi, la plupart du temps, nous restions silencieux ; mais qu’il était éloquent, ce silence, servi par le muet et ardent langage de nos regards ! Ce n’est que dans l’atelier, seul, que je retrouvais la possession de moi-même, et la liberté de mes facultés déclamatoires. Je parlais à Julia absente, avec une abondance extraordinaire de phrases passionnées, je me traînais à ses genoux, j’enlaçais sa taille, et de supplications en sanglots, d’ivresses verbales en hardiesses de gestes, nous en arrivions à confondre nos baisers et à nous envoler, tous les deux, vers des paradis inconnus et merveilleux !… De ces supercheries de l’amour où je remplissais les deux rôles, je revenais toujours un peu triste et dégoûté. Il y avait, succédant à l’exaltation, un moment de dépression terrible, où l’idole m’apparaissait découronnée de son idéal, où je ressentais vivement le ridicule de ma pantomime solitaire.

— Si Lucien m’avait vu ! me disais-je alors… s’il savait que je passe mes journées dans cette loge !

Et la honte me montait au visage, en ondes rouges et brûlantes.

Mais il me suffisait de redescendre, d’apercevoir Julia, à travers les rideaux de la loge, pour reconquérir tout mon enthousiasme et repartir dans le bleu des rêves.

Nos conversations — coupées de si longs silences — roulaient presque exclusivement sur les romans que j’avais donnés à Julia. Julia me racontait toutes les péripéties de ces drames que j’ignorais. Elle mettait à ces récits une passion, un décousu, une telle abjection d’esprit, une telle vulgarité de sentimentalisme que, dans toutes les autres circonstances, cela m’eût paru d’un comique souverain, et d’un irrésistible ridicule. Je ne songeais pas à rire, à ce nouvel épisode du Roman chez la Portière. Au contraire, mon émotion était, tout naturellement, celle de Julia. Nous avions les mêmes battements de cœur, les mêmes soulèvements d’admiration, les mêmes indignations, les mêmes immenses pitiés. Je me souviens d’une comtesse adultère qui nous arracha bien des larmes.

Un après-midi, Julia me narrait languissamment une scène palpitante. Il s’agissait encore d’une comtesse et de son amant. La scène était passionnée et délicate à dire, Julia prenait des circonlocutions embarrassées… Arrivée au moment définitif, elle se pencha sur sa chaise, allongea ses mains sur sa robe et se tut, tout à coup :

— Eh bien ! Julia ?… Pourquoi ne continuez-vous pas ? demandai-je.

— Parce que… je ne peux pas dire ces choses-là… vous ne m’aimeriez plus…

— Oh ! Julia !… Je vous en prie !… continuez !… Moi, ne plus vous aimer !… c’est de la folie.

— Si !… Si !… Si !…

— Julia !… ma petite Julia !… Je vous… je t’en prie !

— Non !… Non !… Non !…

Elle avait la bouche ouverte, les lèvres frémissantes… Ses narines dilatées semblaient aspirer d’étranges parfums, et ses yeux s’emplissaient de flammes courtes et vives. Je lui pris la main, je la serrai :

— Julia ! répétai-je d’une voix profonde et grave.

Elle ne répondit pas. Mais sa main serra ma main.

— Julia ! criai-je d’une voix rauque.

Et comme sous le coup d’une brusque ivresse, tout tourna, tout chancela autour de moi. Sans que je raisonnasse mes mouvements, ma main délaissant sa main, s’égara sur sa chair en un geste violateur. Julia jeta un cri, et se défendant, et me repoussant, elle couvrit ensuite son visage de ses mains.

— Oh !… Oh !… Oh !… fit-elle.

J’étais demeuré interdit de ma hardiesse… Je détournai la tête, et mes bras retombèrent au long de mon corps, inertes. Pourtant, je balbutiai…

— Julia !… je vous ai fait de la peine…

— Oh ! oh ! oh !… fit-elle encore…

— Julia !… pardonnez-moi…

— Oh ! oh ! oh !… fit-elle toujours…

Je suppliai :

— Julia !… Julia !… Julia !… Je ne suis pas méchant !… Ne pensez plus à ça… Jamais… jamais… jamais je ne vous reparlerai de ça !… C’est fini… je vous jure que c’est fini !… Pardonnez-moi !… J’ai été fou… mais c’est fini !…

J’osai alors la regarder timidement, peureusement… Elle avait toujours son visage caché dans ses mains, sa nuque penchée, sa nuque innocente où jouaient les mèches blondes, les virginales mèches blondes, me fut comme un reproche violent de ma brutalité ! Et mon cœur connut toutes les délices, toutes les sublimes délices du repentir.

— Donnez-moi votre main, mademoiselle Julia, prononçai-je solennellement… Vous n’avez plus rien à craindre de moi…

— Est-ce bien vrai ? dit-elle.

— Je vous le jure !

— C’est si vilain, ce que vous avez fait !… Ici, chez ma mère !… Et le monde qui pouvait venir !…

Elle découvrit son visage. Ses yeux, un peu rouges n’exprimaient plus ni la honte, ni l’horreur, ni l’étonnement. Je fus même un peu déçu par l’air d’ironie qu’ils me marquèrent… Pourtant elle me donna sa main, que je tins dans la mienne, quelques secondes.

— Au revoir, Mademoiselle Julia.

— Au revoir, Monsieur…

Et je remontai à l’atelier, l’esprit vague, ne sachant plus quels sentiments étaient en moi.