XVIII

J’avais tellement l’habitude de vivre avec Lucien, d’agir et de penser par lui, que, une fois redevenu seul et privé de mon guide, il me sembla que j’étais, de nouveau, perdu dans un désert ; et Paris, sans Lucien, me fut aussi triste, aussi vide que la grande maison de là-bas, après la mort de mes parents. Malgré mon horreur de la solitude, je ne voulus point aller prendre mes repas aux endroits coutumiers, par timidité naturelle, et aussi par dégoût des plaisanteries dont s’ornait la conversation à cette table d’employés que l’émulation d’être avec un artiste incitait aux rires canailles, aux familiarités gênantes.

Pour rien au monde, non plus, je n’eusse consenti à me rendre, le soir, dans le café où Lucien m’avait conduit plusieurs fois et présenté à quelques jeunes artistes, à quelques jeunes écrivains, ses amis, qui s’y réunissaient quotidiennement. Je n’avais encore, parmi ces naissantes et intimidantes gloires, nulle amitié. N’osant pas parler, gauche de mouvements, mal initié aux questions transcendantes qui se résolvaient là, je sentais très bien que, dans ce milieu de théories combatives et de furibondes esthétiques, je n’étais qu’un intrus assez ridicule, et j’y comptais pour moins que la banquette gluante sur laquelle j’étais affalé, ou le bock vide, raflé sur la table, par un grand geste de poète, affirmateur d’idéal.

Durant l’absence de Lucien, je résolus de ne voir personne, et de ne pas sortir, hormis le soir, où l’habitude me ramenait aux endroits favoris de nos promenades nocturnes. Lucien m’avait confié les clés de son atelier. C’est là, dans cette pièce toute pleine de lui, toute grimaçante de lui, que je passai mes journées. Dans cette chambre de sa torture journalière, j’essayai de me mettre au travail, avec ardeur. Lorsque Lucien reviendrait, je voulais lui montrer quelque chose de moi. Mais le travail me fut une terrible peine, car mon esprit était vide de moi, et c’est Lucien que je retrouvais au fond des choses que je tentais de décrire, des idées que j’essayais d’exprimer, un Lucien anémié, essoufflé, impuissant. Et tel était mon détraquement cérébral, par suite de la substitution d’une autre personnalité à la mienne, que je ne pouvais plus considérer le plus banal objet avec tranquillité. Je ne pouvais voir un balai, un porte-plume, par exemple, sans m’ingénier à en faire surgir tout un monde de cauchemars, d’en tirer des analogies effarantes et surnaturelles, et sans entendre une voix intérieure, qui était la mienne et celle de Lucien étrangement confondues me crier : « C’est cela… Encore… Cherche encore plus de mystère et plus de terreur !… C’est le caractère… c’est l’art ! » À ces jeux, mon imagination s’épuisait ; mon cerveau sans cesse tendu vers d’impossibles combinaisons de formes, s’endolorissait. Et après de vaines luttes contre ces fantômes, les membres rompus, la tête engourdie, je tombais dans des prostrations, semblables à la mort. C’était en moi et autour de moi, comme un immense abîme blanchâtre, comme un grand ciel immobile, que traversaient, de temps en temps, des vols d’oiseaux chimériques, des fuites de bêtes éperdues, métamorphoses de mes pensées en déroute.

Au lieu de me retremper, de me rafraîchir dans un bain de vie, de rappeler à moi les souvenirs ingénus, les douces ironies de mon enfance, les émotions des paysages d’autrefois, simples et tranquilles, je m’enfonçais, chaque jour, chaque heure, davantage, dans cette fièvre mauvaise. La nuit venue, comme une chauve-souris, je m’arrachais à mon trou d’ombre, et j’allais le long des quais, sur les ponts, partout où Lucien et moi avions passé des heures de morne rêverie, j’allais revoir l’obscurité inquiète, chercher au tremblement des eaux noires, pailletées de lumières, les cris douloureux, les cris affolés qu’y avait jetés Lucien. Je rentrais tard, brisé, les jambes molles, la gorge serrée par une indicible angoisse, et je m’endormais d’un sommeil pénible, d’un sommeil de malade que dévore la fièvre.

