Journal Le Soleil (p. 141-144).

VI


Le lendemain, sous un soleil radieux, la nature avait pris un tout autre aspect : elle était parée du plus beau vert. Les grains se remettaient de leurs brûlures. Les plantes du jardin avaient un air réjoui dans le voisinage des fleurs qui ouvraient leurs corolles odoriférantes. Et les feuillages sous la brise bruissaient avec une air de fête que rehaussait le ramage des oiseaux. Les poules dans la cour de l’étable caquetaient à qui mieux mieux. Bref, c’était un jour de gloire…

Seulement, il faudrait encore de la pluie : ce qui était tombé ne serait pas suffisant pour arrêter le travail malfaisant des vers. La tige du grain se trouvait trop tendre encore, ces petites vermines la coupaient avec une facilité et une avidité sans pareilles. Par bonheur le firmament se recouvrit un matin, et une pluie fine poussée par un vent glacial du Nord-Est se mit à bruiner sur le pays.

— Nous sommes sauvés, s’écria encore joyeusement Placide, pourvu que ce temps tienne seulement deux ou trois jours !

C’était aussi l’avis de l’engagé.

Ce temps-là ne dura qu’une journée. Le soir il y eut changement. Le ciel s’emplit d’étoiles et il fit si frais qu’on dut fermer portes et fenêtres : dans la nuit une forte gelée vint tuer le jardinage, pommes de terre et autres plantes moins résistantes que les oignons, carottes et navets.

Deux jours après, on pouvait même remarquer, en certaines baissières, que la gelée avait fortement attaqué la tige des blés. Quant aux avoines, elles reprenaient rapidement croissance.

Ce sont là les coutumières tracasseries du fermier de l’Ouest, et de bien d’autres pays, c’est vrai ; mais peut-être l’Ouest Canadien est-il l’unique pays où tous les maux relatifs à la pousse des grains puissent se réunir. Si, à la vérité, ils ne fondent pas tous à la fois sur telle autre localité, du moins sont-ils susceptibles de faire une apparition en tout temps de la saison d’été.

Cette année-là, heureusement, ce furent les seuls ennemis à redouter que les vers et la gelée. Le temps s’était remis au beau. Les grains avaient une nouvelle vigueur et le blé épiait.

Les pommes de terre aussi reprenaient vie, mais il ne faudrait pas compter sur leur abondance après le retard que la gelée leur avait occasionné. Hormis les tomates et concombres, tout le jardin potager avait retrouvé une vie nouvelle et il promettait le nécessaire. Mais la sécheresse aussi avait repris une vie nouvelle et non moins tenace que la première : il ne passa entre fin juin et commencement août qu’un fugitif orage. Tout de même les blés et les avoines avaient assez bonne mine. Placide Bernier, avec son manque d’expérience, s’imaginait que la récolte allait être abondante malgré tout : mais l’engagé hochait la tête avec doute et disait :

— Si vous retirez entre 15 et 18 minots à l’acre, ce sera beau. Je ne veux pas vous décourager, mais c’est ainsi.

Placide ne pouvait le croire. Pour faire un peu d’argent il avait dû tabler sur 30 minots à l’acre pour le blé.

N’importe, on verrait bien.

De temps à autre M. Moore venait faire la visite des champs. Lui aussi hochait la tête, disant :

— La récolte cette année ne sera pas bien payante, et pourvu qu’il ne survienne plus rien pour l’attaquer encore :

Disons ici que M. Moore ne s’était pas rendu en Angleterre comme il en avait manifesté l’intention ; il avait simplement passé un mois dans l’Ontario pour revenir ensuite à Tisdale. À son retour de l’Ontario il avait annoncé qu’il songeait à vendre sa terre pour s’en aller vivre le reste de ses jours dans son pays natal ;

Un jour de la fin juillet il fit part de ses projets à Placide.

— Je songe sérieusement à vendre ma ferme, dit-il, voulez-vous en devenir le propriétaire ? Je vous la céderai à un prix raisonnable et avec de bonnes facilités de paiement.

La proposition plaisait à Placide, parce qu’il aimait le pays et qu’il prenait de jour en jour l’habitude de se croire le maître de ce domaine.

Sa femme aussi aurait aimé à se voir, là, chez elle, sur sa propriété.

— Je suis bien disposé à acheter, répondit Placide, à condition que vous ne me demandiez pas un trop gros prix et pas trop de comptant, car je ne suis pas riche, sans parler de la récolte qui ne promet pas merveille.

— Dans notre métier, répliqua le fermier, il faut s’attendre à des récoltes moyennes. La terre en produit de fort bonnes, mais aussi de médiocres, et en général elle apporte de l’argent à celui qui sait la cultiver avec intelligence. Je sais une chose, toutefois : jamais, depuis les trente ans que je suis établi sur cette ferme, je n’ai perdu tout à fait ma récolte. Je peux ajouter que j’en ai eu plus de bonnes que de mauvaises, et cette ferme, avec la richesse inépuisable de son sol, promet encore la fortune à un fermier intelligent. Tenez : je vous vendrai ma ferme, roulant compris, pour 12,000 dollars et ne vous demanderai que 4,000 dollars « cash ».

— Est-ce que vous m’abandonnerez toute la récolte de cette année ?

— Si vous achetez de suite, la récolte est à vous : nous annulerons le bail que nous avons passé.

Il parut à Placide et à sa femme que l’affaire était avantageuse ; seulement, c’était l’argent qu’il fallait payer de suite qui embarrassait, Placide ne pouvait pas disposer de plus de mille dollars sur-le-champ.

— Bah ! dit le fermier, donnez-moi mille dollars de suite et un billet de 3,000 dollars que vous me paierez à l’automne après le battage.

L’affaire fut arrangée après deux jours de réflexion.

Interrogé sur les avantages de ce marché, l’employé n’avait pas osé donner son avis. Il s’était borné à dire :

— Tout dépend des récoltes que vous aurez dans l’avenir : si les récoltes sont bonnes ou simplement moyennes, vous vous en tirerez certainement avantageusement.

C’est ainsi que Placide Bernier se vit propriétaire et son maître à la veille des moissons. Mais son maître. En était-il bien sûr ? Ne venait-il pas de se mettre sur les épaules un fardeau trop lourd : une dette de onze mille dollars sur laquelle il faudrait payer trois mille à l’automne : et il resterait huit mille à payer à raison de mille dollars par année et à sept pour cent d’intérêt !…