Journal Le Soleil (p. 122-127).

III


Pendant ce temps notre train de colons poursuit sa course rapide. Il s’arrête rarement, net lorsqu’il s’arrête, comme pour reprendre haleine, c’est devant quelque petite clairière enneigée, brumeuse, au fond de laquelle s’écrasent quelques misérables cabanes de bûcherons. Mais voici Crooked River avec sa scierie à deux équipes d’hommes et qui mugit jour et nuit. Après la solitude qu’on vient de franchir c’est l’activité humaine qui reprend. Tandis que le train stationne pour refaire sa provision d’eau, en entend le grincement continu des scies, et l’on aperçoit le large étang sur lequel flottent des milliers et des milliers de billots d’épinettes. Ce qu’on regarde surtout c’est, un peu à l’écart de la scierie et en deçà, la haute fournaise, peinte en rouge, qui consume les déchets de bois apportés du moulin par un conduit muni de chaines. À voir, dans le jour gris, ce haut fourneau tantôt fumant, tantôt projetant de vives lueurs à travers son dôme treillissé on croirait découvrir un phare vigilant ; il a aussi l’aspect d’une tour crénelée qui défendrait l’approche de quelque château seigneurial. Plus loin et hors des dangers de l’incendie les yeux se posent, non sans quelque étonnement encore, sur d’innombrables et hautes piles de planches et de madriers soigneusement alignés.

C’est un tableau tout à fait nouveau pour le plus grand nombre de nos voyageurs. Leur émerveillement du jour précédent est en partie revenu, et ils espèrent qu’ils vont bientôt rentrer dans « La vie ». Mais là, c’est « la vie des bois » ; et eux, venus pour « la vie des champs », (ils n’imaginent guère que la plupart d’entre eux devront se faire bucherons avant de pouvoir se muer en cultivateurs) ce sont les chaumes dorés, les troupeaux de bestiaux et les maisons de ferme avec leurs étables qu’ils désirent revoir.

Le train repart. Il roule sur une distance de huit milles à travers bois toujours. Mais voici que les bois s’éclaircissent, s’éclipsent peu à peu. Voici encore les clôtures en treillis longeant la voie ferrée, puis les champs de chaume enneigé avec leurs clôtures en fil de fer barbelé. Ce sont les terres qui avoisinent le hameau de Tisdale. Les bois sont passés : on entre dans une contrée de culture mixte. Là, ce n’est pas la prairie immense et nue ; ce sont des morceaux de prairie environnés de bosquets de trembles et de saules. Plus tard, dans dix ans, quinze ans ou vingt ans, la contrée sera-t-elle devenue tout à fait prairie ?

N’importe ! on va encore… On traverse Star City, Melfort et Birch Hill (contrée colonisée par les Anglo-Saxons et les Scandinaves) et l’on touche enfin Prince Rupert.

On était au terme du voyage ou à peu près. De ce point, on n’aurait qu’à jeter les yeux autour de soi pour dénicher un coin de « La terre promise ».

Au Sud, à 25, 30 et 40 milles, s’échelonnaient de belles paroisses et des champs d’un fertilité inimaginable : Saint-Louis, Domrémy, Bellevue, Bonne-Madone, Duck Lake, et bien d’autres. Au Nord, le pays demeurait encore à l’état inculte, mais déjà des pionniers s’emparaient du sol. À l’Est, de fort bonnes contrées, mais déjà habitées et exploitées par des races étrangères. À l’Ouest, le pays ne faisait que de commencer « à s’ouvrir ».

Nos colons descendaient donc à Prince Albert le samedi matin, après avoir quitté Montréal le mardi soir.

L’agent colonisateur leur dit :

— Vous avez toute cette journée et celle de demain, dimanche, pour visiter la ville et vous reposer des fatigues du voyage. Lundi, nous irons voir les terres…

Sur ce, le digne homme, lui, alla voir ses amis. Mais auparavant il jugea bon d’aller frapper à la porte du Bureau des Terres. Apparemment il ne savait trop de quel côté diriger sa forte colonne. Sans doute, il y avait bien des endroits où restaient à prendre quelques homesteads parmi les colonies déjà existantes, mais il n’y avait pas place pour tout ce monde. Au surplus, on désirait se grouper et fonder une paroisse, et ce n’était pas en s’éparpillant d’un côté et de l’autre qu’on réaliserait le projet. L’agent-colonisateur avait lui-même élaboré ce projet, mais il n’entendait pas subir le caprice de ces nouveaux colons et les conduire chacun de son côté : il n’avait qu’un devoir à remplir : celui de gagner « honnêtement » son salaire en menant le troupeau quelque part… où ? en bois ou marécages et l’y laisser se débattre à son gré.

