Journal Le Soleil (p. 144-148).

VII


Si Placide eût été expérimenté, il n’aurait certes pas accepté ce marché sans, du moins, avoir vu le rendement de la récolte qu’il allait bientôt moissonner. Il avait commis une première erreur, mais beaucoup moins grave, en acceptant un bail à des conditions quasi ruineuses. Mais l’achat de la ferme, aux conditions passées, pouvait tourner pour lui en catastrophe, si seulement il avait la malchance de manquer en tout ou en partie les quatre récoltes suivantes. Car l’acte de vente stipulait que l’acquéreur, à son défaut de faire régulièrement les paiements annuels, pourrait être forcé de remettre la terre au vendeur. C’était une clause dangereuse et dont il portait de se défier. Garçon sans méfiance, Placide Bernier se trouvait une sorte de dupe. On dirait d’ailleurs que les honnêtes gens, foncièrement honnêtes, ne se doutent jamais que la malhonnêteté peut habiter chez autrui, et il arrive le plus souvent que c’est l’honnête homme qui est la dupe.

Au reste, Placide pouvait d’autant se méfier du vendeur que celui-ci avait toutes les apparences de l’honnête homme. Sans être très loquace, M. Moore avait un air de bonhomie qui le faisait prendre pour la meilleure pâte d’homme. Sa voix était douce, presque onctueuse. Ses yeux d’un bleu pâle reflétaient, aurait-on dit, l’innocence de l’enfant. Ses lèves ne manquaient jamais de sourire lorsqu’il parlait.

Au fond, cet homme pouvait être le plus honnête de la terre. Pourtant, il avait paru tenir à ce marché, à vendre sa ferme à Placide plutôt qu’à un autre. Ce ne pouvait être, assurément, parce que ce Canadien lui paraissait un brave et honnête garçon… Alors ? C’était à cause de l’ignorance de Placide dans la culture du sol, car un vieux routier de l’Ouest Canadien n’eût pas acheté cette ferme sans l’examiner minutieusement, du moins il ne l’aurait pas acheté, ni à ce prix, ni à ces conditions. Placide, lui, avait acheté les yeux fermés, de même qu’il avait loué d’abord la ferme sans la regarder. Et l’eût-il regardée, qu’aurait-il découvert qui pût lui causer quelque embarras ou inquiétude ?

Il allait voir ce qu’il n’avait pu voir.

À la venue de la moisson, il trouva d’abord la moissonneuse fort « démembrée ». Son employé lui déclara qu’il fallait à tout prix la réparer et acheter plusieurs pièces de rechange. La machine était à peu près ruinée comme tout le reste, d’ailleurs, de la machinerie de la ferme. Pour la première fois Placide regarda attentivement l’outillage de la terre ; hormis une charrue, cet outillage était usé. Plus tard, il apprendrait que, sur les huit chevaux qu’il avait en mains, le plus jeune avait onze ans et que le plus vieux pouvait friser la vingtaine. Les bâtiments n’avaient à peu près pas de valeur et tombaient en ruine. Tout en était ainsi.

Mais Placide allait découvrir bien autre chose.

Après avoir dépensé une trentaine de dollars pour remettre la moissonneuse en état de fonctionner et après avoir coupé quelques acres de blé seulement, il s’aperçut que la terre était envahie par les mauvaises herbes. Plus tard, au battage il allait constater que la folle avoine était plus abondante qu’il ne l’avait pensé, un jour que son employé lui en avait fait la remarque.

Bah ! la folle avoine… avait fait Placide avec indifférence.

Il ignorait encore que cette graminée est une peste qu’il n’est pas facile de détruire. Et la moutarde ?… Le lin sauvage qui s’y trouvait, en quantité nuisibles, mais surtout cette sournoise « herbe à palettes » qu’on ne découvre d’ordinaire qu’après la coupe du blé. Hormis la pièce du labeur d’été, — une cinquantaine d’acres, — tout le reste était sale et demandait travail et repos. Si la sécheresse avait diminué le rendement de la récolte, il faut reconnaître que la fatigue du sol et les herbes nocives avaient, de leur côté, fait leur bonne part.

Puis, dans un an ou deux, il faudrait renouveler une bonne partie de la machinerie. Il faudrait peut-être racheter d’autres chevaux, deux ou trois déjà ne tiraient plus qu’avec inertie. La maison et les étables exigeraient des réparations assez coûteuses.

Un homme observateur, même s’il lui manque une longue expérience, peut arriver assez tôt à déchiffrer la véritable physionomie des choses et des êtres qui l’entourent. Quant à Placide Bernier, il avait déjà appris bien des choses dans la culture des grains, et il continuait de s’instruire chaque jour. C’est pourquoi finit-il par reconnaître qu’il avait payé cette ferme quatre mille dollars au moins trop cher. Si encore la terre eût été neuve…

Le mal était fait, il fallait en supporter les contrariétés et les souffrances ; il importait surtout de se tirer le mieux possible d’une mauvaise affaire.