XII

Mon père et ma mère moururent, le même jour, emportés dans une épidémie de choléra. Ma douleur fut grande, et je ne saurais la décrire. Devant la soudaineté de cette catastrophe, j’oubliai tous les petits griefs que je croyais avoir contre mes parents, et je m’abandonnai, sans réserve, aux larmes. Jamais je n’aurais pensé que je puisse les aimer autant. Il y a des sentiments inconnus qui dorment dans le cœur de l’homme, comme un trésor d’avare dans la terre. Ils ne se réveillent qu’aux grands coups de pioche du malheur. Et de ces coups de pioche, ah ! comme mon cœur en fut labouré !

À ma douleur s’ajoutait un remords violent, et combien amer : celui de ne pas avoir soigné mes parents, comme il eût fallu, peut-être. Mais représentez-vous ma situation. Effrayée par la maladie, notre bonne avait fui la maison. Dans le pays je n’avais pu trouver une seule personne qui consentît à m’aider au chevet des malades. Et j’étais seul, tout seul, tout faible, devant cette terreur.

Le médecin ne faisait que paraître, disait : « Ça va plus mal… Ils sont perdus », me laissait une vague ordonnance, sans m’en expliquer l’emploi, puis il repartait, très vite, un peu pâle, vers d’autres maisons, où il répétait sans doute, à de pauvres petits êtres comme moi, de sa voix phéniquée, la phrase éternelle : « Ça va plus mal… Ils sont perdus ». Et moi, dans la crainte de commettre quelque erreur, je m’abstenais d’administrer d’aussi évasifs médicaments, dont je ne savais pas s’ils devaient être pris en breuvage, ou autrement.

— Petit ! criait mon père, en se tordant dans son lit… je suis glacé… Réchauffe-moi… Je meurs de froid…

— Petit !… petit !… implorait ma mère dont la figure terreuse se contractait, dans une épouvantable expression de souffrance… J’ai des bêtes qui me dévorent le ventre… J’ai des bêtes qui me courent dans les os…

— Oh !… Oh !… faisait mon père, dont les yeux, déjà, se révulsaient, sous la vision de la mort, dont la peau devenait sèche et noir…

— Ah !… Ah !… faisait ma mère…

Et sous le drap, son corps ployé en deux, se ratatinait ; ses genoux touchaient presque le menton, sa bouche remontait, tordue, jusqu’aux oreilles, et ses os craquaient.

J’allais de l’un à l’autre, sans savoir ce que je faisais, la tête perdue, ivre de vertige…

— Papa !… mon pauvre papa !… Maman !… ma pauvre maman !…

Écrasé par le sentiment si atroce de mon impuissance, je m’arrêtai soudain, et me laissai tomber sur le tapis, entre les deux lits souillés de déjections, je me bouchai les oreilles aux cris, aux appels, aux râles des deux chers moribonds, et je hurlai de longues plaintes, de longues et inutiles plaintes, comme un chien perdu dans la nuit, comme un noyé qui va disparaître dans l’eau noire d’une citerne.

Oh ! les terribles journées !… Oh ! les nuits affolantes ! Comment et pourquoi ai-je pu survivre à ces ébranlements, à cette épouvante ?…

Quand mes parents furent morts, je fus saisi d’un véritable accès de folie. Je ne voulais plus voir ces faces inertes, et décomposées, je voulais fuir, loin, très loin, aux confins du monde… mettre tout l’univers entre ces cadavres et moi… Je dégringolai les escaliers, et me trouvai dans le jardin, où longtemps, je tournai, je tournai, ainsi que fait une bête blessée à la tête… Puis, je franchis la haie, traversai des champs, entrai dans la ville, et je me mis à courir, par les rues, clamant :

— Mon père et ma mère sont morts !… Mon père et ma mère sont morts !…

Mais le mot de mort n’amenait plus de visages vivants, de figures inquiètes aux fenêtres des maisons, et sur le pas des portes. Des morts, il y en avait dans toutes les maisons. Et les gens épargnés se sauvaient des morts, se sauvaient de ceux qui avaient vu des morts, qui avaient respiré des morts. Ce mot de : mort, volait dans le silence et ne le réveillait plus ; il se cognait aux fenêtres closes, aux seuils fermés, comme sur les planches d’une bière, la désolation d’un orphelin. Et les cercueils passaient, sans cesse, dans les rues, sans prières, devant, sans cortèges, derrière. De grands feux brûlaient sur les places et dans les cours.