Et c’est à cette époque que, pour la première fois, mon cœur s’éveilla à l’amour.

Pauvre petite Julia ! Frêle et lente, et très blonde, avec une figure pâle de fleur enfermée. Oh ! que ses mains étaient blanches et qu’il était doux, son regard, un regard de malade qui cherche à surprendre dans les autres regards le secret fatal que les lèvres ne disent pas ! Regard triste et ingénu, et pourtant coquet, et pourtant plein d’amour ! Comme je l’aimai, la première fois qu’il se posa sur moi, comme un oiseau se pose sur une branche morte !

Julia était la fille de nos concierges. Jusqu’ici elle avait travaillé chez une couturière ; mais elle était trop faible et souffrante, on ne savait de quoi. Ses parents l’avaient reprise chez eux. C’était elle qui, tout le jour, gardait la loge. La mère faisait des ménages ; le père était garçon de bureau, dans une maison de banque. Flexible et jolie, et souriante, elle répondait à tous les gens qui venaient, et tous les gens s’attardaient un peu, heureux de la regarder. On eût dit que sa seule présence eût chassé l’odeur fade de graisse dont la loge étroite était ordinairement pleine, et qu’elle y mettait un parfum de fraîche et jeune fleur. Chaque fois que je sortais ou que je rentrais, je pénétrais dans cette loge, où je la trouvais presque toujours seule, et je lui demandais s’il n’y avait pas de lettres pour moi, ou pour Lucien… Et, après sa réponse, je restais là, debout devant elle, sans plus rien dire, un peu étonné de mon audace et gêné de mon silence. Elle non plus ne disait rien. Elle se mettait à ranger de petits bibelots, de pauvres petits bibelots, sur une étagère, ou à épousseter, avec un plumeau, les cadres des chromolithographies qui ornaient les murs. Et je sentais mon cœur se fondre, en des délices inconnues, à voir sur la nuque ivoirine de Julia, frémir les mèches blondes.

— Eh bien, au revoir Mademoiselle Julia.

— Au revoir, Monsieur !

— Et s’il nous vient des lettres, ne les faites pas monter… je les prendrai…

— Bien, Monsieur.

— Allons, au revoir, Mademoiselle Julia.

— Au revoir, Monsieur !…

Et il me semblait que son sourire avait une ironie légère et charmante, et aussi une compréhension de tout ce que ma bouche ne disait pas, mais qui était dans la gaucherie de mes gestes, dans la timidité de mes yeux.

Un jour elle me dit :

— Oh ! Monsieur, je serais si heureuse si vous vouliez me prêter des livres.

Mon cœur battit avec violence. Cette phrase me fut comme un baiser… Je balbutiai :

— Je n’ai pas de livres… Mais j’en aurai, Mademoiselle Julia… Quels livres voulez-vous que je vous donne ?

J’avais repris un peu d’assurance.

— Je ne sais pas, moi… de beaux livres qui font pleurer ! dit-elle.

— Des livres d’amour, n’est-ce pas ?

Et de prononcer ce mot : amour, le rouge me monta à la figure.

Julia eut une expression de joie qui illumina tout son visage…

— Oh ! oui ! des livres d’amour !… des livres comme on m’en prêtait à l’atelier !

Un sang plus chaud coulait dans mes veines ; je sentais mes muscles plus forts et capables d’une étreinte virile.

— Je vais vous chercher des livres ! dis-je d’une voix résolue et brave.

Je partis, comme un héros qui va conquérir un monde nouveau.

Quand je revins, chargé de volumes, la mère était dans la loge, je n’osai pas y entrer et je remontai dans l’atelier de Lucien.

Ce jour-là je n’eus pas à lutter contre les fantômes. Toutes les formes étaient divines, toutes les couleurs radieuses. C’était, en moi, comme un jaillissement de fleurs magnifiques et pures, c’était, sur moi, comme une ondée de parfums…

Et je ne cessai de me répéter cette phrase de Julia, cette phrase qui m’était une révélation de l’amour.

— De beaux livres qui font pleurer !…