XIII

Je venais d’atteindre ma majorité, quand ce grand malheur que j’ai conté fondit sur moi. Cette année-là, aussi, j’avais tiré au sort ; mais la débilité de ma constitution, la faiblesse de ma poitrine firent que je fus réformé. Ma famille n’eut même pas la ressource espérée, que je devinsse soldat, ce qui eût été un débarras pour elle. Mon pauvre père disait :

— Si la malechance veut qu’il ait un mauvais numéro… eh bien, il faudra se faire une raison.

Ma pauvre mère disait :

— Ce serait presque à souhaiter… Ça le déniaiserait peut-être !…

Mon pauvre père disait encore :

— Qui sait ?… Il ferait peut-être sa carrière dans l’armée ?

Ma pauvre mère disait encore :

— Il pourrait peut-être devenir sergent !

Ces espérances furent déçues. Je me souviens de la déconvenue de ma mère, de la grimace qui plissa ses lèvres, quand, revenant du conseil de révision, mon père dit :

— On n’a pas voulu de lui !

On n’avait même pas voulu de moi pour cette vie dégradante de la caserne, pour ce torturant métier de soldat ! On ne m’avait même pas trouvé bon pour ça !… Oh ! le regard qu’ils me jetèrent !

Aussi faible d’esprit que de corps, je ne défendis pas mes intérêts dans la succession qui nous échut d’une façon si terrible et si imprévue. Je laissai mes sœurs et mes beaux-frères agir, comme ils voulurent, et je ne protestai pas contre les parts exorbitantes qu’ils s’attribuèrent.

Mes sœurs essayèrent de légitimer leur rapt, par des raisons domestiques.

— Il est juste, m’expliquèrent-elles, que nos parts dans la succession soient un peu plus fortes que la tienne, tu dois le reconnaître. C’était, d’ailleurs, dans les intentions de mon père. Tu as coûté beaucoup d’argent à nos parents… Il a fallu payer pour toi, des années et des années de collège, qui furent très lourdes, très chères, et nous valurent à nous autres des privations de toute sorte… Puis, tu es resté à la maison, jusque maintenant, sans gagner un sou, est-ce vrai ?… Dieu sait ce que l’on a dépensé pour ton entretien et ton instruction !… Bien inutilement !… Enfin !… nous ne récriminons pas… Mais tu dois comprendre, qu’au lieu d’être une charge pour tout le monde, tu aurais pu te suffire à toi-même… Regarde tous les jeunes gens du pays, qui ont ton âge… Que nous supportions les conséquences de ta paresse ou de ta bêtise, cela n’est pas juste… Nous n’avons rien coûté, nous… au contraire…, nous avons dirigé la maison, nous avons travaillé, nous avons été la source de nombreuses économies… Il est donc raisonnable que nous rattrapions tout cela, aujourd’hui…

Je ne les écoutais pas, d’abord je n’aurais pas su discuter de telles questions ; et puis ma pensée, était ailleurs. J’étais encore trop ébranlé par cet horrible drame, pour m’attacher à quoi que ce soit de terrestre. Je répondais machinalement :

— Faites ce que vous voudrez… je ne tiens à rien…

Mes sœurs étaient des femmes de précautions et d’ordre. Elles voulaient me voler, mais légalement, mais honnêtement.

Pour régulariser les choses et mettre en repos leur conscience, elles me firent signer une renonciation — antidatée — à tous mes droits sur la succession de ma mère, la plus importante des deux. J’avouais, par cet acte d’humiliation et de repentir, avoir été un mauvais fils, un dilapideur de fortune, avoir failli causer, par de sales passions et des dettes honteuses, la ruine de mes parents. Je reconnaissais l’éclatante vertu de mes sœurs, leur désintéressement, leur héroïsme dans ces circonstances douloureuses et je les suppliais d’accepter une restitution que le remords de ma vie passée et la justice me commandaient d’accomplir solennellement.