Au Bureau des Terres, un employé signala à l’agent le district de Shell River, à quelque soixante milles au Nord-Ouest de Prince Albert et à une distance respectable de la voie ferrée « Prince Albert-Big River ». Pour la majeure partie c’était encore une contrée d’exploitation forestière. N’importe, on allait voir.

Le lundi matin, on repartit en chemin de fer. Vu qu’on aurait de longues et exténuantes marches à faire par bois et marais, les femmes et enfants furent laissés dans les baraques dites « Maisons des émigrants ».

Le lundi midi, on descendait de chemin de fer à un petit hameau l’on exerçait l’industrie du « bois de chauffage ». De là, on partit pédestrement, hormis, va sans dire, l’agent-colonisateur qui avait retenu à l’avance et par télégraphe, une voiture légère. On s’en alla, comme une armée de trainards, à travers des chemins boueux ou des flaques d’eau, car le soleil avait fondu la dernière neige. On marcha vers le Sud-Est jusqu’au crépuscule, pour atteindre, enfin, Shell River. Là, le pays était si désolé et si peu prometteur que tout le troupeau s’insurgea.

— Vous êtes incontentables : s’écria l’agent-colonisateur avec colère. Je vous ai amenés dans le plus beau pays du monde, et vous n’êtes pas encore satisfaits : Eh bien ! contentez-vous comme vous voudrez, moi j’ai fait tout ce que j’avais à faire.

Et il s’en alla.

Pour un peu, le brave homme eût dit à ces pauvres gens interloqués, éperdus : « Allez au diable. »…

Ma foi, ces gens n’en étaient pas loin…

Non, ce n’était assurément pas le « pays de cocagne ».

Coteaux boisés, buttes de sable, rochers… Sans doute, il s’y trouvait, éparses, quelques bonnes terres, mais comment la petite colonie pourrait-elle tirer sa subsistance d’un sol pauvre ? Et c’était de tous côtés la solitude. Ceux-là qui possédaient de l’argent pouvaient toujours s’en tirer. Mais les autres qui n’avaient rien, pas même leurs frais de retour à Québec ou aux États-Unis, que pouvaient-ils faire ?

Ce fut le découragement, puis la débandade.

Notre ami, Placide Bernier, comme on le pense bien, était là. Il fut le premier à rebrousser chemin et à revenir à Prince-Albert. Quarante environ de ses compagnons de voyage le suivirent, oui, mais ceux-ci avaient un petit capital au moins.

Et ceux qui n’en avaient pas… ?

Ah ! c’est là qu’on put voir combien l’argent manquait et combien il eût été nécessaire. Même « Dans la terre promise », l’argent est indispensable. Et ceux-là qui trainaient après eux une famille le sentirent davantage. Ils arrivaient en un pays où tout… tout était à faire et ils ne possédaient rien pour faire quoi que ce fût ! Est-ce qu’avec rien on peut faire quelque chose ?

On se posait la question…

Toutefois il n’y avait pas de tâtonnements à faire, il importait de se tirer le mieux possible de ce mauvais pas.

Placide et ses compagnons, tuyautés par un compatriote, se dirigèrent vers Tisdale, à 90 milles à l’Est de Prince Albert, là même où ils étaient passés venant de Winnipeg et où ils avaient pu remarquer une contrée invitante. À trente-cinq milles de Tisdale et vers le Nord-Est quelques familles anglo-canadiennes de l’Ontario venaient de fonder la colonie d’Arborfield. La terre, quoique boisée, mais de jeunes trembles et jeunes saules seulement, y étaient, disait-on, d’une richesse à nulle autre pareille. Un homme actif pouvait s’y tailler un beau domaine en peu d’années.

Nos amis trouvèrent le pays de leur goût et tous se choisirent un homestead chacun.

Placide Bernier choisit le sien, lui aussi, mais il ne devait pas l’habiter tout de suite, et voici pourquoi. À Tisdale, il avait fait la connaissance d’un vieil Anglais qui désirait louer sa ferme d’une demi-section (320 acres) pour une année, afin de traverser l’Atlantique pour aller revoir après trente ans, sa vieille patrie de l’Angleterre. Placide Bernier crut trouver là une belle opportunité pour s’acclimater à l’Ouest Canadien, s’instruire de ses coutumes et de ses modes de culture tout en faisant de l’argent.

Il loua la terre.