Je rentrai enfin à la maison…

Un prêtre était là, qui priait près des morts, dans la chambre funèbre… Je ne le connaissais pas… je ne savais pas d’où il venait… Et il me sembla que c’était Dieu lui-même, qui était venu du ciel, tant sa figure était belle. En mon absence, il avait nettoyé les lits, paré les cadavres, remis de l’ordre partout. Il me dit d’une voix très douce :

— Mon pauvre enfant ! Il ne faut pas perdre courage… Vous avez besoin de tout votre courage… je reviendrai, ce soir, puisque vous êtes si seul… et je passerai la nuit, avec vous, près d’eux…

Mais, qui donc pouvait alors, le matin, se vanter de revenir le soir, quelque part ? J’appris, le lendemain, que l’admirable prêtre, le soir où il devait revenir, près de moi, avait été fauché par le fléau.

Oh ! que Dieu existe ! que par-delà la vie mortelle fleurissent les jardins de lumière où les justes et les bons goûtent l’éternelle paix !

J’étais naturellement gauche et irrésolu. La moindre difficulté me trouvait toujours désarmé, ignorant de ce qu’il fallait faire, tremblant à l’idée de faire quelque chose. En face de cette nécessité d’agir que me commandait l’affreuse réalité, mon embarras fut extrême. Je ne pouvais me décider à prendre un parti, à accepter la plus petite responsabilité dans tout cela. Un moment, comprenant que je ne me débrouillerais pas au milieu de tous les détails des obsèques, des lettres à écrire, des mille obligations différentes et pénibles où vous met un événement de cette nature, je songeai à me tuer. Je ne voyais pas d’autre moyen de sortir d’embarras.

Et puis, qu’allais-je devenir, maintenant, si seul ? Comment vivrais-je dans cette ombre où la mort m’avait, tout d’un coup, plongé ? Bien souvent, j’avais rêvé la solitude, j’avais souhaité d’être libre de moi-même. Et voilà que cette solitude et cette liberté m’effrayaient comme une prison… Je n’avais même plus la sensation du sol, sous mes pieds… Un grand vide peuplé d’étranges et cruels fantômes m’entourait… Mieux valait mourir.

Un ami de la famille voulut bien enfin me secourir. Il se substitua à moi, avec un dévouement d’abord timide, puis bientôt admirable d’héroïsme. Durant ces horribles journées, les formalités étaient vite remplies. Rapidement, on enterrait les morts, dans de grandes fosses, à l’avance creusées, sans attendre les délais réglementaires. Seuls nous accompagnâmes les deux cercueils, à l’église, où de courtes prières furent dites, puis au cimetière, où il fallut attendre deux heures la venue des fossoyeurs. Puis, mes sœurs, mandées par dépêche, arrivèrent avec leurs maris. La maison était vide quand elles y pénétrèrent, plus pâles de peur que d’affliction. Elles crurent pourtant, par décence, devoir gémir et pleurer.

— Ah ! mon pauvre père !… fit l’une.

— Ah ! ma pauvre mère ! fit l’autre.

Mon beau-frère demanda d’un air soupçonneux :

— A-t-on mis les scellés partout ?

Et ce fut tout.

Elles ne voulurent pas revoir la chambre funèbre et me tinrent constamment éloigné d’elle…

Comment étaient-ils morts ?… Avaient-ils prononcé leurs noms ?… Elles ne me demandèrent rien ; et elles s’installèrent dans le salon pour passer la nuit sur des lits improvisés.