Je signai ce papier, je les signai tous. Et j’eus, à me dépouiller, une joie violente. Il me sembla que de ne pas « posséder » cela me rendrait l’âme plus légère. Au soulagement que j’éprouvai, l’amour de la propriété m’apparut comme un crime ; et je vis, plus nettement encore, ce que j’avais vu, tant de fois, durant les longs mois passés à l’étude du notaire, les hideuses déformations que ce sentiment met sur le visage des hommes, les lueurs farouches dont il emplit leurs regards.

J’aurais voulu seulement conserver quelque souvenir de mon père. Souvent mon père avait dit : « Quand je ne serai plus, ma montre en or sera pour le petit. » Mes sœurs se récrièrent. Elles prétendirent que jamais mon père n’avait proféré de pareilles paroles, que je voulais les frustrer… Elles ne me permirent pas de m’approprier la moindre babiole. Et tout fut dispersé au vent des enchères publiques. Elles vendirent tout, jusqu’aux robes de ma mère, jusqu’à des médailles bénites, et un petit scapulaire jauni, qui gardait encore l’odeur de cette chair d’où elles étaient nées.

Les affaires terminées, j’appris qu’il me revenait, à peu près, dix-huit cents francs de rente. Cela me fut indifférent. Je n’avais pas même compté sur un tel revenu. Mes sœurs auraient pu tout me prendre, que je n’aurais pas eu l’idée de protester. Je n’avais qu’un désir, c’est qu’elles partissent, que je n’entendisse plus le glapissement de leurs voix, qui m’était devenu intolérable. J’avais besoin de me recueillir, et leur présence me gênait, m’irritait, faisait s’évanouir le peu d’idées qui me restaient, à la suite de tout ce dérangement dans ma vie.

Le matin de leur départ, ma sœur aînée me dit :

— Maintenant, que vas-tu devenir ?

— Je n’en sais rien ! répondis-je…

Elle n’avait plus la voix si sèche, ni le regard si dur… Elle essaya même de me prendre la main affectueusement.

— Il faut pourtant y penser… Ton avenir m’inquiète, mon pauvre ami…

Et comme je restais silencieux, elle reprit :

— Je comprends que tu ne puisses prendre une résolution immédiate… Mais, en attendant, où vas-tu aller ?…

— Je n’en sais rien…

— Tu n’es pas raisonnable… Écoute… Voici ce que je te propose… Viens chez nous… je te logerai, je te nourrirai… tu seras bien soigné… mon mari te donnera de bons conseils… Il connaît beaucoup de gens, qui peuvent t’être utiles… Et je ne te demanderai que cent vingt-cinq francs par mois…

— Non ! Je ne veux pas aller chez toi…

— Et pourquoi ?…

— Parce que je ne veux pas !… parce que je ne veux pas !

Alors, ma sœur comprenant que ma décision était irrévocable, souleva le masque d’hypocrisie et de fausse émotion dont elle avait couvert son âme…

— À ton aise ! mon garçon !… dit-elle d’une voix coupante… seulement, tu sais… quand tu seras malheureux… il est inutile que tu viennes frapper à ma porte… Espèce de brute ! va !…

Mon autre sœur vint ensuite, et, câline, elle aussi :

— Je comprends, fit-elle, que tu n’aies pas accepté ses propositions… Mais moi, je n’ai jamais été méchante pour toi… Je t’ai toujours bien aimé, moi… Viens chez moi… Tu seras dorloté, on ne t’ennuiera jamais… tu feras ce que tu voudras… Et tu ne nous donneras que cent francs par mois…

Le dégoût me souleva le cœur…

— Allez-vous en ! criai-je… Allez-vous en !… Vous êtes laide !… laide, laide !… allez-vous en !… Ah ! que je vous déteste !…

Et lorsque je demeurai tout seul, dans la grande maison vide, vendue comme le reste, et que je devais quitter le lendemain, une grande peur me saisit :

— Que vais-je devenir ? gémis-je, en me laissant tomber sur le parquet.

Et je sanglotai toute la nuit, en répétant, tout haut :

— Que vais-je devenir ?… Que vais-je devenir ?